Il y a quand même des choses que je trouve bêtes. Par exemple, l'accent marseillais, caricatural. Il y a encore chez certaines personnes les crispations que peuvent provoquer certains mots. Au hasard: "skinhead" ! Skinhead ou comment avoir mauvaise réputation en 5 secondes chrono.
" ... et peut être avez-vous oublié O mes frères... tellement les choses changent zoum par les temps qui courent
et tellement on a vite fait d'oublier,
vu aussi qu'on ne lit plus guère les journaux."
Alex [Orange Mécanique]
Si le skin peut faire peur, à juste titre, ce n'est pas toujours pour de bonnes raisons. Dans les crânes, le mot renvoie à des images de "ratonnades", de croix gammées et de foyers pour jeunes immigrés incendiés par des boeufs ivres de haine. Et une ménagère ménopausée, disons de la race de celles qui en 43 dénonçaient par lettres anonymes leurs voisins juifs ou résistants, peut très bien s'affliger haut et fort. Et "de l'ordre, avec le Pen !" peut renchérir au bistrot du coin son démocrate de mari, anciennement encarté au PC. Tout ça on le sait bien.
Fabien vient de Marseille. Il n'a pas l'accent et c'est un skin. Il prévient: "Je parle en mon nom. Chaque skin peut avoir son point de vue sur le mouvement." Cela fait déjà quelques années qu'il a adopté ce mode de vie et il ne se voit pas autrement. "Je finirai skin, dit-il. J'ai ça dans la peau. Si je ne le suis plus, je ne suis plus rien." C'est idem pour son "frère" Tom: " C'est une manière de vivre, une façon de penser. Quand tu as ça, tu ne peux plus en sortir". Il évoque la skin attitude - "Elle est particulière. On aime se faire regarder et en même temps on se fait une carapace. On devient insensible à pas mal de choses." - et je me demande un moment s'il n'est pas en train de me parler d'un ordre de chevalerie. "Non ! c'est pas un idéal; à la base t'as peut-être pas envie d'être comme ça mais ce sont les gens qui te forcent à devenir ce que tu es, à avoir une certaine haine et une façon de faire qui n'est pas celle des autres... C'est dur à expliquer."
C'est clair, son mouvement est certainement un des plus complexes de toute la contre-culture. Et s'il est mal vu, c'est aussi en partie parce qu'il cultive l'ambiguité."Etre skin, c'est un peu faire chier le monde. On aime bien ça" avoue "Marseillais". "Pour la plupart des gens, on est des rebuts. Il nous détestent. On les hait", poursuit Tom.
A ses origines, le mouvement n'est pas politisé. Il est né à la fin des années 60, dans les quartiers défavorisés de Londres, de la rencontre entre les jeunes prolétaires blancs ("Hard Mods") rejetant les délires hippies, et les immigrés jamaicains ("Rude Boys") en proie au racisme ambiant. Le reggae et le ska font partie intégrante de la culture skin. "C'est aussi un mouvement qui a avancé par la force, dit Fabien. On est des gens un peu énervés et je ne le cache pas, j'aime bien la baston. ça m'arrivait assez souvent sur Lyon de me battre avec des Boneheads. Avec les punks aussi, ça se bastonne pas mal. Pas ici mais dans d'autres villes..."
"J'aimais bien me friter mais je sors beaucoup moins qu'avant. Enfin, ça peut arriver, ça me dérange pas, mais pas ici; je dois me tenir à carreau." Raph est un ancien. Autour de lui, il en a vu tomber quelques-uns, comme des mouches. OD, suicides, bagarres, la vie ne tient qu'à un fil d'araignée. Il est papa. Alors c'est sûr, ça calme... un peu. Quand bien même on a la carapace bardée de tatouages. "Etre skin, c'est une façon d'avancer dans la vie, d'être debout. C'est comme une religion si tu veux. Sauf que Dieu c'est toi." Un dieu qui ne se braque plus avec le regard des autres. Les skins se droguent-ils ? " Chacun fait ce qu'il veut", coupe Tom. C'est comme cette histoire de lacets, des conneries." Moi j'ai des blancs, dit Fabien ... pour faire péter les docks, c'est tout. Maintenant les nazis ont des lacets noirs. Tu peux tout entendre pour les lacets blancs: la neutralité politique ou bien le White Power. Sur docks noires, ça peut représenter le damier ska, l'unité entre les noirs et les blancs. On dit que c'est les Redskins qui portent des lacets rouges, sauf que tu peux les voir aussi sur les docks des Hammerskins, des nazis."
Ce n'est qu'à partir des années 70, en même temps que déferlait la vague punk anarchiste, que le mouvement s'est crispé et a donné naissance à une branche "bonehead" ("tête d'os") influencée par les idées du National Front. Certains neusks se sont radicalisés et parmi eux d'autres encore jusqu'à devenir néonazis. Pour faire simple.
"Je n'ai jamais été raciste de ma vie", déclare Fabien. Héritier de l'esprit métissé de 69, il appartient à la mouvance S.H.A.R.P - "SkinHeads Against Racial Prejudice" - fondée en 87 par le leader d'Oppressed en opposition aux skins de l'extrême droite. Tom est aussi un Trojan skin, du nom du fameux label de musique jamaicaine ("troyen"), et quand je lui dis "Arabe" il répond: " Ma famille...". Ce n'est pas une image, c'est génétique. Avant, Tom était punk. "C'est un beau mouvement aussi, très fort", mais à Sainté au contact des anciens il se convertit et se rase la tête. "Les idées skins me plaisaient, le look, la musique aussi. J'adore le reggae, la soul, le rocksteady, la oi! Et puis, il y a chez les skins une fierté de soi."
"Fier d'être propre sur moi, précise Fabien, d'être ouvrier et d'être skin... Tu la vois quand même la différence entre un punk et moi." Et puis les fringues: Fred Perry, Lonsdale... Harrington surtout: "Harrington, méchante veste, la classe. Quand tu portes du Harrington, t'es tout de suite catalogué."
Au mauvais rayon souvent "parce que, explique Tom, depuis le choc "bonehead" les choses sont devenues vraiment compliquées. Le mouvement est parti dans pleins de choses différentes, extrémistes de gauche et de droite. Le mouvement redskin aujourd'hui est devenu très important. Beaucoup plus que les SHARP et Trojan." Fabien n'a aucune indulgence pour les Redskins: "Pour moi c'est de la merde. J'appelle ça des nazis rouges. Quand tu es skin, tu es libre et je pense que du moment où tu commences à gober une idéologie, tu perds ta liberté. Le truc, c'est que le jour où un dictateur passera au pouvoir, ta dégaine et tes idées tu pourras les oublier. Y'a rien à faire, ça colle pas ensemble. Communiste et prolo à la rigueur mais skin et communiste non. Pas d'extrême dans le mouvement... Et l'anarchie, pas pour moi non plus. j'ai un mot, c'est le Kaos. Il y a une idéologie dans le mot anarchie. Quand j'entends "Fédération anarchiste", je rigole. Anarchie c'est vaste, chacun peut avoir son idée."
Parce qu'ils sont antifascistes et qu'ils refusent de s'engager plus avant, les skins à la mode de Fab, Tom et Raph sont pris au milieu d'un tir croisé. Fachos parfois pour la racaille et les beaufs qui n'y connaissent que dalle, gauchistes pour les natios, collabos et attentistes pour les reds et les punks... Au mieux, on les classera au rayon des "skins apolitiques".
Sauf que "je peux pas me dire apolitique, explique Tom. Quelqu'un d'apolitique pour moi c'est quelqu'un qui ne pense pas. C'est pas possible. Je suis pour certaines choses, je suis contre d'autres, comme n'importe quel être humain. Sauf que dans mon mouvement, je n'ai pas d'idéologie politique à affirmer vis à vis des autres. Ne pas montrer, ça ne veut pas dire ne pas penser. L'antifascisme c'est ma seule vraie expression politique."
Il manquerait plus qu'un drapeau pour corser l'affaire. Gagné. Pas l'Union Jack bien sûr, ça emmerderait moins puisqu'on est en France, mais un drapeau bleu-blanc-rouge. Le drapeau, pour Fabien, c'est un peu rien et... tout. " C'est une identité en quelque sorte, pour dire "je viens de là ". Il y a eu des massacres en son nom mais le passé j'y suis pour rien. Y'a des jeunes d'ici qui sont fiers du drapeau de leurs parents. Mais moi j'ai le mien. C'est aussi par respect pour ma famille qui s'est battue pendant la guerre dans la Résistance. C'est pas un drapeau pour un gouvernement, c'est pour un pays." Raph lui s'en bat un peu. Il se sent bien Français à l'étranger mais surtout, il voudrait dégager de Sainté. Il peut plus la sentir cette ville froide et grise. S'il pouvait se faire une petite place au soleil...
Et Nabil ça le fait rire cette histoire de couleurs. " La France, ça ne me parle pas. Je suis pas patriote du tout. Ce sont des frontières définies par des gens pour garder un bout de terre, pour pouvoir imposer des règles à d'autres gens et leur faire croire qu'il font partie d'un groupe spécifique. J'ai pas l'impression de faire partie de ce groupe. Né à tel endroit machin, pfff... Je me sens pas plus français qu'arabe ou espagnol. C'est un mot sur une terre pour la conditionner."
Comme Yo, sa copine, il pense le monde drapé dans le noir. Ces deux-là ne sont pas des neuskis, plutôt des émules d'Hakim Bey et en attendant de retourner la ville (et le reste), ils la trashent du mieux qu'ils peuvent. Ils ne sont pourtant pas faits dans le même moule. Yo est plus nuancée quand il s'agit de parler de la France: " Quand j'étais plus jeune, j'ai été un peu faf. J'en avais marre de me faire traiter de "sale française". Mais ça n'a pas duré longtemps. Aujourd'hui, je me considère plus comme française. Les frontières, c'est une question de fric. Mais en même temps j'ai toujours trouvé aussi que l'ancien peuple français savait se révolter et mettre la pression sur son gouvernement. Je ne crache pas sur tout. Je respecte cette histoire, la Résistance etc. C'est un beau pays mais gouverné par des cons, surtout maintenant. Les Français aujourd'hui, on leur jette des miettes, ils ramassent et rentrent à la niche."
Nabil a 12 ans de zone. La zone, c'est "un semblant de liberté, dit Yo, l'impression aussi d'une certaine lucidité, en marge de la masse qui se voile la face." Celle de Sainté est un peu spéciale. Contrairement aux grandes villes, elle réunit les punks, skins, crusts, quelques métalleux... Son expérience, dans les grandes lignes courbes, l'a conduit dans pleins d'endroits: Montpellier, Belgique, Hollande, Suisse, Strasbourg, Nancy, Bordeaux... Ses jeunes années, il les a passées "dans un délire plus ou moins faf" avec des skins, sans en être vraiment. "J'étais un gamin, je me rendais bien compte de la portée des idées." Il n'a pas seize ans quand il adhère au PNFE. " Je ne me posais pas la question de savoir si c'était bien ou pas. J'ai rencontré dans le mouvement skin des gens plus politisés qui m'ont emmené au PNFE. C'est là que j'ai réalisé aussi que les skinheads fachistes, en réalité, ne sont pas des nazis. Tu rentres pas avec un crâne rasé au PNFE, il faut être bien sapé, pas de bombers, pas de jean, tu portes une parka noire, une coupe de cheveux propre... C'est beaucoup plus intelligent que ce que les gens imaginent. C'est pas le barbare qui ratonne à tout va; ça ne sert à rien, disent-ils, ça donne une mauvaise image du national-socialisme..."
Mais chez les skins, c'est le mouvement en lui-même qui lui plaisait, en quelque sorte le "folklore" qui enrobe le truc: la baston, la bière, la musique... Il se dit que ses propres idées sont plus intelligentes et il part ailleurs, emmenant avec lui en souvenir une condamnation pour "incitation à la haine raciale".
Il traîne un peu partout, va voir les gens du PC, la LCR tout ça, pour savoir si ça l'intéresserait pas plus, les fédérations anarchistes, la CNT "Vignoles", le SCALP, la CNT AIT de Toulouse, les "jeunes libertaires"... A Sainté, il participe au Kaos 42 qui prône l'action violente ("fais des recherches..."). Il ramasse trois ans d'emprisonnement après une fête de la musique partie en live. Une bagarre à coups de chaines avec des racailles, un oeil qui s'éteint. Depuis, le coupable a monté sa boite. Il brasse pas mal de fric à ce qu'il parait. Ne jamais balancer.

" Aujourd'hui, les gens disent que je suis anarchiste. Je me positionne pas dans une idée politique bien précise. Je me considère punk parce que ce mouvement se rapproche le plus de mes idées et de mon attitude. C'est un esprit de liberté. On se fout un peu de tout et en même temps, y'a pleins de choses qui nous intéressent. Y'a plein de choses qu'on trouve pas normales. On essaye de lutter avec nos petits moyens..." Lutter contre tous les racismes ("Je ne suis pas seulement anti anti-arabes, comme d'autres"), le sexisme, contre tous les enfermements, tout ce qui met un frein à la liberté. Il porte aussi un regard très critique sur l'underground local. " Il y a des actions qui sont faites à Sainté par les gens du milieu, que je trouve... débiles. Etre pacifiste, ça attire les gens c'est sûr. Après, être prêt à faire de la taule c'est pas la même chose. Je dis pas qu'il faut pas faire ce qu'ils font, c'est mieux que rien, mais bon ça ne mènera à rien. ça fait même pas chier la mairie ! C'est juste se montrer pour dire qu'on fait des choses. Il y a d'autres actions pacifistes qui pourraient être plus intelligentes..."
Il critique aussi les skins, qui s'en foutent un peu. " Skin, c'est un mouvement de classe sociale. Plein de skins me disent qu'ils sont apolitiques. Donc ils sont près à accepter n'importe quel pouvoir ? Ils veulent simplement continuer leur vie pépère, boire des bières et tout le monde est content ? Après, certains se disent apolitiques de gauche et d'autres de droite. Je les trouve quand même un peu... bizarres, dans leurs conceptions. Ils ont droit de penser ce qu'ils veulent mais je trouve dommage qu'il ne se politisent pas mieux, se politiser c'est un grand mot, pas dans un parti , mais qu'il ne s'engagent pas mieux. Il y a plein de choses à changer: l'éducation, les médias... C'est dommage de lutter seulement contre le racisme et d'oublier tout ce qu'il y a à côté, le système qui produit le racisme et toutes les inégalités..." "Pour pas mal de gens, poursuit Yo, les SHARPS sont des hypocrites. En réalité, quelles que soient leurs opinions, ils appartiennent à la même famille. Tous les punks ne sont pas mes amis non plus. Bah ! Tout ça, c'est des étiquettes..."
" On travaille pour payer notre appart miteux et se payer un peu de bouffe. Le mouvement punk est basé sur la destruction de tout modèle. Il y a une rage autodestructrice. Je veux créer, je veux bouger ", réplique Tom. Et toi, Raph, un avis sur les keupons ? " J'en pense qu'ils feraient bien de bosser. C'est tout." Merci Raph.
D'après lui, le mouvement au fil du temps va se dégrader encore plus. Il est trop vieux le mouvement pour garder sa pureté des origines. Tout va se mélanger encore. "Personne ne nous sauvera, conclut Tom. A part nos potes et notre famille. Quand on est mort, on est dans une boite, c'est tout. Moi je veux vivre. Parce que la vie c'est quand même fort. "
Les derniers des Mohicans, les neuskis ?