Tuesday, October 03, 2023
L'atelier d'Albert-Louis Chanut a longtemps habité la Tour Plein ciel de Montreynaud. Aujourd'hui, c'est à  côté de l'église arménienne que le sculpteur donne forme au métal. Des formes dit-il, qui sont autant de symboles en appelant d'autres en cascade. Il a signé de nombreuses sculptures à  Saint-Etienne. Ce portrait, à  peine une esquisse, est prétexte à  dévoiler un peu ses réalisations stéphanoises.

Son père, plus ou moins politisé, travaillait à  la SNCF. Il était peintre à  ses heures. Il a été tué pendant le bombardement de 44. Albert-Louis Chanut avait deux ans. " J'ai toujours eu sous le nez deux de ses tableaux, bien torchés, qui représentaient des travaux des champs." Lui aussi a du goût pour le dessin. " Ma mère tolérait, en souvenir de mon père, que je suive les cours libres aux Beaux-Arts. Mon beau père, tailleur, exposait mes dessins. C'était ça aussi Saint-Etienne, une école des peintres du dimanche."


Elle, voudrait surtout qu'il trouve un métier, et puisque dans son quartier, Tréfilerie, il aime à  regarder les ouvriers qui travaillent le métal, elle lui dit: "Tu aimes la ferraille et bien on va te mettre dans la mécanique." Mais le jeune homme "déraille" et joue les filles de l'air. Il fait son temps dans l'Armée, dans l'électronique. " J'ai complètement merdé", rigole-t-il.  Il n'apprend rien mais en garde quand même un bon souvenir. Il y rencontre en effet des gens cultivés qui lui permettent de réaliser des décors pour des bals d'officiers. Libéré, il retrouve sa "ville du fer". Il se rapproche de la Jeunesse et Sports pour dégotter un stage de sculpture. Un artisan de l'Ain l'accueille pendant deux étés.

" C'était bien le bois mais ça me faisait ch.... Rien à  faire, c'est le métal qui m'attirait." Il récupère des tas de ferraille, des chutes d'usine qu'un ouvrier lui apprend à  souder. " C'est fou cette espèce d'entraide très populaire. Je savais rien, j'étais autodidacte mais j'ai toujours eu quelqu'un à  Saint-Etienne, sur mon chemin, qui savait mieux que moi et qui était tout content de me dire comment il fallait faire !" Le métal, et en particulier les aciers inoxydables, dit-il, lui donnent "une certaine liberté de fonctionnement".

En 1990, il reviendra quand même au bois lors d' une exposition pour le couvent des cordeliers de Saint-Nizier-sous-Charlieu. Dans ce lieu gothique, il dispose ses "signes humains" taillés à  la tronçonneuse et suspendus pour certains. Le plus grand flottait dans le choeur. " Plus on avançait et plus on progressait,  sous entendu dans la vie et donc vers la vérité. Donc on grandit pour devenir des esprits." Toujours pour cette exposition, il réalise des "gisants" pour montrer la mort, plus ou moins apaisée. Sa première commande publique est venue de La Ricamarie. " Un architecte, Mario Ferraz, dont le père a fait la Maison de la Culture, m'a proposé de réaliser une sculpture au Montcel." Il fait une maquette que le premier adjoint apprécie. C'est "Ginette", déplacée il y a peu. Les gamins du quartier avaient participé en faisant un point de soudure à  cette forme féminine comme montée sur échasses, en équilibre sur une forme ovoà¯de baignant dans l'eau.

Ginette rappelle une autre "Fanny" - quelqu'un de ses amis les a baptisées ainsi. C'est celle de la place de Valbenoîte à  Saint-Etienne, en face de la boule de la poudrière. Elle a été réalisée au milieu des années 1980 suite à  un appel à  projets de la municipalité Dubanchet.  Elle monte beaucoup plus haut au dessus d'une fontaine. Elle domine une torsade de trois fils métalliques, posée sur un socle métallique qui rappelle la forme d'une bobine de fil, elle même posée sur un parallélépipède qui évoque un lingot d'acier. Ce sont des symboles de l'industrie et de la passementerie, qui se sont développées le long du Furan. Le personnage féminin qui domine le tout, et qui a perdu de son éclat, renvoie à  des thèmes chers à  l'artiste, qu'il réutilisera dans sa sculpture monumentale du Bicentenaire de la Révolution: la liberté et la fécondité. " L'ensemble peut suggérer un arbre de rivière, du genre saule pleureur, sur le Furan recouvert ", précise-t-il.

Chanut a réalisé aussi la sculpture qui se trouve à  l'entrée du tristement célèbre Centre de formation d'apprentis des Mouliniers. Créé par les chambres consulaires, l'établissement est aujourd'hui connu essentiellement pour ses affaires d'argent, qui s'éternisent. C'est M. Moinel, un des anciens directeurs, qui l'avait contacté. Huit grosses épines en métal coiffent un tronc en béton armé légèrement oblique mais aux arêtes bien marquées. Sur chacune est piquée une petite figure féminine. " Pourquoi huit ? Parce que c'est l'infini. J'ai voulu représenter l'infinitude des métiers."  Cet arbre, ce chardon, se trouve près du Furan, à  découvert ici.


L'eau, c'est à  dire la vie, est encore présente dans deux autres réalisations stéphanoises du sculpteur qui se revendique volontiers "païen de première" et ne cache pas son appartenance au Grand Orient.

D'une manière figurée en ce qui concerne le calvaire de Valbenoîte. Celui-ci se trouve à  quelques pas de sa "Fanny" mentionnée plus haut, derrière la très vieille et mystérieuse pyramide. Sur l'ancien cimetière des moines, c'est une croix, en acier inox bien luisant, comme de l'argent, qui domine deux personnages debout sur un socle où est représentée une coquille Saint-Jacques, animal marin, berceau de Vénus (cf Botticelli) et symbole des pèlerins (les jacquets) en route vers la Galice. " L'ensemble est dédié aux moines de  Tibhirine. La coquille rappelle que l'abbaye était une halte sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Elle porte gravés à  l'intérieur les noms des donateurs qui l'ont financé. La croix, courbe, s'inspire du crucifix de Jean-Paul II mais ouvert vers le ciel. Les personnages sont Jean et Marie."

Ce calvaire semble bien modeste en comparaison de la monumentale sculpture du Bicentenaire, haute de 7 mètres. " Le maire de l'époque, Dubanchet, me dit un jour: voilà  on va aménager la place du Bicentenaire à  Bellevue. Moi, j'aimerais qu'un artiste de Saint-Etienne s'occupe de ça. Si ça vous intéresse... Autant demander à  un aveugle s'il veut recouvrer la vue ! Thiollière, l'adjoint à  l'urbanisme, me dit de faire un projet. J'ai fais des dessins pendant un mois et j'ai présenté une maquette au maire. Je lui ai suggéré d'imposer la sculpture dans le cahier des charges du concours d'architecte."

Pour découper et installer ces trois tétraèdres comme en suspension sur un bassin débordant d'eau, il est fait appel à  une entreprise stéphanoise, la Chaudronnerie Fine de la Loire (CFL). L'ensemble n'est pas sans rappeler la pyramide de Valbenoîte, elle aussi surélevée sur son socle. " Je n'ai pas voulu traiter de face la Révolution, qui rappelle trop de barbaries. Les pyramides renvoient à  l'idée du désert qui, lorsqu'il est irrigué, devient une terre en espérance. Comme on dirait une femme en espérance, une femme qui attend un bébé."

Chaque pyramide est coiffée d'une figure féminine, charnue. Les trois ensemble rappellent bien sûr la devise républicaine, toute platonique: Liberté, Egalité, Fraternité.   " La démocratie, comme disait Churchill, est le système de gouvernement le plus mauvais, à  l'exception de tous les autres. Il permet le plus de liberté à  l'homme, donc la créativité. Et la créativité, c'est être fécond."