Friday, June 02, 2023

passeursmemoiremsc.jpgL'exposition "Passeur de Mémoires"  a été inaugurée en avril 2008 en présence du maire de Saint-Etienne et de l'historien Yves Ternon. Le sujet en était la mémoire, la justice et  la situation actuelle de sept groupes humains victimes de génocide et de "crime contre l'humanité" au XXe siècle.

 Article ancien. Il n'a pas été remis à  jour.

Née d'une mobilisation inter-associative, elle est d'abord un "indispensable rappel à  notre conscience" (Maurice Vincent). C'est aussi, au présent, un outil de lutte contre les discriminations et un formidable plaidoyer pour la diversité culturelle. Car c'est bien l'intolérance à  l'égard de la diversité culturelle qui constitue un des germes des crimes contre l'humanité. Mais aussi des violences dans nos démocraties actuelles où le vivre-ensemble ne peut s'accommoder du déni des souffrances de l'autre.

C'est pourquoi ce travail itinérant a été unanimement salué pour sa volonté d'éclairer d'une même lumière, comme un partage de la douleur, le martyre de ces populations. On le doit au collectif Reconnaissance, né en 2006 et qui rassemble 17 associations des droits de l'homme et des peuples, issues pour certaines des minorités ("Comité de défense de la cause arménienne",  "Comité Ukraine 33",  "Comité des Victimes des Khmers Rouges"...) ou plus généralistes comme  la Ligue des Droits de l'Homme, la LICRA, etc. Les photos qui l'illustrent ont été collectées auprès des groupes du collectif, dans les fonds d'archives, ou auprès de professionnels comme Pierre-Yves Ginet qui a signé les superbes photos du panneau consacré à  la question tibétaine.

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Daniel se sent concerné à  plusieurs titres puisqu'il a hérité de son père son patronyme a consonance typiquement arménienne et qu'il est également "juif du côté de sa mère""On est contents, par exemple, d'évoquer le cas des tsiganes ou celui de la grande famine en Ukraine dans les années 30. Car on en entend peu parler. Plusieurs millions d'Ukrainiens sont morts de faim, tués purement et simplement par le régime de Staline qui les a privés d'alimentation. C'était une politique délibérée mise en place par Moscou contre l'Ukraine, et non la résultante de la collectivisation. C'est la nuance. Voila le premier objectif de l'expo: un but informatif mais de manière transversale. On se rend compte en effet qu'il y a dans chacun de ces crimes contre l'humanité les mêmes... logiques, qui sont à  l'oeuvre. (...) C'était aussi pour s'élever contre ces discours qu'on entend parfois sur la concurrence mémorielle. "

Une "visée humaniste et universaliste" que Philippe tient aussi à  mettre en avant. Il vient de quelque part en Afrique. On ne saura pas d'où précisément. Il fait partie de Karité, une association lyonnaise panafricaine et généraliste.  "Il faut d'abord que les gens sachent, nous-dit-il, car on ne finit jamais d'apprendre sur ces drames humains. On a dit plusieurs fois "c'est la der des ders", mais il ne faut jamais s'illusionner. Au moins on peut anticiper, prévenir, sensibiliser aux Droits de l'homme et dialoguer, pour ne pas tomber dans l'ethnocentrisme victimaire. "

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Voila pour le sens à  donner à  cette exposition. On se contentera ici d'une approche élémentaire des phénomènes historiques dont elle traite, en gardant à  l'esprit, comme Maurice Vincent l'a noté, que "  leur compréhension globale nécessite une recherche approfondie, pour une connaissance précise".

En effet, à  la complexité des mécanismes intrinsèques qui ont mis en oeuvre ces tragédies, chacune différente dans leur contexte historique et sociologique, en plus des querelles de chiffres, s'ajoute encore celle des qualificatifs qui servent à  les désigner, à  "géographie variable" selon les pays, mais aussi selon les mentalités et les sensibilités. Avec les génocides et les crimes contre l'humanité, on touche au plus intime de l'histoire des nations et du genre humain, et de fait, en même temps que l'histoire, on se frotte également  au droit international. Quand ce n'est pas au juridisme (au sens péjoratif), complice au mieux de l'ignorance (mais tout le monde ne peut pas être un spécialiste ni en droit, ni dans le domaine historique) voire du négationnisme, lequel est par ailleurs le corollaire de tout génocide.

"Cette ébauche de l'écoute de l'autre" (Yves Ternon), doit donc débuter par quelques précisions conceptuelles qui, par respect pour toutes les souffrances endurées sur tous les continents, du Timor oriental au Sierra Leone, ne doivent pas être réduites à  une "indécente querelle sémantique" .

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Le mot génocide a été créé par Raphaël Lemkin en 1944. Sa définition juridique (ou qualification pénale) a été adoptée par les Nations-Unies en 1948, puis révisée ultérieurement. 

Trois grandes conditions sont nécessaires à  son identification :
1 / les victimes font partie d'un "groupe national, ethnique, racial ou religieux". Sont donc exclus les groupes politiques, économiques ou culturels
2 / les membres de ce groupe sont tués ou persécutés pour leur appartenance à  ce groupe, quels que soient les moyens mis en oeuvre pour atteindre ce but;
3 / le génocide est un crime collectif planifié, commis par les détenteurs du pouvoir de l'Etat, en leur nom ou avec leur consentement exprès ou tacite.

Yves Ternon travaille sur ces sujets depuis plus de quarante ans. Dans son exposé impressionnant, il précise, concernant la définition du groupe (racial...),  qu'on doit parler de " la destruction physique d'un groupe humain quel qu'il soit. Car c'est dans la tête de l'assassin qu'est défini le groupe, c'est lui qui dit untel appartient à  un groupe." La mise en oeuvre planifiée et systématique de la destruction concerne tous les individus de ce groupe: enfants, vieillards, adultes, hommes et femmes sans distinction. Autre caractéristique, qui nourrit le négationnisme: il n'y a jamais de preuves directes de l'intention génocidaire de l'assassin. On doit la démontrer indirectement et de façon imparable.

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L'article 6-C du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg définit ainsi les crimes contre l'humanité : « L'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre ; ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à  la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime. »

L'exposition du collectif présente donc trois catégories: les génocides avérés (génocide des Arméniens par l'Empire ottoman, le génocide des Juifs d'Europe, le génocide des Tutsi au Rwanda), celle des crimes contre l'humanité à  caractère génocidaire mais dont la qualification de génocide fait débat pour les historiens (la famine génocidaire ukrainienne nommée aussi "Holodomor", c'est à  dire "l'extermination par la faim", le génocide cambodgien commis par les Khmers rouges), et celle des crimes contre l'humanité d'autre nature (le "Samudaripen", c'est à  dire les les persécutions raciales subies par les tsiganes durant la seconde guerre mondiale, l'ethnocide tibétain qui dure depuis 50 ans).

Les caractéristiques, "la logique" disait Daniel, communes aux trois génocides, sont les suivantes: un groupe, animé d'une idéologie raciale ou nationale, décide d'abord l'exclusion, puis la persécution et enfin la destruction d'un autre groupe, minoritaire. Ce sont les Jeunes-Turcs dans l'ex-Empire ottoman, les Hutu au Rwanda, les Nationaux-socialistes et leurs complices en Allemagne puis en Europe. La guerre est le déclencheur de la catastrophe qui fait du groupe minoritaire "l'ennemi intérieur" et de l'acte génocidaire "une légitime défense" aux yeux des bourreaux.  "Le génocide est une affaire d'espace publique , explique aussi Jules Mardirossian. Les gens vivent ensemble. Mes grands parents ont été tués par leur voisin, dans le même village. Il est venu un jour avec les gendarmes et leur a dit: maintenant c'est votre tour. Le vivre-ensemble c'est une affaire d'espace privé mais au moment où l'espace publique décide de... la sphère privée n'existe plus."

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Le génocide le plus récent est celui du Rwanda (1994). Et pourtant, c'est peut-être le moins connu des trois. Pourquoi ? " Parce qu'on  se gène moins avec les noirs qu'avec les autres", répond Philippe en citant l'écrivain Mongo Beti. " Parce que l'Afrique souffre encore d'ignorance, de malveillance et d'indifférence."

Il nous explique dans les grandes lignes ce qui le caractérise: " D'abord il a eu lieu après la promesse de Nuremberg, qui disait "plus jamais ça ", qui disait que la communauté internationale ne pourra plus plaider ni l'impuissance, ni l'ignorance. Ensuite, il  s'est produit dans un petit pays grand comme le département du Rhône. On aurait pu intervenir ! Le génocide des Arméniens et des Juifs ont eu lieu durant des conflits mondiaux, "l'auto-génocide cambodgien" s'est passé durant la guerre froide, à  côté de la Chine et de l'URSS; dans un contexte délicat, avec un risque d'engrenage, etc. Ce n'était pas le cas au Rwanda. Les grandes puissances auraient pu intervenir !  Mais les Nations-Unies, la France, les Etats-Unis, la Belgique, l'ancienne puissance coloniale, tout le monde s'est refusé à  prononcer le mot "génocide", de mettre le nom qu'il fallait, pour ne pas avoir à  intervenir."

"Un génocide annoncé", dit aussi l'historien qui revient à  peine de Kigali et de son mémorial où reposent 280 000 victimes assassinées. "Il faut être clair sur ce génocide , poursuit-il. Il faut savoir que c'est un génocide marqué par la modernité." Et même si le coupe-coupe chinois est plus archaique que la chambre à  gaz il n'en est pas moins efficace. 800  000 morts en 4 mois sur fond de guerre civile. 80% de la population tutsi du pays exterminée. Quant aux survivants, s'ils n'ont pas le sinistre tatouage, la plupart portent des cicatrices horribles, quand ils n'ont pas perdu un membre et des dizaines de membres de leur famille.  Et ils côtoient aujourd'hui leurs bourreaux !

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D'autres crimes contre l'humanité auraient pu être inclus dans l'exposition, par exemple durant la seconde guerre mondiale, l'élimination des malades mentaux par les Nazis et, plus proche de nous dans le temps, le "nettoyage ethnique"  commis à  l'encontre des Albanais du Kosovo ou les massacres de Srebrenica en Bosnie (voir notes) dont Daniel regrette qu'il n'aient pas été abordés par manque de temps et de moyens. En élargissant le cadre chronologique, beaucoup d'autres encore auraient pu faire l'objet d'un traitement spécifique. Puisque nombre de pays, et en particulier les nations européennes, ont participé activement à  faire de l'histoire un cauchemar dont on ne s'éveille pas. Les mémoires françaises ne sont-elles pas encore nombreuses à  garder le souvenir d'un "génocide vendéen" ?  Philippe nous apprend que Karité participe au montage d'une prochaine exposition spécifiquement dévolue à  la question de l'esclavage et de la traite négrière.

Par ethnocide, un terme plus récent (années 70) on entend l'éradication  de la civilisation et la culture d'un peuple par un peuple plus puissant. C'est le cas au Tibet où la Chine communiste noit le peuple tibétain, comme ce le fut pour les tribus amérindiennes par les "civilisateurs"  blancs. Le Dala௠Lama dénonce un «génocide culturel». Il faut remarquer encore, démonstration de ce qui est écrit plus haut, que la Cour d'Espagne instruit actuellement un procès à  l'encontre des anciens dirigeants chinois durant les années 1980-1990. La plainte entérinée, déposée par des réfugiés tibétains, porte l'accusation, notamment, de génocide. Trois expressions différentes pour un même phénomène. Mais la mort garde un visage placide. Et déjà  des voix s'élèvent en France, on pense à  Jean-Luc Mélenchon, pour protester contre «une agression injustifiée et insultante contre le peuple chinois»(voir notes).

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/keystone (?)

"A qui le bourreau peut-il demander pardon ? Puisque le pardon est mort dans les camps de la mort ?"
, demandait Jankéléwitch. On peut au moins parler des malheurs des victimes. Mais le déni de deuil, on l'a écrit, est aussi le triste apanage des génocides. Il plane déjà  au dessus des charniers encore chauds; il plane encore au-dessus des nécropoles froides. Yves Ternon est également un spécialiste du négationnisme. Celui-ci concerne tous les génocides - "La théorie du double génocide au Rwanda, du génocide croisé hutu-tutsi, diffusée en France en particulier, est aussi un négationnisme", affirme l'historien - mais il s'attache surtout au génocide des Arméniens. En effet, contrairement à  l'Allemagne où le négationnisme est marginal, le gouvernement de Turquie n'a jamais reconnu le génocide. Il convient aussi de préciser que la reconnaissance officielle de la France fut tardive, même si l'acceptation de son fait était déjà  de longue date dans les têtes, et que le gouvernement fédéral des Etats-Unis, pour des raisons géopolitiques évidentes, ne l'a pas non plus reconnu. Une situation cependant qui pourrait changer avec le prochain président. Mais c'est bien de la Turquie en premier lieu que doit venir la reconnaissance. "J'espère bien sûr que la Turquie fera ce travail de mémoire comme l'Allemagne au lendemain de la guerre, nous dit Daniel. C'est un tabou en Turquie. Lever ce tabou constituerait une véritable libération de leur société et engagerait le chemin vers une démocratie apaisée."

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" Le négationnisme est profondément pervers, déclare Yves Ternon. Il souffle le chaud en disant "vous mentez, vous êtes coupables aussi", c'est sa forme la plus paranoiaque. D'un autre côté, il dit tout doucement: c'est vrai qu'il y a eu des morts mais on peut peut-être revoir l'histoire, on peut peut-être donner notre version. Et c'est là  qu'il faut comprendre le négationnisme. La preuve historique, nous l'avons, nous historiens, pas seulement les historiens arméniens, mais nous les historiens du monde entier. Cette preuve de génocide n'est plus à  faire, nous l'avons apportée... Ce ne sont pas les Arméniens qui ont écrit cette histoire, c'est l'ensemble des historiens. Depuis des décennies, nous avons apporté, palier par palier, la démonstration indiscutable du génocide. Plus on avance et plus la preuve est faite. Nous avons les documents... Et on connaît les techniques des négationnistes. Ils se sont introduits dans certaines brèches dans la masse documentaire. Chaque fois qu'ils voient une petite faille ils s'introduisent dedans mais eux ne cherchent pas la vérité. Ils ne l'acceptent pas..."

"Nous en sommes venus au temps où l'humanité ne peut plus vivre avec,  dans sa cave, le cadavre d'un peuple assassiné",
disait Jean Jaurès. Le célèbre tribun est encore cité
ce 14 avril à  Saint-Etienne et répond pour tous, du haut de son éternité : "L'histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements mais elle justifie l'invincible espoir."

Notes:

Srebrenica: Radislav Krstic, en première instance, a été reconnu coupable de génocide par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) puis de "complicité de génocide, de crime contre l'humanité et de crimes de guerre" en seconde instance. Le massacre dont il est question ici, quantitativement parlant (plusieurs milliers de victimes) n'a pas la même ampleur que les génocides cités plus haut.

Propos de Jean-Luc Mélenchon rapportés par Le Figaro et divers médias.