C'est un thème qui a toujours été vendeur. Depuis deux siècles, des dizaines de milliers de livres l'ont abordé et rien de tel qu'un « petit coup de Franc-Maçonnerie » pour relancer les ventes d'un journal en période creuse, par exemple L'Express ou Le Nouvel Observateur. Si la Franc-Maçonnerie a toujours suscité l'intérêt des Français, des critiques virulentes et de nombreux fantasmes, c'est d'abord pour ses rites, son symbolisme hermétique et la question de ses origines et de ses buts.
Société « fermée » certes, mais en réalité plus discrète que secrète, la question de son influence dans les sphères politiques et les milieux d'affaires se pose inévitablement. Entre 1871 et les années 1970, six présidents de la République, vingt-trois présidents du Conseil, trente ministres de l'Intérieur, huit présidents du Sénat et des centaines de députés ont appartenu à l'ordre maçonnique. Plus proches de nous, si aucun des présidents de la Ve ne semble avoir été initié, un certain nombre de leurs ministres sont des « enfants de la Veuve ». Citons en vrac Roland Dumas, Charles Hernu, Pierre Joxe, André Santini, Paul Quilès... On retrouve des « Frères »à la tête des municipalités ; Bertrand Delanoë, par exemple, serait maçon. Quant à Michel Thiollière, il a déclaré il y a quelques années qu'il ne fréquentait que la loge de Geoffroy-Guichard...
Pour aborder brièvement les origines de la Franc-Maçonnerie forézienne, nous mettons en ligne un entretien avec Jacky Nardoux. Stéphanois « expatrié » à Roanne, cet ancien élève d'Etienne Fournial (un illustre professeur d'Histoire médiévale de l'Université de Saint-Etienne) est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet : La Franc-Maçonnerie forézienne des origines à la Monarchie de Juillet (1745-1831), Du passé et de l'avenir de la Franc-Maçonnerie à Saint-Etienne et dans le département de la Loire et le dernier en date, publié il y a quelques jours : Un siècle de Franc-Maçonnerie à Roanne (1841-1940).
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Mr Nardoux, pour commencer, d'où vient ce terme de « Franc-Maçon » ?
- C'est une traduction littérale du mot anglais « Free Mason ». L'origine du mot, à l'image de ce courant dans son ensemble, suscite encore de nombreux débats. C'est surtout le mot « Franc » qui pose problème. Il pourrait renvoyer au mot « libre », sous-entendu le maçon libre du Moyen Age qui pouvait se déplacer d'un chantier à l'autre. La théorie la plus commune concernant la Franc-Maçonnerie voudrait que se soit opérée au sein des loges des vrais maçons, maîtres et compagnons, un glissement de l'opératif vers le spéculatif. Que peu à peu, des gens qui n'étaient pas du métier ont été admis, et que la pensée a suppléé la technique manuelle. Je dois dire que c'est une hypothèse qui n'a pas ma faveur.
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Tablier maçonnique d'une loge de Brioude, XVIIIe siècle,
Musée Crozatier - Le Puy-en-Velay
Une autre, plus séduisante il me semble, fait le lien entre les Loges spéculatives et la Royal Society de Londres. C'est en 1717 que quatre loges anglaises tinrent pour la première fois une assemblée commune qui donna naissance à « La Grande Loge de Londres ». Celle-ci essaima en France en 1725-26 et partout en Europe. Selon cette hypothèse, la Royal Society, dont certains membres appartenaient aux Loges, aurait utilisé les symboles des loges opératives pour penser, ou si vous préférez pour construire une société nouvelle avec la Raison pour socle.
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Quelle fut la première Loge maçonnique forézienne ? - La première loge citée était montbrisonnaise. Nommée « La Réunion des Elus », elle a été fondée au XVIIIe, en 1745 pour être précis si l'on en croit un document daté de 1783. Pourquoi Montbrison ? Parce que la cité était la « capitale » de la province. Bien que peu peuplée (4 500 habitants environ), elle jouait alors un rôle judiciaire et administratif important. Elle était aussi le centre de la vie intellectuelle locale. La ville par ailleurs est à peu de distance de Lyon qui était un des grands centres de la Franc-Maçonnerie européenne. A la BNF existe la copie d'une pièce (1783) qui indique qu'en 1746, la loge s'était affiliée à la « Loge de Saint-Jean à l'Orient de Lyon », nommée aussi « La Grande Loge Ecossaise » qui, semble-t-il, eut une vie éphémère. « La Réunion des Elus » est mieux connue à partir des années 1780.
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Savons-nous qui étaient les gens qui appartenaient à cette loge ? - En 1783, elle a fait une demande en Constitutions au Grand Orient de France. Les statuts et règlements portent la signature de vingt-quatre noms d'hommes. Il s'agissait de personnages aisés car la cotisation était onéreuse. Le Vénérable à la tête de la loge était Claude Imbert, un négociant. On relève aussi les signatures de Hubert Le Conte, un écuyer receveur des tailles. Il a été arrêté par Javogues et guillotiné à Lyon en 1794. On trouve dans un autre document le nom de Jean-Claude Souchon, médecin de son état. Il s'agissait donc de notables éclairés mais deux prêtres ont signé également les registres de présence.
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Atelier maçonnique au XIXe en Autriche
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Et dans les autres villes : Roanne et Saint-Etienne ? - Il est certain qu'une loge existait à Saint-Etienne dès 1751. Mais on ne connaît pas son nom. Il n'y a pas de certitude à ce sujet mais il se peut qu'il s'agit de « La Philanthropie », citée en 1776 dans une demande de Constitutions au Grand Orient de France. Ce pouvait être aussi une loge « sauvage », indépendante de toute obédience. Concernant Roanne, l'existence au XVIIIe de la loge « Les Amis des Moeurs » est mentionnée brièvement. Mais pour elle encore, c'est plus tard qu'elle sera mieux connue. A partir de 1803 en l'occurrence, lorsqu'elle fera sa demande en Constitutions au Grand Orient. Composée plutôt de membres de la bonne bourgeoisie, son existence fut aussi éphémère. A la veille de la Révolution, un autre atelier fut créé par Toussaint Dreux (un perruquier) et Anthelme Marillier (un marchand tapissier): « Les Amis Réunis ». Il faut signaler encore qu'une loge semble avoir existé dans le Pilat sans qu'on ne sache si elle était localisée à Bourg-Argental, à Argental ou à Saint-Julien-Molin-Molette.
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Mais à quoi servaient-elles ces loges ? - Le nom de la loge de Saint-Etienne, « La Philanthropie », résume bien - je pense - leur activité principale. Pour employer un sigle à la mode, je dirais qu'elles étaient des sortes d'ONG oeuvrant dans le domaine caritatif. Leurs membres étaient des humanistes. En étudiant par exemple le Livre d'Architecture de « La Franche-Amitié », on constate qu'elle était sans arrêt sollicitée pour des oeuvres de bienfaisance. Les frères faisaient circuler une « boîte des pauvres » destinée à récolter des fonds. Mais également, les membres débattaient des idées nouvelles. Nous sommes au XVIIIe. C'est le siècle des Lumières, de l'Encyclopédie, de Sade et de la jeune République américaine... Les esprits s'ouvrent. Et nous avons affaire à des gens qui sont cultivés, qui savent lire et réfléchir.
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Sceau de la loge « La Franche-Amitié » de Saint-Etienne. 5802 indique l'année, soit 1802. Le calendrier maçonnique débute en effet 4000 ans avant J-C. Les colonnes évoquent le Temple de Salomon construit par Hiram, "fils d'une veuve" d'où le surnom que se donnent les Francs-Maçons.
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Vous évoquez le Grand Orient de France. Pouvez-vous nous dire de quoi il s'agit ?
- Le Grand Orient de France est une des obédiences de la Franc-Maçonnerie. Née en 1773 avec la réorganisation de la Grande Loge de France, elle est la plus importante en nombre. Les autres obédiences étant la GLF (Grande Loge de France), Opéra, La Grande Loge Féminine de France, la GLNF, le Droit Humain.
- Le Grand Orient de France est une des obédiences de la Franc-Maçonnerie. Née en 1773 avec la réorganisation de la Grande Loge de France, elle est la plus importante en nombre. Les autres obédiences étant la GLF (Grande Loge de France), Opéra, La Grande Loge Féminine de France, la GLNF, le Droit Humain.
Ce qui les distingue ? Certaines acceptent hommes et femmes (le Droit Humain), d'autres sont masculines (Grand Orient, GLF). La GLNF pose comme condition à ses membres d'être croyant, ce qui ne veut pas dire être nécessairement chrétien. Un musulman peut en faire partie. Elle a fait beaucoup parler d'elle ces dernières années.* Le Grand Orient, pour sa part, n'accorde pas d'importance aux croyances de ses membres. Il y a aussi des différences de rites.
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Comment entre-t-on dans une loge ?
- En règle générale, l'entrée se fait le plus souvent par cooptation. C'est la Loge qui vous contacte.
- En règle générale, l'entrée se fait le plus souvent par cooptation. C'est la Loge qui vous contacte.
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Saint-Etienne possède une rue qui a pour nom « Rue des Francs-Maçons ». Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?- Son nom est attesté depuis 1819. Il vient de la Loge « Sainte Joséphine de la Franche-Amitié » qui rend hommage à l'épouse de Napoléon. A l'origine nommée « La Franche-Amitié », elle avait demandé en 1805 au Grand Orient d'ajouter « Sainte Joséphine » à son titre distinctif. Elle a disparu avec l'Empire. La rue en question avait été rebaptisée « Rue Fougerolles » pendant Vichy. Dans la rue Antoine Durafour (un Franc-Maçon, ceci-dit au passage) perpendiculaire, anciennement « Grande rue Saint-Roch », un certain nombre de Loges battaient également maillet.
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Temple de Roanne
La Loge a-t-elle donné aussi son nom à la « Rue de la Franche-Amitié » ?
- Ce n'est pas certain du tout. Il peut s'agir aussi d'une allusion à un club de sarbacane. Un certain nombre de Maçons cependant appartenaient aussi au petit monde des « Baveux ».
- Ce n'est pas certain du tout. Il peut s'agir aussi d'une allusion à un club de sarbacane. Un certain nombre de Maçons cependant appartenaient aussi au petit monde des « Baveux ».
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Mais revenons en arrière si vous le voulez bien. Que sont devenues ces Loges, « La Réunion des Elus », « La Philanthropie » et « Les Amis Réunis », durant la Révolution ?- Beaucoup de loges se sabordèrent. D'autres continuèrent à oeuvrer clandestinement. Concernant les trois loges foréziennes, elles ont connu un destin différent. Nous savons que la Loge montbrisonnaise « Les Elus » se met en sommeil après 1791 et que dix de ses membres furent guillotinés. Elle reprit ses travaux douze ans plus tard. « La Philanthropie », quant à elle, aurait fermé les portes du Temple en 1793 pour ne jamais reprendre ses travaux. Et après avoir perdu au moins un Frère : Charles Carrier de la Thuillerie, guillotiné en 1794. En revanche, la Loge « Les Amis Réunis à l'Orient de Roanne » semble avoir continué ses travaux pendant la tourmente.
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Ce que vous nous dites là semble aller à l'encontre de certaines idées qui voudraient voir dans la Révolution l'oeuvre des Francs-Maçons.- Ce courant de pensée réactionnaire s'est répandu au XIXe via l'Abbé Barruel notamment. En réalité, la Franc-Maçonnerie s'est scindée en différents courants : républicains, monarchistes... Les Francs-Maçons, en ce qui concerne le Forez en tout cas, étaient aristocrates parfois et monarchistes surtout. Même s'ils avaient fait leurs les idées des Encyclopédistes. Ils étaient aussi, en règle générale, plutôt « bons chrétiens ». D'ailleurs, le règlement des « Elus » par exemple, indiquait que chaque année une messe devait être dite en l'honneur des morts. A Saint-Etienne, nombreux étaient les Frères qui appartenaient à des confréries religieuses. On ne badinait pas avec les « bonnes moeurs ».
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Sous Napoléon ?.
- L'Empire marque un certain âge d'or de la Maçonnerie du point de vue quantitatif. Napoléon, dont l'appartenance au « Grand Art » est toujours débattue, décide de l'autoriser pour mieux la surveiller. A Montbrison, un des Frères n'est autre que le Préfet ! Les effectifs gonflent et on constate que les bourgeois, les négociants au sein de nombreuses loges prennent le pas sur les aristocrates. En 1806, à Saint-Etienne, est créée la loge « Les Amis incorruptibles ». En 1807, Saint-Chamond a sa loge : « La Cordialité ». Celle-ci compte alors huit négociants parmi ses treize membres. Rive-de-Gier suit avec la loge « Saint Roch de la Franche-Amitié ». Sans compter les Loges « sauvages ». Et à la Restauration, retour de bâton. Le Temple de la loge « Sainte Joséphine de la Franche-Amitié » est pillée et ses archives brûlées. Pendant longtemps, les loges foréziennes seront mises en sommeil avant que « La Franche-Amitié » ne reprenne vigueur en 1824, pour disparaître définitivement en 1831. Il ne reste alors plus que deux Loges en Forez : « Les Elus » à Saint-Etienne et « Les Commandeurs du Phénix » à Montbrison. « Les Elus » devaient traverser tout le XIXe et le XXe. Une longévité exceptionnelle que partagea « Les Ecossais Roannais », créés en 1841.
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Un des ouvrages de Jacky Nardoux.
En illustration: le salut maçonnique, le Delta lumineux, l'équerre et le compas, le pendule, l'étoile...
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Pouvez-vous nous dire un mot à propos des loges aujourd'hui ?
- Je n'ai pas de chiffres précis. Disons que le département compterait 1500 Francs-Maçons environ, dont plusieurs centaines à Saint-Etienne. Toutes les obédiences y sont représentées. Il y aussi des Loges à Montbrison et à Roanne.
- Je n'ai pas de chiffres précis. Disons que le département compterait 1500 Francs-Maçons environ, dont plusieurs centaines à Saint-Etienne. Toutes les obédiences y sont représentées. Il y aussi des Loges à Montbrison et à Roanne.
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Existe-t-il des traces physiques, réellement maçonniques, dans le paysage stéphanois de cette présence ? - Je n'en connais pas. Il y a par contre à Saint-Priest-en-Jarez une tombe maçonnique du XIXe. Celle de la famille Romian. A Sury-le-Comtal, il y a la tombe de Tristan Duché, un avocat, défenseur des mineurs et passementiers. Une Loge stéphanoise, aujourd'hui encore, perpétue son nom.
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* D'après un article de La Tribune-Le Progrès en date du 27 juin 2003, la GLNF compte à elle seule 500 membres dans la Loire, répartis en 17 Loges : 10 à Saint-Etienne, 4 à Montbrison et 3 à Roanne. Elle est aussi la seule obédience qui fait perdurer les fondamentaux de la première Grande Loge, créée en 1717 en Angleterre.