Pour de nombreux Français, le génocide de 1915 semble pourtant résumer toute notre histoire commune. Clarisse Lauras, dans son ouvrage « Les Arméniens à Saint-Etienne » écrit que la catastrophe « ouvre les portes à la compréhension de l'histoire de ce peuple mais occulte ce qui lui précède et lui succède. » Que « l'évènement matrice » obstrue notamment la recherche concernant les individus en diaspora. D'autre part, citant les mots de Sévan Ananian, elle constate, à propos des communautés étrangères, que les recherches en France tendent à porter sur celles « pour qui la question de l'intégration se pose ou s'est posée en termes conflictuels ». L'ouvrage de Mlle Lauras est donc passionnant à plus d'un titre. Il s'attache à retracer l'histoire dans notre ville de ce groupe restreint et presque invisible, au fil du temps parfaitement intégré, voire acculturé et pourtant fortement attaché à ses racines. A travers le prisme stéphanois, elle met en évidence ses particularités au regard d'autres communautés arméniennes en France et d'autres communautés étrangères. Et apporte une pierre au champ de l'anthropologie urbaine de Saint-Etienne.

Clarisse, j'ai beaucoup aimé ton livre, très intéressant. Et il se lit très facilement.
C'est vrai ? Merci. Moi, je le trouve illisible.
Vraiment ?
Disons que c'est un premier travail de recherche. Il est loin d'être parfait. Aujourd'hui, je ne le referais pas de la même manière.
Es-tu arménienne ?
Non, pas du tout. Et mon nom, Lauras, n'est pas tronqué. Je ne suis pas une Laurassian. Ce travail est à l'origine un mémoire de maîtrise en histoire contemporaine. Je souhaitais aborder un sujet qui m'était absolument inconnu et Taline Ter Minassian, maître de conférence en histoire contemporaine, m'a proposé de plancher sur les Arméniens. Il se trouve que depuis quelques années, le département d'histoire de l'Université s'intéresse à la question des migrants et des migrations dans le bassin stéphanois. Mais rien n'a été publié. Il s'agit donc d'une première enquête, à partir des sources d'archives, ciblée sur l'immigration arménienne. En attendant d'autres ouvrages, sur d'autres communautés ou plus généraux.
Pour moi l'Arménie n'évoquait pas grand-chose, hormis la chanson en faveur des victimes du tremblement de terre, il y a quelques années. Ce fut donc vraiment une plongée dans l'inconnu, passionnante.

Pourquoi avoir axé ta recherche uniquement sur l'immigration arménienne à Saint-Etienne et ne pas l'avoir étendu à tout le bassin stéphanois? Saint-Chamond par exemple, où il y a de nombreux Arméniens ?
Par manque de temps. J'aurais voulu me pencher davantage sur les autres populations immigrées ( Italiens, Polonais..) pour pouvoir établir des comparaisons. Et j'aurais aimé étudier la population arménienne saint-chamonaise, qui n'est pas la même que celle de Saint-Etienne. Mais pour la période qui nous intéresse, les années 1920, quand sont arrivés les premiers Arméniens à Saint-Etienne, après le génocide, la ville comptait 200 000 habitants. L'étude des recensements prend énormément de temps. Je me suis donc cantonnée à Saint-Etienne.
La communauté de Saint-Chamond n'est pas semblable à celle de Saint-Etienne ?
Du point de vue de la religion, les Arméniens de Saint-Chamond sont majoritairement de rite catholique. A Saint-Etienne, 95% des Arméniens se retrouvent autour de l'Eglise nationale: l'Eglise Apostolique Arménienne. Par ailleurs, l'histoire des deux communautés est un peu différente. A Saint-Etienne, les premiers arrivants étaient issus de toutes les régions de l'Empire ottoman. Il n'y a eu aucun regroupement géographique. On parlera plus de véritable communauté à Saint-Chamond qu'à Saint-Etienne.

Quand on évoque à Saint-Etienne les immigrations étrangères les plus anciennes, on pense surtout aux Polonais et aux Italiens. Mais pas aux Arméniens...
En France, l'histoire arménienne s'attache surtout à Marseille, port de débarquement, à Valence, à Décines, près de Lyon, et à Alfortville, en région parisienne. A Alfortville, entre 1921 et 1926, 26% de la population était d'origine arménienne. Saint-Etienne, pour sa part, n'a pas été un grand foyer d'immigration. Un millier d'Arméniens sont arrivés dans la ville dans les années 1920. Il faut noter que d'autres arrivées ont eu lieu dans les années 50 - 70 et qu'elles se poursuivent aujourd'hui. Concernant les premiers arrivants, tous ne sont pas restés et au fil des ans un certain nombre sont partis pour Lyon, Paris et d'autres villes. Il s'agit donc d'une petite communauté, une micro diaspora noyée dans les vagues beaucoup plus importantes de migration polonaise, italienne, puis espagnole, portugaise, maghrébine...

Outre sa faible importance numérique, quelles sont les autres facteurs qui distinguent cette immigration ?
D'abord, et c'est très important de le dire, il s'agit d'une immigration forcée. La diaspora arménienne est née du génocide perpétré par les « Jeunes Turcs » à la tête de l'Empire ottoman. Entre 1915 et 1916, les deux tiers de la population arménienne ont été exterminés lors de massacres ou de « marches de la mort », soit 800 000 personnes, selon les chiffres reconnus par le ministère de l'Intérieur turc en 1919 ou 1,5 millions de personnes selon les Arméniens. Contrairement à la promesse faite par les Alliés, il n'y eut pas la création d'un état arménien indépendant. Il y eut l'éphémère République d'Arménie mais elle tomba sous la coupe des Soviétiques et en 1921, la Turquie kémaliste conclut un accord avec la France. La peur de nouveaux massacres conduisit alors les survivants à prendre le chemin de l'exil. Quand ils sont arrivés en France - pourquoi la France ? parce qu'il y a toujours eu des liens culturels forts entre la France et le peuple arménien - quand ils sont arrivés en France, ils avaient le statut d'« apatride ». Contrairement aux Portugais, aux Grecs... qui eux avaient un pays d'origine. En 1947, Staline organisa leur rapatriement. 150 000 regagnèrent l'Arménie soviétique mais ils furent vite déçus par le rêve communiste.
Les Arméniens ont un mot pour désigner le génocide suivi de l'exode et la spoliation de tous leurs biens: Yeghern. C'est-à -dire la catastrophe. Sa commémoration est un des piliers de l'arménité. C'est cet évènement tragique qui a constitué l'acte de naissance de la diaspora arménienne. Aujourd'hui, la moitié du peuple arménien vit en dehors des frontières de la République d'Arménie(1).

Tes beaux jours renaîtront encore"
A Saint-Etienne, leur implantation est originale pour plusieurs raisons. D'abord, leur présence s'est faite uniquement sur la base du travail et non sur celle d'un regroupement communautaire, par village ou région d'origine. Ce qui explique, comme je l'ai indiqué auparavant, que les arrivants étaient issus des quatre coins de l'Empire ottoman. Et il n'y a donc pas à Saint-Etienne de « pionniers » connus, de « fondateurs » de la communauté, qui seraient originaires d'une ville particulière ou d'une région, comme les Tchenguilertsi à Alfortville. De plus, leur venue ici fut spontanée. La plupart n'avaient pas de contrat de travail en poche. Contrairement par exemple à Décines où nombre de migrants avaient obtenu des contrats de travail en Syrie ou au Liban, alors sous protectorat français, délivrés par la Société Lyonnaise des Textiles. Enfin, les Arméniens de Saint-Etienne sortirent très rapidement du monde ouvrier pour intégrer celui du commerce et de l'artisanat.
Justement, quand on pense aux immigrés polonais, on pense à évidemment à la mine. Mais des Arméniens « gueules noires », ça ne vient pas tout de suite à l'esprit.
La mine, même pour les Arméniens, constitua pourtant le premier secteur générateur d'emploi, devant la métallurgie. En 1926, 70 Arméniens dont une femme travaillaient à la mine. Mais c'est vrai que lors des entretiens que j'ai mené, ce passé n'est jamais évoqué. Comme si à Saint-Etienne il n'y avait jamais eu d'Arméniens mineurs. C'est vrai aussi que les Polonais connaissaient déjà l'exploitation minière dans leur pays d'origine. Beaucoup appartenaient au monde ouvrier ou en étaient issus. Alors que les Arméniens qui immigrèrent étaient des paysans, des boutiquiers, des fonctionnaires, des artisans... Il s'agit peut-être d'une reconstruction a posteriori, un désir de se distinguer. A partir de 1932, avec la loi Laval qui établit des quotas de main-d'oeuvre étrangère par secteurs d'activité, beaucoup d'Arméniens se lancèrent vers des emplois indépendants, plus en affinité avec leurs aspirations: métiers du textile, forains, artisans...

Et les femmes ?
Elles étaient employées principalement dans le secteur du textile, chez Giron par exemple. Dans les premiers temps tout du moins, pour les Arméniens, le textile était « une affaire de femmes. »
Quels ont été les éléments fédérateurs de la communauté arménienne ?
D'abord l'Eglise Apostolique Arménienne qui a toujours été le refuge du peuple arménien. A l'origine, vers 1926-27, c'est le temple protestant, rue de la République, qui a offert aux Arméniens une petite tranche horaire pour célébrer leur culte. En 1931, c'est un local, 6, rue de La Franche-Amitié loué à un « patron gentil, gentil », d'après un témoignage recueilli, qui leur sert de lieu de culte. Aménagé au fil du temps, le local se fit chapelle et fut dédiée à « Sainte-Marie-Mère-de-Dieu ». Le premier prêtre, semble-t-il, venait de Lyon pour y célébrer les offices. Trois autres, dont Ohannès Ferhadian, auraient cependant habité à Saint-Etienne. Un autre encore, Agop Boyadjian arriva de Valence puis, en 1938, un certain Hymayak Bagdassarian.
"Comme un pélerin qui regarde plus loin en attendant de poursuivre sa route"
- Archives privées -
DR
Concernant les autres structures, on peut citer « l'Union Nationale des Arméniens de Saint-Etienne» , créée en 1925, qui, selon ses statuts, avait pour but de « conserver intégralement la langue et les moeurs nationales et de secourir les membres participants. » On retrouve aussi la trace d'une « Union Générale Arménienne de Bienfaisance », en théorie apolitique, mais en fait plutôt liée au parti ramgavar qui soutenait le gouvernement de l'Arménie soviétique. Au niveau sportif, il y eut l'Association Sportive Arménienne de Saint-Etienne, créée en 1946, ouverte à tous, et qui ne perdura que jusqu'en 1948. Enfin, il y eut différents partis politiques. C'est un trait typique du caractère arménien. Les membres de la diaspora ont souvent milité à la fois dans des partis politiques français et dans des partis arméniens.

Y-avait-il à Saint-Etienne des quartiers où l'on constatait une concentration particulière de la population arménienne ?
Contrairement à Décines ou Vienne où les entreprises mirent à disposition de leurs salariés arméniens des terrains constructibles ou des locaux désaffectés, l'habitat des Arméniens de Saint-Etienne était plutôt dispersé et surtout « intra-muros ». Il n'y a pas eu de regroupement arménien massif dans un secteur précis. On peut néanmoins citer Tarentaize qui d'après les recensements de 1926, 1936 et 1954, fut le foyer arménien le plus important.

Un des chapitres que j'ai trouvé le plus intéressant s'intitule « Photographies reflets de vie plus que d'identité »
Il s'agit d'une vingtaine de photographies extraites des fiches de police consultées aux Archives Départementales. Pour les Arméniens apatrides, et pour l'historien qui veut les étudier, les papiers d'identité qui justifient d'une filiation, d'un lieu et d'une date naissance etc. sont particulièrement problématiques. La plupart d'entre eux ne parlaient pas français; comment ont-ils pu faire toutes les démarches nécessaires ? Contrairement à Décines, il ne semble pas y avoir eu à Saint-Etienne de traducteur pour simplifier leurs démarches. En outre, il s'agissait d'une population très mouvante et à chaque changement de ville ou d'adresse, il fallait remettre les papiers à jour. Sans compter qu'un certain nombre devaient mentir, pour trouver un emploi par exemple. Napoléon Bullukian, dans un livre, raconte que lors de son passage à Saint-Chamond, il dut mentir sur son âge. Il y a peu, j'ai rencontré deux personnes qui lors de leur venue s'étaient déclarés frères et soeurs. Ces photos, anonymes pour des raisons légales, constituent un album des passages de ces gens. Il s'agissait d'essayer d'interpréter ces visages, de leur faire raconter leur histoire, leur vécu intime: catégorie sociale, origine géographique, sentiments, aspirations. J'ai pris le temps de regarder ces visages, pour déceler quelques indices. Je ne l'ai pas fait sans hésitation...
"Héros d'un autre temps"
Peinture de Madeleine Ossikian