Thursday, June 01, 2023

Cette page avait été publiée sur FI le 1er janvier 2011. On l'avait perdue. La voici de nouveau.

Le 1er janvier 1911, le journal Le Stéphanois à la Une promettait "incessamment" dix mille francs de prix à ses lecteurs. Il offrait un calendrier, à réclamer avec ce numéro. Le Stéphanois (10, place Marengo) était alors le doyen des journaux du soir (38 ans d'existence) et le vice-doyen de la presse locale comme il l'écrivait lui-même. Il affirmait vouloir être "un journal de bonne foi, un journal de modération, un journal de progrès et, aussi, un journal vivant". Voici un extrait de sa profession de foi :

"Un journal professant un loyalisme républicain sincère, mais entendant exercer — précisément parce que républicain son droit naturel et légal de critique à l'égard des lois qui lui paraissent néfastes.

Un journal de modération, parce que l'excès est exclusif du bien et qu'en politique, comme dans l'ordre climatérique, la vérité n'est ni dans la zone torride, ni dans la zone glacée, mais dans la zone tempérée.

Un journal de progrès, parce que la contemplation du passé n'est point une oeuvre et que, au contraire, la préparation de l'avenir en est une. Un journal vivant, enfin, c'est à- dire faisant de son mieux pour sortir des sentiers battus et étendre son office un peu au-delà de l'enregistrement pur et simple des faits..."

 Ce 1er janvier 1911, il se félicitait de l'élection à l'Assemblée nationale, courant 1910, d'Antoine Arbel et Jean Boudoint. Le premier, natif de Tartaras, conseiller général de Rive-de-Gier, Maître de forge, administrateur des Etablissements qui portent son nom, est décédé en 1933 à Orléans. Jean Boudoint, républicain progressiste également, bâtonnier de l'Ordre des avocats à Saint-Etienne, fut maire de Saint-Paul en Cornillon. Nous lisons dans la base de données du site de l'Assemblée nationale qu'il présenta plusieurs propositions de loi tendant à ouvrir des crédits pour venir en aide à ses compatriotes victimes des calamités publiques et une proposition de loi sur la répression des fraudes dans le commerce des beurres. Il prit part à plusieurs discussions budgétaires (travaux publics et travail dans le budget de l'exercice 1911, travail et prévoyance sociale, dans le budget de l'exercice 1913).

A Saint-Etienne, le Conseil municipal avait tenu sa dernière séance de 1910 le 30 décembre, c'est à dire l'avant-veille. Le journal y revenait assez longuement, estimant que la séance "sera certainement la plus profitable aux Stéphanois". C'est que deux graves questions furent tranchées pour les 40 ans à venir: celle du gaz et celle de l'électricité. Drôlement alambiquée cette histoire de gaz et d'électricité. On s'en est fait l'écho dans un précédent article relatant les faits marquants de l'année 1909 à partir notamment des données de l'immanquable L.-J. Gras (lire).

Depuis début décembre, c'est Jean Neyret qui était de nouveau à la tête de la municipalité stéphanoise. La municipalité changea trois fois entre 1908 et 1910. A la municipalité Neyret (libéraux-progressistes) avait un temps succédé celle de Pétrus Faure.

Voici la façon dont le journal relate les choses: " (...) vingt-deux jours ont suffi à M. Neyret pour mettre sur pied un projet qui donne satisfaction à tous, en arrachant aux concessionnaires le gaz à des prix inconnus jusqu'alors et en accordant au personnel des revendications depuis longtemps formulées. Il faut être M. Pétrus Faure pour ne pas reconnaître à l'homme éminent que la municipalité a placé à sa tête, une puissance de travail, une prodigieuse activité et un sens des affaires remarquable. Quelques-uns de ses adversaires, partisans de la régie intéressée, se sont eux-mêmes ralliés au projet de convention présenté hier, séduits par les multiples avantages qu'il présente. La séance en elle-même fut expéditive, très expéditive, puisque en 24 minutes 39 secondes 2/5 quarante des questions qui figuraient à l'ordre du jour furent examinées. C'est un record.

Pour prendre part à la discussion des projets du gaz et de l'électricité, la troupe radicale-autonome avait désigné son jeune premier, M. Grenier, et son grand premier rôle de composition, son comique à froid, le souriant M. Pétrus Faure. Le premier a manqué du tact parlementaire le plus usuel. Il est si jeune ! Pour cette fois, on l'a grondé un peu seulement et l'enfant terrible a promis d'être sage. Le second n'était pas dans son rôle hier, il a presque larmoyé, il a ri jaune, ce que lui pardonneront difficilement les syndicats rouges. La difficulté de sa tâche l'avait rendu de méchante humeur.

Dame ! faire entendre au public que le gaz au prix unique de 0,183 est plus avantageux que le gaz à 0,163 (pour l'éclairage) et 0,145 (pour l'industrie et le chauffage, ndlr), c'était plutôt délicat. Aussi, au début de son intervention, l'ancien maire s'est-il plaint qu'on couvrait sa voix chevrotante. N'a-t-il pas même insinué que cette obstruction était calculée d'avance par la majorité qui redoutait les foudres de son éloquence. Et pourtant ! cette première effervescence calmée, on eut dit que M. Faure parlait dans un dortoir : son talent irrésistible avait endormi tout le monde. Le vote de ce projet nous réservait encore une surprise vraiment drôle. Vingt-huit conseillers l'adoptèrent, cinq s'abstinrent, mais deux de nos édiles autonomes, ce que la concentration renferme de plus pur, de plus candide, de plus attaché à ses principes immuables ont résolument voté contre. Ils ont été abasourdis du petit succès d'hilarité qu'ils ont remporté. Ils en restaient figés à leur banc. Pauvres incompris de la foule inconsciente et versatile ! A dix heures et demie, la séance prenait fin."

Gras est bien sûr moins engagé politiquement. Dans L'Année forézienne 1911, il précise que la ratification par le gouvernement des conventions, après modifications, intervint en mars 1911 pour le gaz et plus tard pour l'électricité. La convention pour le nouveau gaz fut passée avec Jean Girardet, un industriel lyonnais. C'est ce qu'avait prévu la municipalité Faure avant de sauter mais dans le cadre d'une régie intéressée et non un régime de concession. Girardet "accepte tant en son nom personnel qu'au nom de La Société Nouvelle du Gaz de Saint-Etienne le droit de distribution et de vente du gaz sur la commune de Saint-Etienne, au moyen de canalisations sous les voies publiques , pour l'éclairage , le chauffage, la force motrice et en général toutes applications du gaz (art.1)."

La Société Nouvelle du Gaz de Saint-Etienne prit possession des services en avril. Surtout, Gras, vilipende l'ancienne qui vient de voter sa dissolution: " A l'exemple des gens qui ont fait fortune dans une cité, l'ancienne société serait bien inspirée si elle léguait à la Ville ou aux Hospices un souvenir de son coffre-fort, afin que sa mémoire ne soit point trop oubliée des générations futures et point trop maudite de la génération actuelle et des précédentes, qui ont payé le gaz plus de 26 centimes pendant 50 ans."

Concernant l'électricité, il écrit que la Compagnie de la Loire consentit à appliquer des nouveaux tarifs par anticipation à ceux des abonnés qui signaient le nouveau contrat. "Mais les signatures n'étaient pas données facilement. (...) le Compagnie étant seule, ou à peu près seule à comprendre la portée exacte des clauses et conditions. On se défiait car on signe pas quelque chose qu'on ne comprend pas. Enfin tout fut arrangé par la publication du décret de concession. Nous voilà débarrassés pour longtemps de ces obsédantes questions, sur lesquelles tout le monde donnait son avis, parce que tout le monde est consommateur. La Compagnie a rappelé d'autre part aux passementiers que l'usage de la force était limité à 10 heures par jour."

Mais ce n'était pas la fin de l'histoire. Ce même Gras, un an plus tard, nous apprend que la Ville était condamnée à verser 570 000 francs d'indemnité à l'ancienne Compagnie du Gaz, pour la période novembre 1898 - décembre 1904. Une autre amende devait suivre pour la période 1904-1911. L'historien écrit dans L'Année forézienne 1912: "Tel est le résultat des décisions de la municipalité radicale de 1884, qui voulut nous procurer les bienfaits de l'électricité et qui interpréta trop largement, pour ce motif, les engagements avec la Compagnie du gaz. Mais il serait injuste de ne pas accuser d'imprévoyance les municipalités conservatrices qui firent les traités de 1851 et de 1857 ".

Le Stéphanois, toujours dans son édition du 1er janvier 1911, évoque un voeu du Conseil municipal, relayé par les députés Arbel (celui-ci, dans le cadre de son activité parlementaire s'intéressa en particulier aux questions militaires) et Boudoint. Il était adressé au Ministre de la guerre, et demandait de différer le licenciement de 400 ouvriers de la Manufacture d'Armes. On relève au passage que le journal consacre dans son édition deux articles intitulés "l'aviation tragique" et "Martyrs de l'aviation".

"Combien de victimes ne fera pas encore cette passion atavique de l'homme ?" interrogeait un chroniqueur, suite à un nouvel accident mortel survenu en région parisienne. L'aviation allait, quelques mois plus tard, faire une victime de choix: le Ministre de la Guerre lui-même, Maurice Berteaux, tué lors d'une course d'aviation à Issy-les-Moulineaux, par l'appareil d'un aviateur stéphanois: le malheureux Emile Train.

Le journal proposait aussi à la lecture la lettre d'un groupe d'amateurs foréziens concernant le futur Monument Jacquard: " L'opinion publique avait quelques raisons d'espérer que dans la vaillante cité rubanière, dans la patrie forézienne, devenu» une pépinière d'artistes justement réputés, l'oeuvre choisie pour la glorification de Jacquard sortirait des mains d'un enfant du pays..." Rappelons que c'est Paul Landowski qui le réalisa. Il fut inauguré en 1912. Le projet de Joseph Lamberton ne fut pas retenu. L'artiste stéphanois ne manqua pas de protester aussi.

Le projet non retenu de Lamberton

Toujours à propos de sculpture, une autre lettre, postée de Paris, émanait de Jean José-Frappa, rédacteur en chef du Monde Illustré, fils de José Frappa dont on préparait à Saint-Etienne l'érection d'un monument. Il rassurait les Stéphanois: " Le Comité, sa tâche étant aujourd'hui à très peu de choses près, terminée, n'a pas cru devoir faire ces derniers temps autour du monument un bruit inopportun. C'est pourquoi sans doute on pu croire que 1911 passerait sans que celui-ci apparaisse sur une place de Saint-Etienne. Heureusement il n'en est rien. La souscription ne languit pas ; elle est close. Nous n'attendons plus que l'apport du gouvernement qui doit nous être versé d'ici peu. La maquette acceptée par le comité de paris est en bonne voie d'exécution. La municipalité de Saint-Etienne a fixé très aimablement l'emplacement et je pense que l'inauguration pourra avoir lieu en avril ou en mai au plus tard..." En fait, elle eut lieu également en 1912 (lire).

Les funérailles de Mr Philippe Testenoire-Lafayette, ancien notaire, numismate distingué, eurent lieu ce matin du 1er janvier. Il était décédé dans sa 60e année quatre jours plus tôt. "Ses hautes qualités et ses rares mérites" furent rappelés.

Au rayon des faits divers, le quotidien fait état ce jour de l'arrestation et inculpation pour coups et blessures d'un dénommé Antoine Chabanol, 32 ans, journalier sans domicile fixe. Plusieurs contraventions ont été délivrées dans la journée: une pour violences légères ; deux pour vente de légumes sans autorisation ; une pour défaut d'enlèvement de neige devant un magasin et une autre pour tapage injurieux. Enfin, il rend hommage à Jean Jacques Anatole Bouquet de La Grye, ingénieur hydrographe décédé en décembre 1909 et dont la famille était originaire d'Ambierle.

A propos du Stéphanois, lire aussi: Un journaliste de plume et d'épée

> L'année forézienne 1912