Le village d'Ambierle, dans le Roannais, est connu pour son ensemble de bâtiments religieux autour desquels il s'est développé. C'était à l'origine une abbaye bénédictine, rattachée à Cluny puis réduite à l'état de prieuré au tout début du XIIe siècle. Son église aujourd'hui paroissiale (ancienne église prieurale) est dédiée à saint Martin. Elle fut reconstruite à l’initiative d’Antoine de Balzac d’Entragues après avoir été ravagée par un incendie en 1441. Elle est de style gothique et date d’avant 1480. Classée MH, elle possède une nef d'une hauteur intérieure de 16 mètres. Elle conserve un retable admirable (lire) et le tombeau d'un enfant du pays, Mgr Jean-Marie Odin, évangélisateur du Texas (1800-1870). Les grandes verrières de son abside et vitraux des bas-côtés sont également remarquables. Elle a une autre particularité à rechercher dans les sculptures décorant les rangées de sièges (ou stalles) où prenaient place les moines.
Il y a deux rangées de stalles (une rangée surélevée et une rangée inférieure) faisant face à deux autres rangées disposées de la même manière, soit de chaque côté onze stalles pour l'étage supérieur (sans leurs hauts dossiers malheureusement) et sept pour l'étage inférieur. L'iconographie qui nous intéresse se trouve sur deux jouées, c'est à dire des plaques aux extrémités des stalles. Il s'agit pour l'une d'un homme sauvage, pour l'autre d'une femme sauvage portant un enfant représenté de même, presque entièrement velu et très chevelu. L'enfant touche d'une main le sein de sa mère et tient un bâton dans son autre main. L'homme, lui, porte un grand gourdin, qui est presque toujours l'attribut de l'homme sauvage, et un écu (ou bouclier) à la forme particulière. Notez l' échancrure. Sur ce bouclier (d'influence germanique ?) est représentée une tête barbue. S'agit-il d'une famille sauvage (père, mère et enfant) ou bien l'enfant et l'homme adulte sont-ils le même individu représenté à des âges différents ?
L’homme sauvage est une figure ancienne et mystérieuse que l’on retrouve dans de nombreuses traditions, contes et légendes. « Supposé marquer la frontière entre l'humanité et l’animalité, cet anthropomorphe à la pilosité très développée, est représenté sur de très nombreuses œuvres d'art, religieuses ou profanes (de l’Europe médiévale notamment, ndFI) : manuscrits enluminés, miséricordes, enseignes, objets, tapisseries, fresques murales, façades, héraldique, numismatique...», écrit Michèle Aquaron sur son site internet, entièrement consacré aux représentations de l’homme sauvage (voir). Les représentations de femme sauvage sont plus rares et plus encore celles de familles sauvages.
Dans le cycle arthurien dit primitif, c’est à dire la légende galloise antérieure aux récits courtois du Moyen Age, Myrddin (Merlin) après une bataille sanglante sombra dans la folie et disparut au regard des hommes. « Et puis, un jour on vint à signaler sa présence dans une forêt profonde, située non loin de chez Rydderch et ses gens », écrit David Chauvel dans Arthur, une épopée celtique, tome 1. « Myrddin vivait là, dans la nature en compagnie de son loup, commandant à de grands troupeaux de bêtes de la forêt. Et il était devenu si sauvage qu’aucun de ceux qui avaient tenté de l’approcher n’y était parvenu. » On a publié dans nos pages, en illustration d’un article consacré à l’artiste Jean Rouppert, aux attaches roannaises, une représentation par lui de ce Merlin primitif et inquiétant (voir).
Dans la Bible, livre de Daniel, Dieu punit le roi de Babylone, Nabuchodonosor, et le réduit à l’état animal: « Au même moment, la parole s'accomplit sur Nabuchodonosor; il fut chassé du milieu des hommes; il mangea de l'herbe comme les boeufs, et son corps fut trempé de la rosée du ciel, jusqu'à ce que ses cheveux crussent comme les plumes des aigles, et ses ongles comme ceux des oiseaux.»
Autre histoire parmi tant d’autres est celle de Valentin et Orson. Cette chanson de geste du 15e siècle relie la figure de l’homme sauvage à l’ours. Elle évoque Bélissant, impératrice de Byzance injustement chassée de son pays, en route pour la Gaule où elle espère le bon accueil de son frère le roi Pépin. Arrivée près du but, elle accouche seule sous un chêne de la forêt d’Orléans. Elle met au monde des jumeaux mais une ourse surgit et emporte dans sa gueule un des frères. Bélissant part à sa poursuite, en vain, et lorsqu’elle revient auprès de l’autre nouveau-né, c’est pour découvrir avec effroi que lui aussi a disparu. Comble de misère, son frère refuse de lui donner asile et la pauvre, accablée, prend le chemin du Portugal.
Lisons la suite sous la plume de Michel Pastoureau, dans son remarquable ouvrage L’Ours, histoire d’un roi déchu. Déchu car l’ours en effet, pour diverses raisons, a longtemps été considéré comme le roi des animaux (avant d’être détrôné par le lion) voire même l’ancêtre de l’homme, un homme sauvage - ne dit-on pas d’un homme bourru qu’il « fait ours » ? -, ou un dieu. La plus célèbre des constellations ne porte-t-elle pas son nom ? L’Église a cherché à l’éradiquer de bonne heure, souligne l’auteur, « effrayée par la force brutale du fauve, et surtout par la croyance selon laquelle il était sexuellement attiré par les jeunes filles ». « Toute la vie morale des hommes, individuellement et collectivement , se reflète dans le monde animal, a écrit Jacques Le Goff dans des pages consacrées à Renart (Héros et merveilles du Moyen Age, chapitre 15). L’animal est pour l’homme et la femme du Moyen Age un instrument essentiel de crainte ou de plaisir, de damnation ou de salut. » Rappelons en passant que l’église d’Ambierle est dédiée à saint Martin de Tours qui, selon la légende, obligea un ours, qui avait dévoré sa monture, à remplacer celle-ci (saint Hervé a fait quelque chose du même genre avec un loup), et que le nom de Martin était souvent donné à l'ours.
Mais revenons à notre conte qui, pour le coup, donne finalement une image plutôt positive de l’ours et moins de la nature humaine : « Pendant ce temps, le premier des deux jumeaux, loin d’avoir été dévoré par l’ourse, est au contraire allaité, léché et réchauffé par elle. La bête devient sa mère adoptive et les oursons, ses frères de lait. Il grandit ainsi dans la forêt, parmi les animaux sauvages. Il y vit nu, ne sachant pas parler et n’ayant aucun contact avec les humains. Le lait "maternel", en revanche, lui a donné un corps entièrement velu et une force prodigieuse. C’est un être mi-homme mi-ours. Parvenu à l’adolescence, il devient agressif et fait régner la terreur dans toute la forêt d’Orléans, attaquant les chasseurs et les voyageurs, détruisant les ruches, dévorant le bétail, tuant les bûcherons et les charbonniers. Pour toute la région, il est devenu un fléau et, en raison de son apparence et de son comportement, a reçu le surnom de " Sauvage ". Personne ne peut en venir à bout. »
Son frère jumeau, qui en fait avait été recueilli par le roi Pépin et qui fut baptisé Valentin, décide d’aller le combattre. Le chevalier vient à bout du Sauvage, qui est armé d’un tronc d’arbre, le fait prisonnier et l’emmène à la cour du roi où le captif, homme nu et bestial, trouble plus d’une dame. Et de fait le Sauvage multiplie les aventures amoureuses. Le roi décide alors de lui redonner une apparence humaine et le nom d’Orson. Valentin et Orson apprennent finalement qu’ils sont frères et que leur mère vit au Portugal. Orson finira par devenir empereur de Constantinople puis se retirera... au fond des bois. Pour y achever sa vie en ermite.
Concernant les représentations d’Ambierle, la Diana a publié dans son bulletin en 2008 un article de Dominique de Préville. Ces personnages, écrit-elle, ne peuvent être là par hasard. Il s’agit d’une commande d’Antoine de Balzac et ils ont valeur de symbole : « Ce sont les jouées opposées qui le font comprendre. En face de l’homme sauvage, la jouée présente un beau lys planté dans un pot ouvragé. En face de la femme sauvage, l’archange saint Michel terrasse un horrible dragon (...). En commandant ces quatre figures, Antoine de Balzac a certainement voulu établir une opposition entre, d’une part, cet homme sylvestre tout proche de la nature, à la limite de l’animal, limite supérieur certes, mais encore frustre et primitif dans son rôle de chef de famille, et d’autre part la pureté sacramentelle que représentent le lys et la victoire de saint Michel sur le péché figuré par le dragon. D’autant plus que les contes mettant en scène l’homme sauvage se terminent souvent par la disparition du caractère velu et donc animal du personnage lorsque, rendu à la civilisation, il est baptisé. »
Deux autres hommes sauvages photographiés par nos soins:
A Clermont-Ferrand
A Morlaix (Bretagne) sur la fameuse Maison de la duchesse Anne
Photographie extraite des Demeures philosophales de Fulcanelli (Thiers)