Friday, June 02, 2023

" Ce qu'ils appellent mon talent n'est fait que de ma conviction." Séverine

Mince, belle, cultivée, elle écrivait avec courage, avec verve et son style choquait parfois par sa crudité. Sa vie amoureuse était épique; on se battait en duel pour ses beaux yeux. Elle fut à  l'avant-garde du féminisme et de la cause ouvrière. Les gueules noires de Saint-Etienne l'appelaient « la petite Mère des mineurs ». Ses détracteurs, parce qu'elle fut aussi farouchement dreyfusarde, la surnommèrent « Notre Dame de la larme à  l'oeil ». Celle qui fut, à  sa manière, une pasionaria, à  l'image de Flora Tristan ou de Louise Michel, venues aussi en terre stéphanoise, reste surtout connue sous son pseudo de journaliste : Séverine

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De son vrai nom Caroline Rémy, « la belle camarade » peinte par Renoir et Louis Welden Hawkins, nait dans une famille de la petite bourgeoisie parisienne en 1855. En 1870, l'armée prussienne fait le siège de Paris. Les habitants mangent les rats et Séverine n'oubliera jamais un gamin frappé par un éclat d'obus en pleine rue. Au printemps suivant, c'est la Commune et toute la famille fuit la capitale. Elle se marie à  17 ans et donne naissance à  un garçon. Elle ne tarde pas à  divorcer et gagne sa vie en jouant dans un théâtre et en faisant la lecture. A 23 ans, Caroline se marie à  nouveau, fait un second enfant et s'installe à  Bruxelles où elle rencontre l'homme qui allait changer sa vie : Jules Vallès.
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Jules Vallès et Séverine
 
Vallès le révolté, né au Puy, fut élève dans le collège stéphanois où enseignait son père entre 1840-1845. Il fut selon Colette Canty dans Saint-Etienne autrefois, images retrouvées de la vie quotidienne, l'un des premiers hommes de lettres à  évoquer humainement les mineurs et leurs conditions de travail. Membre de la Commune en 1871, condamné à  mort par contumace, il doit s'enfuir en Belgique, puis à  Londres. Amnistié, il rentre à  Paris en 1880. Vallès collabore à  divers journaux et rédige des articles pour son propre journal : Le cri du Peuple. Il écrivit L'Enfant (1879), Le Bachelier (1881) et L'Insurgé (1886) remanié par Caroline devenue sa secrétaire. Entre-temps, celle-ci, qui n'a alors que 26 ans, s'est tirée une balle dans la poitrine pour faire fléchir sa famille qui ne souhaitait pas la voir suivre cette voie.
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Vallès lui enseigna tout « l'alphabet de la révolution » et jusqu'à  sa mort Caroline gardera pour lui une immense estime, défendant toujours sa mémoire. L'estime était réciproque si on en juge par ces quelques mots que le Vellave lui adressa : " Née dans le camp des heureux, en plein boulevard de Gand - graine d'aristo, fleur de fusillade - vous avez crânement déserté pour venir, à  mon bras, dans le camp des pauvres, sans crainte de salir vos dentelles au contact de mes guenilles, sans soucis du « qu'en-dira-t-on bourgeois ".
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Un premier article de la plume de notre héroïne (signé Séverin) fut publié en novembre 1883 dans Le cri du Peuple. Un autre suivi, cette fois signé Séverine. La grande Séverine est née. Mais cette année 1883, l'année de ses premières armes, Jules Guesde entre au journal. Séverine n'apprécie guère son dogmatisme socialiste mais Vallès a besoin de son soutien. Le 14 février 1885, l'insurgé, épuisé, s'éteint et Séverine prend la direction du journal. S'ensuivent alors toute une série de conflits internes; en 1887, les marxistes, les républicains et les indépendants, reprochant à  Séverine de soutenir les anarchistes, quittent le journal. Elle-même quittera Le Cri en 1888. Elle écrit alors pour Le Gaulois et rencontre Marguerite Durand avec laquelle, en 1897, elle participera à  la rédaction de La Fronde, le premier journal uniquement dirigé par des femmes.
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Marguerite Durand, fondatrice de La Fronde, et Séverine, peinte par Renoir
 
En 1890, coup de grisou à Saint-Etienne, dans l'actuel jardin des Plantes (puits Pélissier ou Villeboeuf). Une hécatombe. Le 30 juillet, elle écrit à  Arthur Meyer, directeur du journal Le Gaulois :
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" Cher Monsieur Meyer,
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Vous savez l''épouvantable catastrophe de Saint-Etienne : 150 hommes frappés par le grisou, 120 cadavres.
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Voulez-vous que je parte pour dire en toute vérité aux lecteurs du Gaulois, quelle est la vie, et quelle est la mort des pauvres gens là-bas.
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Mr le duc de Doudeauville vient personnellement de m'adresser 1.000 francs afin que je les remette aux veuves et aux enfants des victimes. Je fais appel à  tous ceux qui, tant de fois, m'ont donné une marque de sympathie en aidant les infortunes que je leur signalais. Jamais malheur ne fut plus grand, jamais sinistre n'eut tant besoin de secours.
Recevez, cher Monsieur Meyer, l'assurance de mes meilleurs sentiments.
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Séverine."
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Le journal publie sa lettre et lui procure 500 francs supplémentaires pour les victimes. Séverine débarque à  Saint-Etienne le 31 juillet. Elle est accueillie par Michel Rondet, secrétaire du Syndicat des mineurs de la Loire.
 
- Pas le temps de passer à  l'hôtel de France, lui dit Rondet, il faut aller à  Villeboeuf, la cérémonie est pour dix heures.
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" Dans un de ces immenses landaus à  quatre places, qui ont un faux air de carrosses de sacre, et sont tout bonnement les fiacres stéphanois" , Séverine et Rondet arrivent devant la palissade du puits et leur voiture traverse la foule silencieuse et les soldats qui gardent les avenues. " Le spectacle est épouvantable écrivit la journaliste. 90 cercueils sont rangés par deux de front, à  la file, sur les bas côtés du cours Sauzéat. Sur chaque cercueil se trouvent deux couronnes : l'une, d'immortelles jaunes a été offerte par la Municipalité, l'autre, en perles, a été offerte par la Compagnie." L'archevêque de Lyon est là , assisté de 80 prêtres, il y a aussi le ministre des travaux publics, les sénateurs, le préfet, les notables, une foule de galonnés... Le cortège se rend à  Notre-Dame: " On dirait l'Océan, un soir de tempête, un Océan sur lequel flotteraient, éperdues, toutes les bouées de sauvetage dont les naufragés, las, se seraient détachés jusqu'au dernier. Les orgues soufflent en tourmente ; un ouragan d'harmonie funèbre passe, frissonant, sur les quatre-vingt dix chrétiens allongés là, attendant l'absoute , ces martyrs."
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Elle suit ensuite le cortège vers le cimetière Saint-Claude (Crêt de Roc) et dépose une couronne en perle sur une tombe avec l'inscription : "Aux victimes du Travail". Elle passe l'après-midi à  visiter les blessés et à  distribuer l'argent qu'on lui a confié. Le lendemain, Séverine descend au fond ! En costume de mineur, pantalon de toile bleue et lampe (dont on lui fera cadeau) elle descend à  600 mètres dans les entrailles de la terre. Elle fut la 4e femme (avant elle, deux Anglaises et une Stéphanoise dont nous ne connaissons malheureusement pas le nom l'avaient fait) et la première Parisienne à  aller au fond, pour appréhender la réalité du travail, ramper dans la boue des boyaux, assister aux funérailles, visiter les familles et ramener un reportage vécu, « La descente aux enfers » jeté au visage des lecteurs du Gaulois. "Au revoir, disent les femmes avec le grand signe de croix qui salue les trépassés." Elle est accompagnée de M. Flamin, ingénieur des Mines, de Georges de Labruyère et du docteur Alvin. Michel Rondet lui tient la main dans les endroits dangereux. "Avec sa haute taille, son terrible nez aquilin, ses yeux de braise et son immense barbe noire, il ressemble à  ces entrepreneurs de ramonage italiens qui achètent des garçonnets aux familles pauvres du Piémont et les entraînent loin de la maison paternelle."
 
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Le puits Pélissier non loin de l'actuelle Esplanade, dans les années 30. Cette image est extraite de l'ouvrage de Jean Tibi La mine et les mineurs de la Loire. L'auteur nous indique en légende que son aspect n'avait guère changé depuis son fonçage au XIXème siècle.
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Et aujourd'hui encore, malgré le temps et tout ce qui a pu être lu au sujet des gueules noires, l'évocation reste impressionnante :
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" Ce qu'est la vie de ces gens, je vais vous le dire, à  vous tous qui, assis devant le large foyer où flambe la houille, ne savez pas ce que coûte d'efforts chacun de ces éclats de terre carbonisée. Celui qui extrait le charbon ' le piqueur ' descend dans le puits à  quatre heures du matin, hiver comme été. Il y descend par la fendue (...) pleine de bosses où l'on s'écorche le front, pleine de trous où l'on se déchire les pieds ; pleine, surtout, d'une eau glaciale qui tombe du plafond, fait marais par terre, gèle les épaules harassées et les pattes meurtries. Il faut quarante ou cinquante minutes de ce trajet pour arriver à  la mine et entreprendre la journée.
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Ce voyage-là  n'est que l'apéritif du travail.
Ceux qui ne se résignent pas à  la fendue, ou dont la besogne est située trop profond pour qu'ils puissent s'en servir, ont les cages et les échelles. Les échelles mettent à  vif la plante des pieds, et si un échellon est pourri, c'est la mort ! Les cages asphyxient à  demi ceux qu'elles transportent, tant leur descente est rapide, et si une corde est usée, c'est la mort ! La vie du mineur n'est faite que d'occasions de mourir !
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(...) Ces trous-là  ont, en général, soixante-centimètres de haut. Le mineur s'y engage à  plat ventre, sa lampe au poing. Arrivé au fond de cette impasse de taupe, il se retourne et accroche son lumignon à  la voûte, glisse sous sa nuque une petite planche qui empêche son crâne d'enfoncer dans la boue glacée et, le dos, les reins, les jambes étendus tout du long dans l'eau, pique, au-dessus de sa tête, le charbon dont les blocs lui heurtent la poitrine, dont les miettes l'aveuglent, dont la poussière lui dessèche les poumons ! Il fait ce métier-là  quatorze heures durant (...) et ce métier lui rapporte 3 frs 80 dans la Loire...
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Travail de " col tordu "
 
Attendez !
Sur ce salaire, il a à  payer le boisage, c'est-à -dire cette opération qui consiste à  étayer la voûte, au fur et à  mesure qu'avance la trouée. Non seulement, il achète de sa poche le matériel nécessaire, que lui vend la Compagnie, mais il est tenu d'aller chercher les bois à  l'entrée de la mine et de les appliquer lui-même...
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(...) Et il faut au mineur trente ans de ce labeur - trente ans de cette misère !- pour avoir sa retraite ; une retraite si minime que les employés de chemins de fer, eux-mêmes, n'en voudraient pas.
Mais ils sont rares, les retraités de la mine !
Et ceux qui meurent ont, à  la minute suprême, cette consolation de penser que leur veuve, et leurs trois ou quatre orphelins, toucheront de quarante à  cinquante francs d'indemnité.
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Je n'ai parlé que du sort des hommes.
Les femmes, là -dedans, pour des courses qui feraient reculer un cheval de fiacre, attelées à  des bennes, dans la boue jusqu'aux cuisses, les reins ployés, misérables femelles ravalées au niveau des bêtes de somme, gagnent 1 fr 33 centimes !
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(...) Voilà  ce que coûte ce beau feu où nous regardons scintiller nos rêveries, s'allumer nos espoirs, s'embraser nos colères..."
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Ce reportage (intégré en 1893 dans le recueil Pages Rouges) eut un retentissement immense. Une souscription est lancée en faveur des familles des victimes, la clientèle du journal est émue. La première journée de souscription rapporte 12 000 francs or ! Des rois, des reines, des princes mettent la main au porte-feuille. Mme Boucicaut, patronne du « Bon marché » parisien offre 3000 francs. Une autre conséquence du reportage fut l'envoi immédiat à  Saint-Etienne de deux ingénieurs : Castelnau et Coste, venus enquêter sur les causes des hécatombes minières stéphanoises.
 
Le 5 août, des explosions annoncent une nouvelle catastrophe. Séverine que le fils de Michel Rondet est venue chercher se rend sur place et réconforte les femmes. « Heureusement », le bilan ne sera que de deux morts et quinze blessés. La journaliste, très éprouvée, tombe malade et garde le lit. Quelques jours plus tard, elle se rend à  Rive-de-Gier et visite la « Mine aux mineurs », l'ancien puits Girard qui désormais portera le nom de Séverine. La marraine qui reçoit l'hommage d'un gamin de huit ans "se met à  pleurer comme une bête au milieu des Gueules noires. Il y a là  le père Toubert le doyen qui a commencé le travail à  sept ans ; à  soixante-treize ans, il le continue encore ! et qui me fait, au nom de tous les garçons, deux baisers retentissants qui m' impriment des pommettes de charbonnières. "
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Un an plus tard, la catastrophe du puits de la Manufacture causa encore 62 morts. Et Séverine revint à  Saint-Etienne. Elle écrivit à  nouveau quatre articles réunis sous le titres « Les Mineurs ». Le texte - hallucinant - figure en intégralité à la suite de notre article.
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Arrestation de Ravachol, rue Véry (illustration italienne)
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Séverine qui flirte un peu trop avec les anarchistes au goût de la direction du journal est licenciée. En 1892, Ravachol est guillotiné à  Montbrison. Suit l'attentat à  la bombe de la rue Véry à  Paris qui ravage le restaurant où Ravachol fut arrêté et qui blesse une petite fille. Séverine doute mais critique aussi Zola qui, dans Germinal, donne le nom de Souvarine à  l'anarchiste aveuglé. Lequel Zola au passage a peut-être donné aussi son prénom à  son héroïne Séverine Roubaud dans La Bête Humaine (1890).
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Dès 1887, Séverine avait pris position pour certains anarchistes illégalistes. Ici Clément Duval, anarchiste parisien, membre des « Panthères de Batignolles », condamné à  mort en 1887. Sa peine fut commuée en travaux forcés à  perpétuité aux îles du Salut. Il y resta 14 années. Il s'éteignit à  Brooklyn en 1935. " J'ai trop l'horreur des théories et des théoriciens, des doctrines et des doctrinaires, des catéchismes d'école et des grammaires de sectes pour argumenter et discutailler à  perte de vue sur l'acte d'un homme que le bourreau tient déjà  par les cheveux, et que tous avaient le droit d'injurier et de réprouver, sauf nous! " Séverine dans Le cri du Peuple.

SevDuval.jpgSéverine est au sommet de sa renommée. Elle mène grand train, porte des foulards des Indes, rencontre pour le compte du Figaro le Pape Léon XIII qui vient de promulguer la retentissante encyclique Rerum Novarum ouvrant l'ère du catholicisme social et la pénétration religieuse du monde ouvrier, et se déguise en ouvrière (40 ans avant Simone Weil infiltrant les usines Renault) pour « enquêter » chez les « casseuses de sucre » des Flandres.
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Elle se jette enfin dans la lutte pour la réhabilitation de Dreyfus, participe à  la fondation de la Ligue des Droits de l'Homme, milite pour le droit de vote des femmes, pour la paix aussi, mais c'est la guerre qui se profile à  l'horizon. On lui propose la légion d'Honneur : " Moi une rosette ! mais la nature m'en a déjà  donné deux !" En 1917, elle entre au Parti Communiste. Son dernier combat fut de défendre les célèbres Sacco et Vanzetti et le légendaire Buenaventura Durruti.
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Séverine s'est éteinte en avril 1929. La foule qui accompagna sa dépouille fut immense. En 1934 le « Square Séverine » fut inauguré à  Paris, porte de Bagnolet. Sa maison devint maison de repos pour femmes journalistes. La ville de Saint-Etienne, quant à  elle, dédia une rue à  « la petite mère des mineurs », dès 1929, non loin des crassiers de Couriot où les quartiers ont pour noms Tarentaize, Beaubrun, Séverine...
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Annexes :

LES MINEURS
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" AU PUITS DE LA MANU
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Saint-Etienne, 7 décembre (1891)
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Au débarqué, j'ai retrouvé Colombet, le conseiller général du canton Nord-Est dans lequel, justement, est situé le lieu de l'explosion. Il y a couru l'un des premiers ; il a fait partie de cette «cordée» qui s'est jetée dans les «cages» à  deux heures et quart, dès que la fumée a permis de descendre parmi l'atmosphère pestilentielle, les poussières de charbon, les miasmes cadavériques qu'exhalent presque aussitôt ceux qu'a frappé le grisou. Nul mieux que lui ne pourra donc me renseigner ; et je l'interroge, tandis qu'au grand trot la voiture nous emmène vers le Treuil.
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C'est à  midi treize minutes qu'a eu lieu la catastrophe, annoncée en ville par cette tressaillante détonation que connaissent trop, hélas, ceux qui ont habité en contrée minière. Alors, de tous les points de l'horizon, le troupeau lamentable des femmes est accouru. Les bras au ciel, les cheveux au vent, hurlant au soleil, elles se sont engouffrées dans l'enclos, se sont ruées sur le «plâtre». Il a fallu que les hommes présents se colletassent avec elles, pour empêcher les pires malheurs. Puis les gendarmes ont dû, à  leur tour, faire le vide, pour enrayer la sublime et inutile folie coutumière qui empoigne les mineurs quand tout sinistre les jette au gouffre avant que l'accès en soit possible ; augmente le chiffre des victimes sans atténuer en rien le sort affreux des autres.
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Puis un incident, atroce à  l'impatience des assistants, s'est produit, quand on a commencé d'organiser les secours. Lors de la première tentative de descente, à  vingt mètres de profondeur, il avait fallu s'arrêter ; faire remonter la cage sous peine d'asphyxie. Lors de la seconde, un des cordeaux s'est brisé, et il a fallu une heure et demi, une heure et demi ! ' avant que ce soit réparé. Double agonie pour les quelques malheureux qui exhalaient en bas leur dernier souffle, et pour les vivants, dont le coeur râlait à  attendre ainsi !
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Enfin, quand on croyait tout fini, il a fallu se mettre à  allonger le câble, qui, par suite du bouleversement souterrain, n'atteignait plus à  la seconde «recette». Alors, on a pu descendre. Tout à  coup, de la première cage remontée, une espèce de singe atroce, saignant, glapissant, a jailli.
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' Non, pas de remèdes ! Rien, rien, rien ! Je veux ma femme, ma femme !
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C'est un nommé Jean Garnier, un élu du destin, qui doit la vie à  ce miracle : une chute abominable faite dans le puisard. Tandis qu'il y barbotait, le grisou a fauché ses compagnons, demeurés dans la galerie. Il est à  demi fou. Ses yeux roulent tout blancs dans sa face calcinée. Ses lèvres crevassées n'ont qu'un cri :
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- Ma femme ! Je veux voir ma femme !...
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On le hisse en voiture et on l'emporte chez lui, tandis que commence la lugubre ascension des cadavres. Cinquante-six hommes, cinquante-six chevaux. On emporte les hommes à  l'hôpital du Soleil ; on dépèce les chevaux que l'on remonte, quartier par quartier.
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- Et la mine ? demandai-je à  Colombet.
- La mine ? plus rien : c'est le chaos !
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M'y voici : dans la boue, sous la pluie, de hautes piles d'énormes bûches s'entassent, fraîchement coupées, fraîchement dépouillées, toutes blanches parmi ces ténèbres. Sous le haut hangar de la recette, des lueurs flambent ; et, tout à  coup, une ombre géante apparaît, comme un pendu fabuleux qui oscille lourdement après le harpon. C'est un grand cheval pommelé, un percheron puissant, qu'on a pu remonter d'un boc. Sa crinière flotte, dans l'âpre bise qui nous gèle tous ; ses yeux gardent une impression d'horreur ; ses membres retombent avec un geste presque humain... la lassitude de l'être fatigué qui, enfin, se détend ! Il demeure allongé sur le sol ; puis, avec des cordes, on le hisse sur la charrette, pleine de débris de ses camarades de peine et de délivrance. Le mouvement lui fait prendre des attitudes tragiques de coursier de champ de bataille, dont la mitraille a cassé les pattes et qui essaie de se relever. Tout à  l'heure aussi, le poitrail soulevé, avec l'homme qui, debout, lui maintenait la tête, il a rappelé d'étonnante manière les chevaux de Marly qui gardent l'entrée des Champs Elysées.
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Un mineur, à  côté de moi, avait les larmes aux yeux :
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- C'est-il pas dommage ! Une si belle bête ! Et puis si avenante ; et puis si courageuse ! Un ami, quoi !
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Lentement, l'animal a semblé s'étendre sur l'amas de charognes, comme sur une bonne litière.
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- Après tout, pauvre vieux, il se repose ! a repris l'ouvrier, paraphrasant sans le savoir, avec une envie mélancolique, le mot de Luther au cimetière de Worms.
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Ils se reposent aussi les cinquante-six malheureux que je viens de voir étendus dans les salles de l'hôpital ; en ce faubourg du Soleil, qui est comme le Belleville de Saint-Etienne. Mais de quel repos ! Ils sont allongés à  la file, tout habillés, leur numéro d'ordre épinglé sur la poitrine, sur une couche de paille. Tous ont les poings tendus en avant, dans un geste uniforme de défense ou de menace : les uns supplient la mort, d'autres l'injuriant. C'est là  qu'on vient les chercher, un par un, pour procéder à  la mise en bière. Tels quels, avec leurs vêtements, ils sont roulés dans un drap ; puis posés sur une couche de son, de cette sciure de bois, phéniquée à  outrance, dont le tas s'élève dans la cour à  hauteur d'homme.
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Alors, le cercueil refermé s'en va rejoindre les autres, dans l'humble chapelle où, sur des civières, les premiers prêts attendent. Une lampe à  reflets de phare éclaire ce terrifiant spectacle ; ce naufrage de tant d'existences ; cette flotte de barques à  couvercle, en route pour l'éternité ! Nous sortons de là  le coeur chaviré. Contre la grille, sous la pluie, dans l'ombre, des femmes se tiennent le front appuyé, ombres entrevues à  peine, mais dont on entend les sanglots. quand les porteurs traversent le préau, pliant sous le poids de leur funèbre colis, chacun interroge les ténèbres.
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Est-ce le mien ?
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LES FUNERAILLES
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Des soldats, et encore des soldats, autour de l'hôpital du soleil ! Dragons, gendarmes, fantassins, troupes à  cheval, troupes à  pied, tous les porte-fusils et tous les porte-sabres de la région ' quiconque se coiffe d'un képi ou se carre dans un baudrier... Ils sont ici par ordre, comme ils exécutent passivement la consigne reçue ; et c'est contre ce «par ordre» là  que je m'élève, car il constitue une hypocrisie sacrilège, car il blesse l'instinct populaire, et expose le peuple en uniforme à  l'indirecte injure du peuple en blouse. Celui-ci est un simple, qui s'en prend à  l'obstacle immédiat, à  l'arme dont il est frappé : à  la lame inerte du bancal, à  la bille de plomb du flingot. La main qui dirigea la poignée, le doigt qui pressa la gâchette, ne sont atteints de sa riposte que par ricochet. Il pense, confusément, au but lointain, mais il vise au plus proche. Sa rancune s'arrête en route, va mourir, comme une balle perdue, au pied de la cible qu'elle devrait crever ou jeter bas.
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Voilà  pourquoi c'est balourdise, manque de tact, de mettre en présence, derrière le cercueil de malheureux qui ne connurent l'armée que comme gardienne et servante de l'intérêt patronal, cette armée et les survivants. Tous en souffrent : les soldats, qui pâtissent d'une cruelle malveillance ; les ouvriers, qu'outrage cette figuration de regrets bottés, éperonnés, casqués, les mêmes pour la grève que pour l'explosion, pour la menace que pour le deuil... Dans la multitude, point farouche, cependant, un mot courait ; frissonnait sur toutes les bouches ; faisait la chaîne de groupe en groupe : « Fourmies, Fourmies ! » Et ce n'était point des agitateurs qui le lançaient, pour tâter le pouls de l'opinion, savoir qui l'emporterait de la résignation ou de la révolte. C'étaient des vieux tout blancs, qui branlaient la tête d'un air de doute ; de placides travailleurs, dont la face honnête blâmait sans que la haine y burinât son rictus. Il faut dire aussi que la consigne donnée à  la troupe était faite pour enrager les plus tranquilles, ameuter les plus pacifiques. Partout, les rues étaient barrées ; partout, étroites ou larges, les voies étaient transformées en impasses, gardées par les chiens de fusils, obstruées par le poitrail des chevaux.
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- On ne passe pas !
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Saint-Etienne avait, aujourd'hui, l'aspect d'une ville en état de siège, d'un bourg terrorisé. Je sais des familles qui n'ont pas pu rejoindre leur mort ; des femmes qui pleuraient en tenant des fleurs, des médaillons funéraires, suppliantes derrière la haie des capotes bleues ; et des mineurs, venus à  pied de Firminy, de La Ricamarie, de Rive-de-Gier même, délégués par leurs syndicats, qu'on a empêchés de se joindre au cortège. Un des adjoints a dû mettre son écharpe, et sommer un officier de le laisser passer. La couronne de la Bourse du travail a été trouée d'un coup de baïonnette, et ses immortelles ont égoutté rouge tout le long du chemin. Ce n'est pas uniquement mon opinion personnelle que je donne là  : elle pourrait n'être pas impartiale. C'est l'opinion générale, autant vaut dire unanime. Elle était formulée énergiquement, d'ailleurs, derrière l'hôpital, dans la longue avenue bordée de cyprès où, sur deux files parallèles, les cinquante et une bières étaient alignées ; chacune avec son contingent de parents et d'amis, de désolées sanglotant sous leur coiffe de crêpe, de désespérés serrant les poings, le regard fixe, se mordant les lèvres pour ne pas pleurer, chouans du centre, avec leurs minces anneaux d'or aux lobes, leur courte veste, leur ceinture de laine, leur feutre à  larges bords !
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Sur chaque cercueil, un drap noir ; sur chaque drap noir, une croix blanche, et aussi deux petites couronnes dont l'une porte en exergue cette inscription : Le Conseil municipal.Chaque famille a ajouté ce qu'elle a pu. Beaucoup n'ont rien d'autre que l'officiel hommage. Même dans la misère, il n'est point d'égalité. Tout autour de ce jardin, la vue s'étend. Des collines chauves, des plaines pelées, des maisons basses à  façade lépreuse, et des puits innombrables, des puits si voisins que la fumée des cheminées se mêle, barre l'horizon d'un nuage puant ! Le ciel est bas, la terre est bossuée. Au-dessus, tout est gris ; au-dessous, tout est sombre. Il brume de la suie, il tombe du brouillard. Une mélancolie effroyable enserre le coeur ! Des voix s'élèvent. C'est M. Guillain, représentant le ministre des travaux publics ; c'est le préfet, M. Lépine ; c'est Colombet, qui disent quelques paroles. L'un promet, l'autre projette, le troisième proteste. Sa thèse, à  celui-là , est curieuse, singulièrement émouvante :
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Après chaque catastrophe, les mineurs ont vu se réaliser, enfin, quelques unes des réformes souhaitées si longtemps attendues. Cette fois-ci nous vous apportons cinquante-six cadavres ! Qu'est-ce que vous allez nous donner en échange ? Qu'est-ce que vous comptez faire pour nous ?
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M. Guillain regarde M. le colonel Chamoin, envoyé de l'Elysée. M. le colonel Chamoin regarde les autres autorités. Les autres autorités regardent ailleurs... Un malaise règne, qu'interrompt le signal du départ. Le monde officiel défile d'abord, compassé et endolori, galonné, chamarré, enrubanné, d'une tristesse correcte et de bon goût. Puis les élèves des Mines, casquetés de bleu, et tous les fonctionnaires du canton.
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- Portez... armes ! crie une voix retentissante, dans la rue de Monteil.
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Et les porteurs hissent les civières sur leurs épaules. Derrière la plus humble d'entr'elles j'ai marché, avec trois petits enfants dont les larmes étoilaient le pavé. La musique militaire joue la marche qu'elle a jouée, il y a seize mois, en conduisant à  Notre-Dame les quatre-vingt-dix victimes de Villeboeuf : elle n'a pas eu le temps de la désapprendre. Aujourd'hui, on s'arrête à  Sainte-Barbe ; et les cinquante-et-une bières s'allongent côte à  côte, dans le choeur et la nef qu'elles emplissent. Le cortège est entassé au pied de l'autel que domine le dais rouge et grenat où, mitre en tête, crosse au poing, trône le cardinal de Lyon, primat des Gaules : Mgr Foulon. Dans les bas côtés, pleurent et s'agenouillent les familles. Le spectacle est inouï d'angoisse et de majesté. Et voilà  que l'orgue, à  son tour, gémit et se lamente ; mêle sa voix à  l'écho des cuivres arrivant par la grand'porte demeurée ouverte. Tant de pompe, tant de lumières, pour ceux qui ont vécu sans pain, ont végété dans les taudis, sont morts dans les ténèbres ! Ce de profundis qui s'élève des vivants vers le ciel, il me semble, à  moi, qu'il monte des entrailles de la terre vers la surface ; des morts vers les bien-portants qui sont là  et qui feraient mieux d'accorder la miséricorde humaine, avant que de solliciter la miséricorde divine pour ces malheureux, trépassés à  leur service !

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Priez pour ceux-ci, ô prêtre... et non pour ceux-là  !
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Midi et demi. Un court trajet, de l'église au cimetière qui enguirlande de tombes le puits Saint-Louis. Entre eux, le mur est tout bas : si jamais il y arrive un malheur, ce sera bien commode ! La suie tache les tombes. Les ouvriers ont sous les yeux, avant de descendre au travail, la quintuple rangée des défunts de Verpilleux ; et ceux de Châtelus ; et ceux de Jabin. Ceux de Villeboeuf sont là -bas, en face, sur cette colline où les croix blanches, ailes déployées, mettent comme un vol de colombes. En cercle, les cinquante-et-un cercueils sont déposés. Le clergé absout. Le pasteur bénit. Et Girodet, député, maire de Saint-Etienne, Chalumeau, délégué des trente-six syndicats de la Loire, dont le plastron a été éraflé par les baïonnettes traversant la couronne dont il était porteur, prononcent des discours.
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Tout le monde parti, il ne reste, autour des bières que l'on a dépouillées de leur drap noir, et qui demeurent nues sous la pluie, que les proches, les intimes, en prières ou en pleurs. De l'autre côté, la large tranchée attend ; plus quelques fosses à  part. Un vieux mineur se penche sur l'une. Et, avec une satisfaction professionnelle, un «plaisir» à  rencontrer de l'ouvrage bien fait, il dit, désignant du doigt le caveau tapissé de quelques minces planches :

- A la bonne heure ! Celle-là  est boisée !...

O sainte philosophie des simples ! Quels gredins sont-ils, ceux qui vivent de toi !

LA CITE DES LARMES

VISITE A CEUX QUI RESTENT

Saint-Etienne, 11 décembre.

Sous un ciel de meurtre, plaqué de traînées rouges comme si on y avait égorgé le soleil ; au haut d'escaliers si emplis de ténèbres que j'y avançais anxieuse, les mains tendues, le pas hésitant ; tout au fond des faubourgs gris de suie, tout au fond des campagnes noires de houille, en pleine boue, en plein vent ; dans des taudis si affreux que beaucoup, chez nous, n'y voudraient pas loger leur chien, j'ai entendu aujourd'hui les hurlements de la douleur humaine. Sur mes joues, d'autres larmes ont coulé que celles que je versais moi-même ; des bras convulsifs se sont noués à  mon cou ; j'ai senti battre, contre mon coeur désolé, des coeurs bondissant d'aiguë souffrance, et jamais je n'ai compris davantage la fraternité intime qui unit toutes les femmes, quelle que soit leur situation, dans le regret et dans le désespoir !

Rien, vous entendez, rien, ne peut donner l'idée de ce que je vois depuis deux jours !

Grâce à  la générosité d'un bon riche, qui m'a envoyé quinze cents francs pour parer aux premières détresses, je n'ai pu ne pas arriver les mains tout à  fait vides ; donner dix franc par enfant dans les familles nombreuses, autant aux veuves seules, autant aux tristes vieilles mères sans soutien désormais, entre leurs doigts tremblants la goutte d'or glissait comme le grain d'un rosaire... Les victimes sont des victimes, et on n'a jamais à  discuter la moralité de ceux qu'après une vie aussi dure atteint une fin aussi cruelle. Les chrétiens n'ont qu'à  se signer, sur les sépultures ; et les autres qu'à  y laisser tomber l'adieu mélancolique de ceux qui pensent que l'injustice du sort, le labeur sans repos, la misère sans trêve, servent d'absolution aux morts toujours, et souvent aux vivants ! Pour le blâme, donc, on doit se taire, devant le cercueil des pauvres ; mais pas pour l'éloge ! Et il faut dire que jamais catastrophe ne frappa travailleurs plus sérieux ; pères, maris, fils plus irréprochables ; être plus méritants, sous tous les rapports, que ceux qui, cette fois, furent fauchés comme blé mur, par la lame bleue du grisou.
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Cela se comprend : l'accident est arrivé un dimanche, le jour où ne descendent que les hommes qui tiennent plus à  augmenter leur salaire qu'à  courir la ville avec les camarades. On avait antérieurement fêté la Sainte-Barbe, la grande patronne de la corporation. On avait, l'autre semaine, célébré, en un banquet monstre, les débuts de la Mine aux mineurs de Monthieu. Dans le tiroir de la ménagère, les sous s'espaçaient : il fallait réparer cela ! L'homme a pris son fourniment, et, le coeur un peu gros (parce qu'il faisait beau et que c'eût été bon de se promener avec les mioches), a allongé le pas vers le Treuil.

De son côté, la femme, astiquant son petit ménage, raccommodant les hardes de la maisonnée, se disait, pensant à  lui, avec cette jolie expression du terroir :

- Bosaigne ! j'ai tout de même de la brave compagnie !

Boum !... Une détonation secoue le sol. Elle se jette au dehors, d'instinct, comme s'y jettent les voisines à  la moindre alerte, en cette contrée de massacre.

Toutes d'une seule voix : « La fumée ! d'où sort la fumée ? »

Ah ! Malheureuse ! c'est de la Manu ! Tu n'as plus de mari, les enfants sont orphelins !

A l'hôpital du Soleil, dans les lits à  rideaux de cotonnade bleue, autour desquels volète, comme une mouette apprivoisée, la coiffe blanche d'une soeur, trois blessés sont étendus.

L'un, Charles Garnier, est ce sauvé par miracle dont, précédemment, je vous ai conté l'histoire : ce garçon que le choc a précipité de l'orifice de la galerie dans le puisard ; qui s'est, instinctivement, accroché aux guides des bennes ; et qu'on a retrouvé ainsi suspendu, à  moitié fou, deux heures après. Comment n'a-t-il pas lâché prise ? Jamais on ne le saura !... Lui non plus n'en sait rien d'ailleurs. Au fond de ses prunelles inquiètes, une terreur semble blottie ; le regard y vacille, comme si un souffle invisible s'efforçait de l'éteindre ; et ses doigts, qui si longtemps se cramponnèrent, gardent après les draps le geste machinal. Celui-là  a un enfant. Les deux autres, Nicolas, qui a cinq petits, Morizon, qui en a quatre, et dont les faces pâles, charbonnées de poil grillé, ressortent de l'oreiller comme des masques japonais à  l'expression tragique, ces deux-là  étaient palefreniers. Dans l'écurie, ils virent tomber, foudroyés, leurs vingt-sept chevaux. Eux, après, s'endormirent doucement. Par quel prodige les retrouva-t-on quasi asphixiés mais respirant encore ? Cela aussi demeure inexplicable !

Les cinq ou six autres blessés, que j'ai vus en ville, et qui ont, suivant la formule courante, «avalé le mauvais goût», ne savent pas non plus, eux, comment ils ont échappé. L'un, de peur, avait perdu la mémoire, ne se rappelait plus son chemin. Il vaguait dans l'obscurité, à  travers les vapeurs nauséabondes, les poussières étouffantes. Non loin de lui, des soupirs filaient, comme le dernier son d'une corde qui se brise. Plusieurs cris de bête qu'on écrase percèrent le silence. Parfois, il marchait sur quelque chose de mou, et une main eut, autour de sa jambe, l'étreinte suprême ' vite desserrée. L'autre, enseveli sous un éboulement, la poitrine écrasée par une poutre, attendit cinq heures sa délivrance, ne sachant si on le découvrirait. Des cheveux blancs lui vinrent aux tempes, pendant ces cinq heures-là  !

Quant aux veuves, quant aux mères, moins que les blessés elles se répandent en paroles. Ils exhalent leur joie de survivre : elles n'en ont que la douleur ! Une madame Burine, dont le mari disparu n'a pas encore été retrouvé, demeurait immobile, les yeux à  terre, tandis que, dans la pénombre, s'esquissaient les silhouettes de ses deux fils : un grand garçon, presqu'un homme ; et un gamin. Et comme j'essayais de consoler l'épouse avec les espoirs de la mère, de lui dire que, plus heureuse que bien d'autres, il demeurait un soutien, elle m'interrompit d'un geste navré :

Oh ! madame, voyez-le !

Je relevai la tête : le chapeau en arrière, les traits tordus, un rictus atroce lui barrant le visage, l'aîné riait... Il est idiot ! Et il descend dans la mine où on le surveille, de crainte qu'il ne fasse quelque coup.

Il faut bien manger !

Celle-là , madame Monnard, sans parents aucun, sans secours d'aucune sorte, toute seule au monde, serre contre elle trois tout petits. Je la regarde: ses flancs sont lourds, son tablier de toile bleue relève du bas, elle est enceinte ! Cette autre, madame Gounon, assise entre deux femmes très âgées, sa mère et sa belle-mère, sanglote éperdument. Il y a huit mois qu'elle était en ménage ; son mari et son beau-frère sont restés au fond du Treuil. Et, alors, je me tourne vers celle des aïeules qui avait porté, nourri, élevé les deux victimes. Son homme, à  celle-là , fut assassiné voici vingt ans ; et isolée, sans vouloir donner de beau-père à  ses garçons, elle a suffi à  tout. Elle en avait fait de braves et beaux gars... défunts maintenant !

Ici, chez les Mané, le mari est au lit, blessé. Dans l'autre lit, la femme est étendue, plus blanche que trépassée ; et un nouveau-né vagit sur la table, tandis que trois autres bambins errent par la chambre. Sans la pitié des voisins, sans la sainte solidarité des malheureux, ils seraient morts tous voici bien des heures. La veuve Royet, dont le logis ouvre en face de la Manu avait sept enfants ' elle n'en a plus que cinq aujourd'hui. L'un avait été tué dans une antécédente catastrophe ; cette fois, le père et l'aîné y ont passé. Il lui reste, à  cette infortunée, après ce triple deuil, quatre marmots et un adolescent de quinze ans, que voilà chef de famille !

Chez la mère Teissier, quatre hommes sont partis au travail le dimanche matin. Deux de ses fils, deux bons sujets, qui n'avaient point voulu se mettre en ménage pour ne la point quitter, son petit-fils, et un pensionnaire. Aucun n'est rentré:
la vieille, tout en larmes, a, pour sa part, escorté quatre cercueils !
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Et celle-là , vingt-deux ans, à  peine mariée depuis seize mois, cette petite Penel dont les plaintes emplissent le quartier de la Talaudière, aux poings de laquelle pendant des mèches de ses cheveux arrachés ! A quatre ans, elle était orpheline, son père étant victime du puits Jabin ; elle a grandi sans une caresse, sans une gâterie, vivant presque à  la charité. Son mari, elle l'adorait avec ferveur, avec folie : il était toute sa famille, le monde entier, pour cette âme d'abandonnée ! Ils ont eu un enfant, un bébé de six mois aujourd'hui ; et elle ne veut pas croire au malheur, crie que c'est faux, ou se roule à  terre en d'épouvantables crises, se refuse à  être consolée.

- Mon homme ! mon homme ! mon homme !...

On n'entend que cela. Et tandis qu'elle se blottit contre moi, comme pour me demander asile contre la vérité, j'aperçois, accrochés au mur, au chevet du lit conjugal (de ce lit où les époux se sont connus, aimés, ont fait de la vie !), la couronne en perles noires qui, hier, ornait le cercueil, que l'on y reportera demain, quand la bière aura été mise en terre et la croix plantée !

C'est toute l'existence des mineurs, ce symbole de mort suspendu au-dessus de leurs joies : Mané, Thécel, Phariscruel, immérité, que tressent en verroterie, contre le mur blanc, les doigts mauvais du destin !

Oh ! les pauvres, pauvres gens !
EN HOLOCAUSTE

TREIZE MOIS APRES

Il y eut un an, le 3 décembre, que le grisou fit des siennes au puits de la Manu.

L'Eclair m'expédia là -bas, et je racontai toutes les désolations dont j'étais le navré témoin: les cinquante-six cadavres hissés du fond de la mine et rangés dans la paille, avec un falot pour cierge, à  l'hôpital du Soleil ; puis les obsèques terrifiantes, le long des rues de Saint-Etenne, les femmes hurlant à  la mort, comme des louves, derrière les cercueils ; enfin, les détresses fatales : veuves, orphelines, vieilles mères, sanglotant, grelottant, sous leur mince robe noire, dans les logis sans feu, sans lumière, et sans pain !

Deux ans auparavant, j'avais fait le même pélerinage, en même circonstance, en la même ville. Seuls, le lieu de l'explosion et le chiffre des victimes différaient ; la catastrophe du puits Pélissier, concession de Villeboeuf, atteignait ce nombre : deux cents soixante-dix blessés, le reste au cimetière ! Précédemment, le désastre avait eu lieu à  Verpilleux ; antérieurement, à  Châtelus ; auparavant, au puits Jabin. Si bien que, presque tous les deux ans, le Moloch souterrain s'adjuge son lot de viande humaine, prélève la dîme sur le troupeau des travailleurs. Que fait-on pour les préserver, pour les sauver ? Quelles mesures nouvelles sont prises, afin de déjouer le fléau ? De quelles garanties environne-t-on l'existence de ces malheureux, menacés de mort subite ou de mort lente, suivant que la «benne» les remonte refroidis ou mutilés ? Car les plus à  plaindre ne sont point les défunts ! Celui qui traîne sur terre ses membres estropiés n'est pas davantage utile aux siens que celui dont les membres pourrissent, sous terre, en quelque charnier. Bien au contraire ! Il était le gagne-tout, il devient le mange-tout ! Alors, il mendie...

Et Saint-Etienne, cité prospère, est au point de vue de la déformation humaine, succursale de la Cour des miracles. Des êtres sans yeux, je ne dis pas aveugles, je dis sans yeux,les paupières arrachées, les orbites rouges et caves suintant de vagues larmes, surgissent à  un détour de rue, la main implorante, avec cette retenue dans la prière que garde toujours l'homme qui gagnait sa vie avant de la quêter. Succédant à  ceux-là , voici des larves, des formes rampantes dont la moelle est atteinte, dont les reins furent tordus ; avec des semelles sur le coup-de-pied, aux genoux, aux mains... cloportes écrasés dont les moignons trébuchent, et qui avancent de douze mètres en une heure !

Voici les défigurés : ceux qui ont le rire figé sur la face comme le Gwynplaine de Hugo ; ceux dont les traits expriment l'horreur ; ceux qui n'ont plus visage de chrétien et qui s'abritent de l'épouvante sous une sorte de cagoule ! Voici le menu fretin, le déchet, les veinards qui s'en sont tirés à  bon compte ; ceux dont la manche est vide, ceux dont la quille est de bois ; les soudain bossus, les borgnes, les bancroches, les fiévreux, les hallucinés ! Tout cela est à  la borne, après arrangement amiable - pour manger on n'attend pas avec les Compagnies. Ils auraient eu quelques sous quotidiens, s'ils avaient pu patienter... Impossible ! Et pour une grosse somme : trois cents, cinq cents, mille, ou quinze cents francs, ils signent la renonciation à  leur dû, l'abdication de leurs droits !

Quand la grosse somme est épuisée (pour peu qu'une demi-douzaine de mioches mordent à  même, cela va vite !) il sont «à  la charité». On était des hommes, on est des mendiants ; on conquérait le salaire, on sollicite l'aumône... et l'on gémit aux passants le long des routes. Que fait la sollicitude des heureux contre ces crimes de hasard, cette déchéance imméritée, les affres de cette chair douloureuse ? Qu'enfantent la pitié et le savoir, en leur union féconde, pour le rachat des misérables ?

Rien.

Si !
on juge !

Dans la foule des humbles, on en choisit un, parmi ceux qu'une parcelle de pouvoir investit d'un semblant de responsabilité, ou qui, auteur effectif du sinistre, a agi par ricochet, victime faisant d'autres victimes, intermédiaire d'une force qu'il ignore, bonne ou mauvaise, transmise ainsi que reçue ! De cette unité, de cette faiblesse, de cette inconscience, placée par son mauvais sort sur le lieu de l'événement, tous ceux que menaçait la colère publique, tous ceux qui ont intérêt à  ce qu'elle dérive, vont faire un coupable. Il est, ce simple, le gérant de la catastrophe : l'homme de paille voué aux mois de prison. L'humilité de sa situation ne cesse que lorsqu'il s'agit d'endosser une haute et éclatante réprobation. Alors, on le tire de son ombre, on l'exhibe, on l'élève à  niveau du châtiment.

Lui, hébété, fou de chagrin, bien sûr qu'il est fautif puisque tant de gens le lui répètent, se laisse faire, perd le Nord. A se voir «devant les tribunaux» ; à  songer que sa femme et ses petits vont jeûner, tandis qu'il sera en geôle ; à  s'exagérer la flétrissure judiciaire ; à  en calculer, pour l'avenir, la portée cruelle, beaucoup ont souhaité mourir, l'on essayé, même... ont parfois réussi ! Alors, on proclame que ce sont les remords qui ont déterminé le suicide ; que le criminel «s'est fait justice». Et la routine, la négligence, la cupidité, élaborent d'autres désastres et de pareils responsables ! Je ne dis pas que c'est exprès ; je n'ai pas, grâce au ciel, assez de parti pris obtus dans le cerveau, pour supposer, pour dire, que les conseils d'administration, composés de cannibales, se réunissent à  seule fin de machiner la mort du pauvre monde. Ce serait idiot !

Mais la puissance formidable que décerne l'argent donne forcément le dédain de cette monnaie plébéienne qu'est l'existence du bétail à  gain : ouvriers, clients. Les mêmes hommes qui sont d'excellents fils, de parfaits maris, de tendres pères, très capables, à  l'occasion, du bon mouvement individuel envers un gueux, deviennent, réunis en leur ensemble, masqués d'anonymat, les molécules d'un tout féroce ! Comme les crimes de foules sont toujours suspects de ce calcul vil, de cette arrière-pensée ignoble : l'espoir de l'impunité !

Ce qu'on ne ferait pas personnellement, on le fait communément, se sentant le pouvoir invisible du faisceau dont les brindilles sont toutes semblables ; étayé par les vices bien plus sûrement que par les vertus ! La moralité s'émousse, à  ce jeu terrible ; et la self-defense,d'accord avec l'usage, les précédents, d'accord avec la loi, sacrifie ce qu'il faut d'holocaustes pour assurer sa suprématie et sa sécurité. De là , ces surprises, ces ahurissements de l'opinion, devant les maigres morceaux qu'on lui jette en pâture. Des semaines, elle s'est indignée, a grondé, a rugi ; la presse a tonné, invoquant prompte et sincère justice, protestant que, cette fois, on n'amuserait point, par des hors-d'oeuvre, sa fringale de vérité.

Alors, en grande pompe, on lui livre «l'émissaire», un mécanicien, un contremaître, un passant, un employé subalterne ' un «gens de rien» ! C'est, pour la catastrophe de Saint-Mandé, le conducteur Caron ; c'est, pour l'explosion de la Manu, le gouverneur Moulin. Seulement, cette fois, les juges, moins cruels, s'en sont tenus au minimum : cent francs d'amende, un mois de prison. ça met le cadavre, l'un dans l'autre, à  vingt sous pièce... c'est pour rien ! Qu'on ne se méprenne pas à  mes paroles, qu'on ne me suppose pas choquée de cette indulgence ' je ne suis choquée que de la condamnation !

Car, si faible soit-elle, par cela même, son inutilité, son inconséquence, son illogisme, n'en ressortent que plus clairement. Il n'y a pas à  crier, comme lors de ces verdicts, scandaleux de férocité, qui concilient à  l'inconnu de la veille les sympathies publiques : savant ou ignorant, inventeur ou ouvrier ; Turpin, dans la prison d'Etampes, Caron, dans la prison de Poissy. Non, l'arrêt est humain, quant au total adjugé... mais alors pourquoi le rendre ? Car le dilemme est absolu. Ou ce meneur de machines, ou ce surveillant de travaux, est l'auteur réel de la tuerie, de l'écrabouillement sur les voies, dans les fosses, et alors, que pèse le mois de détention infligé à  Moulin, et même les vingt-quatre mois de Caron ? Ou l'un, comme l'autre, est innocent, alors pourquoi le punir ?

« Responsabilité mitigée » ? Oui, je sais, c'est la formule. Mais alors, qui en endosse l'excédent ? Comment voulez-vous que le pourquoi de ces palinodies ne soit pas visible aux yeux des moins clairvoyants ? La loi est formelle : il lui faut son gibier, une cible à  accusation, discussion, réquisitoire, défense, et tout ce qui s'ensuit. Pourvu qu'elle ait un nom à  mettre entre ses grimoires, et un homme à  asseoir au banc d'infamie, elle est contente, la chère ogresse ! Elle est d'origine, d'instinct, avec les riches contre les pauvres ' puisque ce sont les riches qui l'on faite ! Pourquoi irait-elle chercher le fin du fin, là  où les apparences, pour les esprits non subtils ou les coeurs non sincères, lui donnent raison !

Elle juge, elle condamne. Quand jurés et magistrats sont de braves gens, ils s'efforcent de mettre d'accord leur conscience et le code, en mitigeant le plus possible les rigueurs pénales. Quand ce sont des gredins, ils l'exagèrent, par pure haine des malheureux. Mais quand établira-t-on le bilan que je réclame, le bilan que l'on a le droit de réclamer, en présence de catastrophes si réitérées, si proches ; et desquelles, je vous assure, le public et le peuple, l'un consommateur, l'autre producteur, commencent à  se lasser ? Simplement ceci : établir les bénéfices de l'entreprise ; le prix de revient de l'«accident»... et ce qu'auraient coûté les précautions à  prendre, les réformes à  apporter, les changements d'outillage, l'augmentation de personnel, les frais d'entretien, pour éviter ledit accident.

En vérité, je vous le dis, le sinistre avec sa moyenne ordinaire de victimes  - cent à  cent cinquante - représente encore du bon.

Concluez."

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