Mais, les titres cités le montrent bien, l'ouvrier ferblantier (lampiste) Roquille écrit en patois (le mot n'a rien de péjoratif à l'époque). Non qu'il ignore le français. Il le connaît et le pratique fort bien, comme tant de Ripagériens qui ont suivi l'école des « Frères ignorantins ». Mais le patois est encore alors le parler quotidien de ce petit peuple d'ouvriers (mineurs, verriers, forgerons) et d'artisans dont Roquille fait partie. Et c'est délibérément pour rester « entre nous », entre gens du même lieu et du même milieu, que Roquille choisit l'écriture en patois. Je dis écriture, je devrais dire aussi déclamation, car ces textes sont faits pour être lus, en connivence, devant un public d'amis et de connaisseurs. La chose est alors ordinaire. Ce qui l'est moins, c'est, à l'égal du français, de faire passer le patois à la publication (à compte d'auteur), et à la vente ; de la part d'un prolétaire, il fallait une énergie et un culot peu communs.

Ce patois, qui lui ouvrait alors toutes les portes, y compris celles des notables amusés, est devenu aujourd'hui une fermeture. Qui le parle encore ? Et même si demeurent des amateurs, même si les dialectologues épinglent avec délices ces lettres mortes comme un papillon figé, la connivence du groupe, du support social a disparu.
Un canal disparu, des mines disparues, un patois dont il ne reste plus que le souvenir, sinon dans l'accent du français régional ! Est-ce à dire que s'intéresser à Roquille nous renvoie seulement, et nostalgiquement, à un passé à jamais révolu ? Si je n'avais pas été persuadé du contraire, je n'aurais pas en 1989-1990 initié le « revival » de Roquille, avec deux publications, Lo Pereyoux et Breyou, une conférence et des interventions à Rive-de-Gier. Je n'aurais pas eu le plaisir de voir cet élan continué par la belle publication par Mme Vurpas des oeuvres complètes de Roquille (Le carnaval des gueux, P.U.Lyon, 1996), les présentations de l'Association ripagérienne de recherches historiques et celles de Claude Longre... Je n'aurais pas fait de Roquille un personnage de mon roman Gentil n'a qu'un oeil. C'est que, à sa façon, Roquille est encore des nôtres.
Certes les traductions ne peuvent avoir la saveur de l'original, mais on peut désormais lire Roquille en français et découvrir ce qu'il apporte.
L'amour de la vie est le reflet d'un vécu, où Roquille porte bien son nom (celui de la petite bouteille de vin !) : son horizon est celui d'une convivialité fraternelle de rudes travailleurs, sachant apprécier les moments de repos et de détente. Une saveur de la vie qui n'a rien de conformiste pour ce célibataire endurci, anticlérical (mais pas antireligieux) ; je n'en veux pour témoignage que cette pièce de 1834-1835, La More et la filli où la fille prône la liberté amoureuse de la jeunesse face à une mère courroucée. L'amour de la justice se manifeste dans l'engagement, sans pathos, du côté des petits, des travailleurs, des humbles.
Roquille ne rêve pas de révolution, mais il condamne le régime de Louis-Philippe, celui d'une bourgeoisie triomphante et égoiste. Républicain, un tantinet bonapartiste, il est ouvert aux idées nouvelles. J'ai pu le suivre à travers les archives de police, colportant de la littérature « subversive » et collectant de Valence à Grenoble pour les mineurs grévistes de 1844. Il sera de ce fait obligé de quitter Rive de Gier en 1846, et on ne le retrouvera pas dans l'insurrection « rouge » de 1849. Mais il reviendra sous l'Empire, brisé, résigné et quelque peu conformiste, s'éteindre à l'hospice, à cinquante-six ans, en 1860.