Friday, June 02, 2023

Architecte à  la production modeste puisque une douzaine de réalisations peut lui être attribuée à  l'heure actuelle, Joanny Morin est pourtant l'auteur d'une démarche architecturale originale dans le Saint-Etienne de la belle époque.

 A côté des Lamaizière et d'autres architectes dont l'esthétique s'est orientée essentiellement vers l'éclectisme ou un goût historicisant, Joanny Morin, partant de premiers ouvrages à  l'expression conventionnelle, a privilégié le style Art Nouveau. Il en a exploité avec pertinence le registre décoratif, sans toutefois saisir ses principes novateurs basés sur une recherche de fusion entre la distribution interne et l'ordonnance renouvelée de la façade (jeux de décrochements et de dissymétrie dans la composition de l'élévation).

Né en 1865 à  Saint-Etienne, Joanny Morin s'est formé à  l'école municipale de dessin entre 1880 et 1884. Il a intégré parallèlement le service de la voirie municipale dès 1881. Les dessins d'architecture réalisés à  l'école d'art et les prix qu'il y obtint témoignent de prédispositions évidentes, qui tarderont toutefois à  s'affirmer dans un registre professionnel du fait de l'impossibilité pour lui de compléter ces acquis par une vraie formation en école d'architecture.

L'immeuble à  l'angle des rues Gillet et Bérard (FI)

 

Ses premières réalisations à  Saint-Etienne entre 1899 et 1900 sont un immeuble à  l'angle des rues de la paix et Curie, et la maison du gardien du cimetière de Montaud. Elles témoignent d'un parti pris conventionnel, particulièrement pour la première, régie par un style sobre de goût néoclassique. Mais très rapidement, son langage architectural va muer vers l'Art Nouveau. Encore assez discrète dans la maison au n° 74 de la rue Tardy (1902/06), cette référence va prendre une toute autre ampleur dans deux immeubles proches de l'avenue de la Libération, espace où se développe alors de nouvelles formes architecturales dans le contexte local : l'immeuble à  l'angle des rues Gillet et Bérard (1902) et surtout celui du square Massenet (1904), dit " immeuble Art Nouveau ".

 

Bow-window et intérieur commun de l'immeuble du square Massenet (photos FI)

 

Dans ce dernier, la maîtrise de Joanny Morin s'exprime à  travers trois traits caractéristiques. Tout d'abord, s'affirme la recherche d'un rythme dans l'animation de la façade, obtenu en alternant des successions de baies simples, avec une travée scandée d'un bow-window, ainsi qu'une travée d'angle couronnée par un fronton curviligne, mais aussi en usant avec parcimonie d'une polychromie des matériaux. Le deuxième élément encore plus significatif est l'exploitation de la ligne courbe, caractéristique de l'Art Nouveau, et qui se décline ici de manière variée tant dans les bandeaux couronnant les ouvertures, les ferronneries, que dans le décor raffiné ornant le bow-window. Le troisième trait tient à  la cohérence du registre décoratif qui s'exprime, au-delà  de la façade, dans le décor de la cage d'escalier, celui des moulurations des appartements, voire même dans certains motifs originels subsistant parfois, telle la faience des salles de bains. Témoignage d'un art total -des dessins de mobilier par Joanny Morin attestent aussi de cette quête- qui vise à  unifier dans un langage " organique " l'architecture et les arts décoratifs, cet immeuble incarne, en tenant compte des limites énoncées en introduction, l'édifice le plus représentatif de l'Art Nouveau dans le patrimoine stéphanois.

 

Immeuble aux chardons de la rue Traversière (FI)

 

A côté de cette réalisation emblématique, Joanny Morin a conçu deux autres immeubles d'habitation de caractère dans le périmètre de l'avenue de la Libération. Le plus respectueux de ces préceptes est celui localisé au 5 rue Traversière (1911). Il joue, sur la base d'une disposition rythmée dans l'ordonnance des travées de la façade, d'un registre décoratif formellement proche de celui du square Massenet. Exprimé avec cohésion dans le décor interne, il se singularise par ses motifs naturalistes plus prononcés (motifs végétaux et animaliers récurrents) non moins typiques de l'Art Nouveau.

Celui du 2 avenue de la Libération (1907), longtemps attribué à  l'architecte Noulin-Lespès, révèle un langage plastique très expressif, sensible dans des couronnements imposants et un décor exubérant. Parti surprenant pour un architecte attaché à  une certaine mesure, ce registre ostentatoire est redevable au désir d'affirmation du propriétaire, M. Preynat-Séauve, personnage au statut social bien établi et dont le monogramme trône dans un cartouche couronnant la travée centrale de l'édifice. Malgré son langage grandiloquent, l'édifice n'en reste pas moins novateur pour avoir été le premier à  Saint-Etienne à  recourir au béton armé pour la constitution de la structure.

 


L'immeuble "La Martre de France" de l'Avenue de la Libération (SM)

 

Photos: FI

Cette analyse sommaire montre combien Joanny Morin avait compris que l'Art Nouveau, galvaudé par ses détracteurs sous le vocable de " style nouille ", ne pouvait se réduire, même dans son seul registre décoratif, à  un lacis de lignes courbes tel que l'exprimèrent maints architectes parisiens et de provinces qui en déformèrent l'expression authentique.

Sans toucher du doigt l'essence de ce courant réformateur, l'architecte stéphanois s'est montré capable, même dans d'autres réalisations secondaires, d'affirmer son attachement à  l'Art Nouveau. Ainsi reprit-il pour un immeuble à  loyer modéré d'un quartier populaire situé au 75 rue Conte-Grandchamp (1913) un modèle de balustrade majestueux conçu par Hector Guimard, représentant majeur de ce courant en France. De la même manière, le mobilier urbain qu'il a conçu pour la montée du Crêt de Roch en 1913, ainsi que les transformateurs électriques érigés à  la même époque dans le cadre de son activité à  la voirie municipale témoignent de sa prédilection pour les ressources ornementales permises par la ligne courbe, mais toujours mises en oeuvre avec un sens de la mesure.

 

Montée du Crêt de Roc (FI)

 

Malgré sa compréhension limitée des préceptes de l'Art Nouveau, Joanny Morin apparaît comme son principal représentant au niveau local. Ses contemporains, Lamaizière père & fils, mais aussi Noulin-Lespès, Chapelon ou d'autres architectes d'envergure secondaire ont certes recouru à  des registres décoratifs analogues au sien, mais de manière plus ponctuelle. Ils ont avant tout considéré l'Art Nouveau comme un simple style susceptible de diversifier leur production, alors même que ce courant aspirait à  revivifier l'architecture dans son ensemble, tant d'un point de vue structurel que décoratif. Si Joanny Morin n'a pas non plus suffisamment appréhendé cette dimension, la majeure partie des édifices qu'il a réalisé à  partir de 1902 témoigne toutefois de la sincérité de son engagement vis à  vis de l'Art Nouveau, engagement qu'il a sut développer avec une cohésion parfois remarquable. C'est dans ce cheminement que doit être apprécié le sens paradoxal de sa démarche architecturale.

Car, c'est en épurant l'Art nouveau de ses principes les plus novateurs que Joanny Morin a brisé le carcan quelque peu convenu de ses premières réalisations et a insufflé, malgré sa modeste carrière, une indéniable modernité dans le contexte architectural stéphanois. L'inscription au titre des Monuments historiques en 2007 des trois édifices les plus représentatifs de sa démarche (immeubles de la rue Gillet, du square Massenet et de la rue Traversière) concourt à  cette juste reconnaissance.

Pour en savoir plus sur Joanny Morin :

- Fonds d'archives relatif à  l'architecte, archives municipales de Saint-Etienne (sous-série 18 FI)

- Joanny Morin, itinéraire d'un architecte stéphanois au début du XXe siècle, mémoire de maîtrise d'histoire de l'art, université Lyon II Lumière, 2003

(consultable aux archives municipales de Saint-Etienne)

- " Joanny Morin, un architecte à  redécouvrir ", in Bulletin du vieux Saint-Etienne, n°234, juin 2009, p. 18-29

La maison de la rue Tardy (SM)

 

Ci-dessous, balustrade pour l'immeuble de la rue Conte-Grandchamp (SM)