Cet article, reproduit ici presque in extenso, a été publié dans le célèbre journal L'Illustration, édition du 17 août 1895. Il évoque une escapade de l'auteur du côté de Pierre-sur-Haute. Nous reproduisons également les belles illustrations qui l'accompagnent. Les signatures de leurs auteurs ne sont pas très lisibles.
Vue de Pierre-sur-Haute vers le pays arverne
Pierre-sur-Haute, qui domine la contrée, n'a rien de rebutant pour le promeneur. On peut l'aborder soit par le versant de la Loire, soit par les pentes moins accidentées du versant auvergnat. Vers la Loire, on s'engage dans des forêts de pins curieusement taillés, soumis à un élagage continuel. Maints torrents actionnent de petites scieries, des coutelleries rudimentaires, jusqu'à ce que la bosse arrondie de Pierre-sur-Haute soit atteinte. En prenant la montagne à revers, pas d' industrie, sinon celle toute pastorale qui se borne à la fabrication du fromage de la fourme dans les jasseries d'été familièrement partagées entre les gens et les bêtes.
La station la plus proche est Vertolaye, sur la ligne d'Ambert à Thiers. Le voyage que nous entreprenions, pour visiter les jasseries et assister à quelques fêtes locales très particulières, commença par un incident. La géographie indique 10 kilomètres entre Vertolaye et Saint-Pierre-la-Bourlhonne qu'il nous fallait tout d'abord atteindre; 10 kilomètres en voiture, c'est une heure de chemin. Le voiturier retenu d'avance nous attendait bien, mais quand nous lui parlâmes, vers huit heures du soir, au mois d'août d'arriver au gîte pour souper, il nous répondit qu'alors nous devrions consentir à ne pas nous mettre à table avant minuit. C'est que la route monte beaucoup; elle ne fait même que cela. Saint-Pierre est à 1 000 mètres, ni plus ni moins. Force nous fut de coucher à Vertolaye; mais le lendemain, parvenus à l'auberge, ce fut bien une autre affaire; les deux bonnes dames qui la tiennent nous avaient attendus toute la nuit, en prières, inquiètes et secrètement tourmentées à l'idée que des farceurs de Parisiens les avaient peut-être dérangées pour le plaisir de taquiner. Enfin rassurées - se demandant encore ce que les jasseries pouvaient avoir d'intéressant pour nous - elles s'ingénièrent à garnir notre table de mets copieux, de fruits savoureux, sans oublier certain vin de la Limagne...
La bénédiction des troupeaux
C'était le jour de l'Assomption. Nous prîmes aussitôt contact avec la population en pénétrant dans l'église pleine de fidèles endimanchés. Les hommes n'ont rien conservé de saillant dans le costume; les jeunes filles laissent perdre tout caractère à leurs atours, et il n'y a plus pour sauver la couleur locale que les femmes un peu âgées sacrifiant à la jupe de bure, toute ronde, au corsage à empiècement, à la coiffe blanche plissée sur le devant, ou à un diable de chapeau 1830, demi-cabriolet en paille généralement très jaunie, garni de large velours noir ou de rubans écossais à nuances fondues en façon d'arc-en-ciel. J'ai trouvé là des moeurs primitives véritablement impressionnantes. La religion est ingénument comprise dans la montagne; elle se mêle à la vie intime de tous, et le pasteur m'a paru être surtout considéré comme un camarade, bon à consulter sur une foule de choses quelquefois peu théologiques telles que le prix des fourrages et la qualité des fourmes en cours de fabrication!
Fabrication de chapelets par les bergères
Saint-Pierre-la-Bourlhonne est un assez gros village servant aux quartiers d'hiver des montagnards. Aussitôt la belle saison venue la famille se divise; une partie va loger avec le bétail dans la jasserie jusqu'à 600 mètres d'altitude supérieure. Logis peu compliqué, la jasserie. Imaginez, au milieu des herbages se succédant de mamelon en mamelon, une maisonnette basse, à toit de tuiles, nantie souvent d'une seule ouverture. Le plan comporte un carré long, dont la plus grande partie est affectée au bétail. Une cloison, et voici la pièce d'habitation; une seconde cloison, et l'on a la resserre aux fromages. L'unique pièce qui sert de chambre à coucher est meublée principalement des ustensiles servant à fabriquer la fourme; quant au reste, des lits-armoires pareils à ceux des Bretons, mais sans aucun ornement, des images de sainteté au mur, quelques sièges pour s'asseoir: c'est tout. A la jasserie, les femmes gardent les troupeaux en confectionnant des chapelets, et font les fromages que les hommes emportent au village ou au marché. La tâche des hommes se complète de la fenaison. On ne descend guère de la jasserie que le dimanche pour se changer et aller à la messe. Après l'office la montagne revoit son personnel: il faut traire, battre le lait, mettre les fromages en moule sur une selle à bec d'où s'écoule le petit-lait, gâterie réservée au chien qui ne manque jamais de se présenter à l'heure dite.
La fourme*, qui se prononce fourme avec de terribles vibrations de l'r, s'appellerait sans doute fromage de forme si le terme n'était exclusivement employé sur les lieux, et en patois. Trente litres de lait sont utilisés pour chaque fromage pesant 2 à 3 kilos, vendu de 2 francs à 2 fr. 75 aux commissionnaires de Chalmazelles, de Vertolaye ou de Montbrison, qui les répandent dans le Lyonnais entier. La fourme cylindrique peut avoir, étant sèche, 14 à 16 centimètres de diamètre sur 35 de hauteur: la croûte doit prendre en vieillissant une belle couleur d'ocre rouge: rongée, rugueuse, elle n'en est que mieux et indique un fromage gras, veiné naturellement de bleu et non artificiellement comme l'est le Roquefort, ainsi que le font remarquer les montagnards de Pierre-sur-Haute.
La vie de la jasserie se passe sans incidents entre les soins à donner aux poules, aux quelques belles vaches pies, aux fromages qu'il faut égoutter, ranger, retourner. Elle est seulement coupée par une double fête d'un contraste saisissant, et montrant combien est naive et sincère la foi des montagnards, qui ne craignent pas de mêler les plaisirs de la danse et des chants à la touchante cérémonie religieuse qu'est la bénédiction des troupeaux.** Chaque année, au lendemain de l'Assomption, le curé de Saint-Pierre-la-Bourlhonne gravit la montagne à l'appel de ses paroissiens. De place en place, s'il n'existe déjà une croix de pierre, les propriétaires des jasseries avoisinantes ont édifié en plein champ un semblant d'autel, planté une croix de bois que les enfants enguirlandent de fleurs et de feuillages. Au jour dit, dès l'aube, le bon curé enfourche mule ou cheval et s'en va par les sentiers abrupts, son enfant de choeur en croupe, chantant pour égayer la route. Lorsque sa venue est signalée, on pousse les troupeaux vers la croix, ce qui ne se passe pas sans quelque résistance. Mais le curé n'est pas pressé, il attend patiemment que ses ouailles soient réunies et que les bêtes: vaches, chèvres, poules, chiens, consentent à se tenir à peu près tranquilles. Pendant ces apprêts, il a enfilé son surplis et mis son étole. Une femme a apporté un verre d'eau bénite dans une assiette que tient l'enfant de choeur. Le curé dit une courte prière, cueille une branche d'arbuste et bénit l'assemblée.
Refuge à Pierre-sur-Haute, à quelques pas de Notre-Dame des Cîmes
Le spectacle est imposant dans sa simplicité. Tout le monde accomplit sans momerie un acte traditionnel et patriarcal, auquel se prête avec bonhomie le curé, distribuant les tapes sur les joues rebondies des enfants, interrogeant les mamans, tirant l'oreille aux garçonnets qu'il a vus naître. Ensuite le curé remonte sur son bidet, et le voilà trottinant, si la route est bonne, vers les jasseries plus éloignées où la cérémonie se répète.
Fête des bergers à Pierre-sur-Haute après la bénédiction
Mise en moule de la fourme
Battage du lait
On descend à travers les vallons, on franchit les crêtes, tantôt s'enfonçant dans des chemins couverts, tantôt surplombant la plaine et découvrant vingt ou trente lieues de pays. A chaque jasserie nous étions forcés d'entrer et d'accepter un bol de lait, un morceau de fromage, du pain bis. Le lait est tellement bon qu'on est obligé de le couper pour que les fromages ne coulent pas. Du reste les bêtes, d'une race admirable, paissent dans des herbages de première qualité. La flore est vers Pierre-sur-Haute d'une extraordinaire variété et les plantes odoriférantes abondent. J'ai cueilli l'airelle, raisin des bois dont se grisent les oiseaux, et la tentation d'herboriser me tenait fort. En dix pas, dix sortes de fougères, et la réglisse et les jacinthes, et les crocus, et les anémones... Tout doucement, et toujours chantonnant, le curé reprend le chemin de Saint-Pierre, ayant rempli les devoirs de son ministère; philosophiquement il laisse ses paroissiens en fête pour un tout autre objet que des prières. Après la bénédiction, de longues files de bergers et de pastourelles se forment, partant des jasseries pour aboutir au point le plus élevé de la montagne de Pierre-sur-Haute. Des vivres sont apportés, on collationne sur l'herbe; du Forez sont venus des joueurs d'accordéon, d'Auvergne des souffleurs de cornemuse: on chante des refrains en patois, des complaintes, des légendes transmises de bouche en bouche à travers les siècles; puis on danse la bourrée en criant à tue-tête. Des files de jeunes gens dégringolent ainsi les rapides escarpements, la main dans la main, jetant à l'écho les éclats de leur gaieté. Pierre-sur-Haute ne reverra tant de monde, n'entendra tant de bruit, que l'an d'après: les jasseries jusque-là resteront dans leur calme et dans leur silence. "
E. Renoir
* La fourme de Montbrison est dite aussi " fourme de Roche " du nom d'un petit village des Monts du Forez. Le mot vient du latin forma qui désigne le récipient contenant le caillé et qui a donné également le mot " fromage ". Elle ne doit pas être confondue avec sa voisine d'Ambert.
** Cette cérémonie qui existe encore de nos jours est un peu l'équivalent de la Saint-Sabin dans le Pilat, les troupeaux en plus. Elle a lieu à la chapelle des Cîmes à quelques centaines de mètres en contrebas des radars sur le versant auvergnat.