
" Notre père avait un petit atelier de serrurerie et constructions mécaniques. Il nous apprit, dès notre jeune âge, à travailler à ses côtés, et le soir, en venant de l'école, nous apprenions les premiers principes du métier de mécanicien...
La rue des Frères Gauthier se trouve aux abords du stade Geoffroy Guichard

Au bout de quelques temps, nous étant perfectionnés dans notre métier de mécaniciens, nous construisîmes, mon frère et moi, chacun un bicycle, tout en fer, depuis les roues jusqu'au corps. La roue avant mesurait 1 mètre 20 et la roue arrière 0 mètre 50. Nous ne pouvions alors avec nos moyens acheter du caoutchouc. Nous roulions donc sur la jante de fer. L'équilibre n'était pas facile, surtout sur les pavés ! Et lorsque la route était un peu mouillée, il était presqu' impossible de faire cent mètres sans ramasser une " pelle ". Nous arrivions quand même à faire des sorties de 25 à 30 km avec nos engins, mais nous étions rompus de fatigue en rentrant.

Puis ce fut pour moi le service militaire. Pendant les heures de loisir, je construisis un grand bicycle dont la roue avant mesurait 1 mètre 35, et la roue arrière 0 mètre 50, mais cette fois les jantes étaient garnies d'un caoutchouc de 22 mm. Pour le corps du bicycle et la fourche, nous avions employé un tube à gaz: ce doit être le premier essai du tube dans la construction du cycle à Saint-Etienne. Bien entendu nous faisions tous nos essais après notre journée normale de travail, c'est à dire après sept heures du soir. Il fallait être jeune et avoir la foi ! L'année 1884 vit la création d'une société que nous fondâmes avec quelques amis: le "Club des Cyclistes stéphanois". M. Chorel en était président; M. de Vivie, secrétaire. Cette société compta parmi ses membres des coureurs qui eurent leur heure de célébrité et qui soutinrent dignement les couleurs stéphanoises; les trois frères Jourjon, dont deux moururent victimes d'accidents de vélos, Gibert, Vallat, Jouanard, Stoki, Pélissier, Sarpe, Dumoulin. Tous ces champions furent de mes élèves.


En 1887, nous construisîmes deux nouveaux modèles: La Favorite et la Militaire. Le Ministère de la Guerre demandait des vélocipédistes pour faire des essais d'estafettes; on voulait introduire le cyclisme dans l'armée. Les grandes manoeuvres avaient cette année-là une importance capitale. Je demandai à faire mes vingt-huit jours par anticipation, et cette faveur me fut accordée. Nous étions huit candidats aux fonctions d'estafette militaire; nous fûmes six reçus, quatre bicycles, un tricycle, et moi avec ma bicyclette. J'arrivai bon premier de l'épreuve qui comportait un parcours de quatre kilomètres. Je fus désigné pour servir d'estafette au général Boulanger (1). J'ai gardé le meilleur souvenir de mon chef de quelques jours qui s'intéressa beaucoup à ma machine. A la fin des manoeuvres, devant tous les vélocipédistes assemblés, je reçus les compliments officiels du général Boulanger. Il ne tarit pas d'éloges sur ma machine et les services qu'elle avait rendus; et je crois pouvoir dire que dès lors la cause du cyclisme fut gagnée dans l'armée.
poids: 20 kilos

Pour augmenter notre atelier, nous fîmes appel à des capitalistes ! Hélas ! ceux qui possédaient de l'argent ne prirent pas notre industrie au sérieux. Personne ne voyait le merveilleux avenir industriel de la bicyclette, et nous perdions notre temps à essayer de convaincre les incrédules qui riaient de nos travaux au lieu de les encourager.
(future Manufrance)

Gardant la foi malgré tout, nous pûmes continuer notre modeste fabrication. Mais ce fut la gêne constante ! Nous étions condamnés à végéter, faute de moyens suffisants ! Et d'autres sont venus après nous qui, plus favorisés, se sont engagés résolument dans la voie que nous avions si péniblement tracée. Quelques années après furent créées les usines Dombret aîné, Chavanet, Gros et Pichard, Pégoud, précurseurs de la puissante société Automoto. L'industrie du cycle devient florissante à Saint-Etienne: nos collègues travaillent avec plus de succès et obtiennent de meilleurs résultats que les nôtres ! Le mauvais sort semble nous poursuivre ! Les pertes d'argent se succèdent. Nous liquidons successivement notre atelier de la "MARIE-BLANCHE" sur l'emplacement actuel des usines CARROT, puis un atelier plus modeste rue Balay, pour demander du travail comme simples compagnons à nos collègues plus favorisés.


Pierre Gauthier