
Dans ce qui suit, l’orthographe et la syntaxe utilisées dans la rédaction des cahiers n’ont pas été modifiées.
Sources : Cahiers de doléances de la province de Forez, 1975.Centre d’études Forézien/ La Diana ; E. Fournial et JP Gutton.
Sources : Cahiers de doléances de la province de Forez, 1975.Centre d’études Forézien/ La Diana ; E. Fournial et JP Gutton.
La procédure prévoit, outre l’élection de députés, la rédaction par de cahiers de doléances qui doivent être établis dans le cadre de chacun des ordres (noblesse, clergé, tiers état ). Ces documents constituent une source d‘information sur l‘état de l‘opinion à la fin de l’ancien régime d‘autant plus exceptionnelle qu‘ils sont élaborés, en ce qui concerne le Tiers, dans le cadre de la circonscription fiscale utilisée pour la taille. Le système repose en effet alors sur la technique de la répartition où le montant de l’impôt est attribué en cascade à chaque unité territoriale, la dernière étant la “ parcelle ” correspondant grosso modo au hameau actuel. Celle de Gachat près d’Apinac par exemple ne recouvre que dix feux (foyers). L’actuelle commune de Saint Jean Bonnefonds donne lieu, à elle seule, à au moins quatre cahiers…
Cette multiplicité s’oppose à toute approche rapide et exhaustive. Les cahiers combinent des propositions très générales et convergentes avec des préoccupations strictement locales parfois naïves ou anecdotiques. A Avez Le Coin on propose que “ les chèvres soient extirpées du royaume ”. Ailleurs on prône la suppression de la “ mandicité ” ou du “ célibat libertin ”. A La Métare, parcelle de 35 feux, c’est l’exemption des droits de douane sur l’importation des fers qui est demandée, mais à la condition qu’ils proviennent de Suède. L’une des originalités de ces documents tient certainement au caractère encore actuel des certains points de leur contenu. Ils fournissent en effet et notamment une peinture réaliste et colorée de l’éternel contribuable dans un paysage qui, sous certains angles, reste immuable.
ECCE HOMO FISCALUS
La complexité du personnage que d’aucuns persistent à appeler “ Homo ça paye ” s’est forgée depuis la nuit des temps. Le professeur Beltrame le définit comme une sorte de schizophrène dès lors qu’il est à la fois un assisté qui réclame des aides et un contribuable qui refuse de les consentir. Sa tendance forte à remettre en cause l’emploi de l’impôt constitue certainement la troisième dimension de cette personnalité contrastée, ambigüe et passionnée.
L’IMPOT DES AUTRES
Pour l’homo fiscalus, l’impôt, le bon impôt, c’est un peu comme l’enfer Sartrien, c’est “ les autres ”, celui qui est acquitté par les autres ! Un sondage récent ne montre t-il pas que 86% des français estiment excessif ou insupportable le montant de leurs contributions!
Dans leur très grande majorité les cahiers de doléances constituent d’abord la dénonciation de l’énormité des impôts dont la communauté est accablée compte tenu de ses facultés contributives. Dans un lapsus à l’évidence révélateur, la parcelle de Marieu La Mure paroisse de Périgneux , utilise d’ailleurs systématiquement le mot “ condoléances ” pour décrire sa lamentable situation.
Ce sont d’abord les sols, toujours “ harides ”, ingrats. A Bully “ le terrier labourable n’est que rocher et landes stérilles ” ; A Marcilly Le Chatel “ les prés et paquiers sont assis sur un sol si mauvais qu’on est obligé pendant l’hiver de nourrir les bestiaux avec de la paille … et la mauvaise nourriture occasionne chaque année des maladies et beaucoup de pertes de bestiaux ” ; Chambéon n’est pas mieux loti : “ Plus de la moitié des terreins est occupée par une lande d’estanc d’eau qui croupit…et ces eaux dormantes occasionnent un limon dont l’exhalaison procure une malsaineté qui donne la fièvre à tous les habitants” .La désolation parait néanmoins , tout au moins aux dires de ses natifs, culminer à Saint Priest la Prugne , au sol “ si mauvais qu’il n’y a point de bonne terre, et dans une grande partie point du tout, que le surplus est d’un terrein malsain et qui empoisonne la semaille et d’une couleur bleu et jaune, qui en le travaillant les laboureurs ressentent les mauvaises odeurs ”.
Que dire du climat, sinon qu’il est “ barbare ” et qu’au surplus il ne cesse de se dégrader ! Voici d’abord la neige ; elle est presque éternelle à Chalmazel puisqu’elle recouvre les terres 8 mois de l’année. A Limandon, saint Férréol, La Cote en Couzan, la situation est presque aussi dramatique puisqu’elle étouffe régulièrement “ bleds et soigle ”.
A Grammond comme à Fontanès “ la longueur des hivers et le terrain la plus part du temps couvert de neige fait souvent périr leurs brebis et moutons parce qu’ils sont obligés de les tenir renfermés pendant ce temps là, et lorsque ces animaux ne respirent pas l’air ils périssent ”.
Puis viennent d’autre intempéries qui, désormais, s’abattent presque tous les ans sur ces misérables contrées ; la grêle d’abord (1), endémique à Saint Bonnet Les Oules et qui s’acharne aussi sur Saint André D’Apchon : “ Une suite consécutive de douze à quatorze années d’une grêle quelquefois afreuze désole cette paroisse en enlevant au pauvres laboureur l’espérance d’un travail pénible ”.
Mais ce sont surtout les dégâts causés par les pluies qui “ ravagent en grande partie les fonds et bâtiments et ruinent les citoyens ”(2). A Neulize les fonds sont qualifiés “ d’aquatiques ” tandis qu’à Les Barges et à Grammond on semble affligé d’un micro climat puisque de fréquents “ ouragants ” dépouillent les terres ; A Ozerolles “ les grandes pluies enlèvent la terre jusqu’au roc et remplissent de sable et de pierre ses petits prés industrieusement formés". La situation est identique à St Just sur Loire dont le sol “ n’est plus qu’un simple rocher ” ou à Bully où “ les fonds ont diminué en quelques années de plus de la moitié par inondations et autres intempéries ”.A Ailleux en Bussy la couche d’humus est tellement ténue que “ la moindre rosée qui tombe entrène toute la superficie de la terre ”. La Cote en Couzan n’échappe pas à cette sorte de malédiction : “ Les inondations entrainent nos terre ou nos prés de sorte que tous les vingt ans il se fait à peine une bonne récolte ”.
Les habitants de Hauterivoire ne voient , pour leur part, aucune contradiction à écrire, à quelques lignes d’intervalle : “ Le terrein étant sablonneux est souvent entrainé par les avals d’eaux fréquents dans toutes les saisons…Dans l’été les petits ruisseaux étant à sec… ils sont réduits à la nécessité d’aller à plusieurs lieues pour faire moudre leurs grains ce qui occasionne une perte de temps et des dépenses considérables ”
Ces terres systématiquement ravagées ne peuvent, à l’évidence, plus nourrir leur population… “ Les enfants quittent le pays ”(3) ne serait ce que pour “ gagner quelque chose pour le payement des impots ”(4).
Peut être vont-ils devenir “ fonctionnaires ” et rejoindre “ les cohortes d’employés aux aides et gabelles où se jettent nombre de païsans, privant ainsi l’agriculture d’un nombre infini de sujets qui ne sont là que pour vexer leurs concitoyens …par les procès verbaux qu’ils font dont le plus grand nombre est injuste ” .
Pour exploiter cette terre pourtant largement inculte il ne reste plus aux propriétaires qu’à affronter “ l’arrogance des domestiques ” qui profitent de cette situation de pénurie de main d’œuvre pour exiger des gages qui, par leur “ énormité absorbent une grande partie des revenus ”(5). Sans vergogne il est ainsi soutenu que les commis de ferme sont devenus les profiteurs du système, les habitants de Précieux ou de Lézigneux n’hésitant pas à écrire qu‘il “ est prouvé qu’à l’expiration de chaque année le domestique est plus aisé que son maitre ”.(6)
Cet étalage d’une misère ici toujours plus profonde qu’ailleurs, annonce l’échec des Etats généraux tels qu’ils ont été voulus par le pouvoir pour procurer des ressources nouvelles au trésor. Chaque paroisse s’estime, implicitement au moins, surimposée. Dès l’introduction de leurs cahiers les habitants d’Apinac par exemple résument parfaitement l’opinion générale tout en formalisant le credo fondamental de l’homo fiscalus : “ Les impôts auxquelles cette communauté est assujetie sont si exorbitants qu’il seroit injuste d’ajouter à leur masse réunie, puisque ces mêmes impôts devront, au contraire, éprouver une modération considérable ”.
Certaines communautés revendiquent d’ailleurs le triste privilège d’être les plus taxées; c’est le cas de Rozier - “ une des paroisses la plus chargée en imposition royale qu’il y aye dans le ressort de l’élection de Montbrison ”; ce record est contesté par La Cote En Couzan qui en appelle à l’opinion générale : “ Notre quartier, le plus chargé de toute la paroisse et des paroisses voisines,de l’aveu de tout le monde ”.
Mais l’injustice n’est elle pas encore plus criante plus au nord puisque, selon ses habitants “ il ne se trouvera peu être point d’endroit ny paroisse aussi surcharger d’impôt que la commune de Saint Marcel de Phélines ”. A lentiny la même idée est formulée, mais de manière différente : “ Si chaque point du royaume également circonscrit rapportait une somme pareille le revenu du fisc serait immense ”. Aussi convient- il d’aller chercher les ressources ailleurs, chez les autres et d’abord et fort légitimement chez ceux qui, historiquement sont exemptés. Dans le Forez, comme ailleurs, l’abolition des privilèges constituent une demande constante du Tiers Etat : “ Le dit impôt sera réparti sur tous sans distinction, tant sur les nobles, les privilégiés, le clergé, qu’autres eu égard aux propriétés et facultés pécuniaires, les capitalistes suivant les connaissances que l’on pourra avoir de leurs fortunes, sur le commerce et l’industrie, en faire supporter le moins qu’on pourra aux pauvres laboureurs … ”.
Le principe d’égalité devant l’impôt n’appelle dans la Loire pas d’opposition véritable puisqu’il est également posé dans les cahiers de la noblesse et du clergé, dont leurs représentants, anticipant sur la nuit du 4 aout, font, en nombre, abandon immédiat de leurs privilèges.(7)
Les doléances à l’encontre du casuel, certainement moins connues mais tout aussi récurrentes, procèdent d’une réaction identique. Il s’agit d’honoraires exigés par le curé pour administrer les sacrements ; ces redevances suscitent un véritable tollé dans la mesure notamment où la dime est également payée au clergé:
“ Cette dixme doit nourrir nos prêtres et il parait contre les lois de payer pour se marier et pour se faire enterrer. Les prieurs, et le notre est du nombre, se sont emparés des dixmes et n’ont laissés aux curés et vicaires que la peine et ils ont pris le profit. Nous faisons d’humbles supplications à sa Majesté d’augmenter les portions congrues et de détruire tout casuel forcé. ”(8) La portion congrue représente la part du bénéfice ecclésiastique reversée au desservant de la paroisse. Elle est systématiquement dénoncée, y compris dans le cahier du clergé, comme insuffisante pour assurer la subsistance du prélat de base, ce qui l’oblige à recourir à ce fameux casuel.
Cette pratique a donné à la langue française l’un de ses plus savoureux paradoxes, l’adjectif congru, qui signifie “ adapté, normal ”, prenant un sens totalement contraire lorsqu’il est associé au substantif “ portion ”. L’homo fiscalus, tel qu’il ressort des cahiers, est tout aussi contradictoire puisqu’il revendique dans le même temps un allègement substantiel de sa propre contribution aux charges publiques et le bénéfice de services supplémentaires qui lui sont dus par cette même collectivité.
PLUS DE PRESTATIONS
Si l’inventaire des demandes est large, certaines apparaissent d’une actualité certaine ; d’autres sont intéressantes car elles constituent les prémisses de reconnaissance de droits de l’homme mais qui sont encore bien loin, en cette année 1789, d’être reconnus comme tels.
LA SECURITE
“ Des vagabonds se disant pauvres nous dérobent et nous vollent nos danrées, profitant même des temps de la messe pour nous enlever de nos maisons nos linges et nos habits parce qu’ils ne trouvent pas d’autre choses. Il serait donc à souhaiter que l’on multipliât les maréchaussées pour arrêter ces malheureux qui nous usent et nous fatiguent ”. Ce passage du document de La Cote en Couzan traduit un souci fréquent des habitants du Forez. S’il est ici exprimé avec uns certaine commisération pour “ ces malheureux ”, tel n’est pas toujours le cas. A Villechenève, près de Néronde, on dénonce “ les brigands qui infestent les montagnes et qui se retirent dans les bois qui les avoisinent ”. La peur est certainement plus forte dans les campagnes que dans les bourgs, même si à Montaud est dénoncé “ le désordre général de la police que Saint Etienne à laissé introduire ”. L’augmentation du nombre de “ policiers ” est ainsi très souvent exigée ainsi qu’une meilleure couverture du territoire : “ Qu’il soit établi des corps de maréchaussée plus rapprochés affin de purger le canton de tous les brigands qui l’infestent sous le nom de mendians ” . Plusieurs communauté sont plus radicales encore puisque, à l’exemple de Montrond , elles proposent “ que l’on doublât, dans tout le royaume les brigades de maréchaussée pour la sûreté publique ”.
DES ROUTES ET VOIES DE COMMUNICATION
Les cahiers ligériens apparaissent à cet égard novateurs dans la mesure où ils préfigurent l’un des thèmes saint simonien sur l’importance des axes de communication dans le développement économique. Certes dans la plupart des cas les demandes correspondent à des besoins strictement locaux. Roanne demande la construction d’un pont sur la Loire, comme Feurs ou Saint Sulpice, afin de relier Lyon, Clermont, Limoges et Bordeaux. La ville qui deviendra quelques années plus tard la première et éphémère préfecture de la Loire, s’impatiente de l’ouverture promise et toujours différée “ du chemin de Saint Etienne à Roanne ” et qui doit la traverser. Saint Galmier revendique d’ailleurs le passage de cette même route sur son territoire afin de “lui procurer une branche de commerce ”.
Les habitants de la Motte et Bigny n’hésitent pas pour leur part à invoquer le salut de leurs âmes pour justifier la nécessaire construction d’un pont : “ nous sommes obligés de venir à la messe paroissiale à Feurs. Nous en sommes séparés par le fleuve de Loyre. Les débordements fréquents de ce fleuve nous empêchent de remplir nos devoirs de Chrétien ; souvent nous sommes privés de secours spirituels dans nos maladies. Nous demandons qu’il soit fait un pont sur le fleuve ” . Certaines communautés, comme Roche La Molière ou saint Sulpice dépassent cependant le cadre strictement contingent. L’article 10 des cahiers de Sainte Foi en Bussy est à cet égard significatif : “ L’ouverture des grandes routes dans tout le royaume et la communication par embranchement dans toutes les villes, bourgs et villages ”. Mais derrière Sapiens qui exprime ainsi aux confins du forez son sens prospectif, Janus fiscalus reste présent pour formuler ici et là des objections qui ne sont pas sans rappeler celles des détracteurs de telle ou telle autoroute.
Ainsi à Limandon on dénonce cette “ route qui traverse la paroisse dans sa partie la plus fertile ”. A La Bouteresse les habitants s’insurgent également contre ce type de nuisances : “ La grande routte de Lyon à Clermont nouvellement faitte traverse cette paroisse et à détérioré une partie de leurs possessions ; ils ont encore la crainte d’être délogés, du moins en grande partie, le chemin étant marqué pour passer à travers de leurs maisons ”.
L’EMERGENCE DE DROITS FUTURS : SANTE ET EDUCATION
- La santé
Le manque d’hôpitaux est quelquefois dénoncé comme à Sainte Colombe, Feurs et Saint Denis sur Coise dont le cahier comporte d’ailleurs des connotations anticléricales relativement rares. Il propose notamment que le financement de ces établissements soit assuré par le produit de la vente de tous les biens de l’église ainsi que par les amendes infligées aux hiérarques du clergé qui ne résident pas dans leurs “ bénéfices ”; Plus fréquentes restent les demandes d’établissement dans chaque paroisse de “ sages femmes instruites ”. La situation effectivement dramatique en la matière est par exemple bien décrite à Sainte Colombe : “ qu’il seroit bien souhaitable que l’on s’occupa à procurer aux parroisses des accoucheuses sages et instruites …pour ces pays où la première femme qui veut se mêler d’accoucher est appellée, sans adresse, sans expérience, sans talent. Elle n’est point en l’état de faciliter un accouchement laborieux, et chaque année plusieurs individus, mères et enfants, deviennent la victime de leur maladresse."
- L’éducation
“ Il faut des habitants qui sachent lire et écrire ” , proclament les habitants de Bard qui poursuivent : “ En conséquence supplions Sa Majesté de faire établir sur toute l’étendue de son royaume , en chaque paroisse un maitre d’école approuvé par Mgr L’Archevêque du diocèse et du curé des lieux, aux dépens du décimateur..." La même demande est appuyée à Sainte Colombe par un argumentaire quelque peu spécieux : “ Le plus grand nombre ne sait ny lire ny écrire, ce qui indépendement des secours que la lecture procure pour les devoirs de la religion, occasionne beaucoup d’embarras … soit pour asseoir les impositions et en faire la roolle , soit pour la perception… ”. Si l’enseignement secondaire est moins présent, il n’en demeure pas moins évoqué ici et là, comme a Montrond : “ Que l’on établit dans toutes les villes, à la place des communautés religieuses, des collèges pour l’éducation des jeunes gens qui restent dans l’ignorance à cause du peu de fortune des parents qui malgré leur bonne envie sont dans l’impossibilité de les placer au dehors ”. Par contre et le plus souvent, le financement de ces enseignements est laissé au clergé par affectation d’une partie de la dime. A saint Romain Le Puy cependant une participation financière des parents est envisagée.
UNE BAISSE DRASTIQUE DES DEPENSES ACTUELLES
Il est désormais de pratique courante, après un changement de majorité, de diligenter un audit afin d’établir la situation financière catastrophique laissée par des prédécesseurs incompétents voire prévaricateurs ; les cahiers de doléances illustrent encore une fois cette conviction de l’homo fiscalus, intimement persuadé que son impôt est dilapidé et que la “ chasse au gaspi ” constitue la solution à son problème.
La “vérification de toutes les charges de l’Etat ” constitue à cet égard l’un de leur leitmotiv. “ Que l’on examine les dépenses du gouvernement et que l’on fasse les réductions dont toutes les parties sont susceptibles ” exige t- on par exemple à Pinay. Le cahier de synthèse du Tiers, non sans un certain angélisme, va jusqu’à donner mandat à ses députés de procéder à l’opération lors des prochains Etats généraux :
“ Ils examineront toutes les dettes de l’Etat contractées tant par le gouvernement actuel que par les prédécesseurs et Sa Majesté, leur nature, l’intérêt qu’on paye, la légalité ou l’illégalité des formes dont-elles sont revêtues. ”;
Des gisements d’économies sont ici et là anticipés. Saint Galmier détecte deux filons:
“ Réformer l’administration des finances, des tribunaux de justice, y substituer de plus simples, moins onéreuses pour la nation, faire cesser l’anarchie et le désordre ”.
La ferme générale, celle en charge de la gabelle du sel, “ ce fléau de l’humanité ” est régulièrement visée : “ nous désirons le renvoy de tous les commis et employés aux fermes, gens désoeuvrés et pernicieux à l’Etat et ruineux aux pauvres citoyens , lesquels ils accablent de leurs injustices, semblables aux loups qui guette les brebis pour les dévorer, après avoir tendu des pièges dans lesquels ils ne manquent pas de tomber ”.(11)
L’administration de la taille n’est pas non plus épargnée ; “ ne vexe t- elle pas le public par la multiplicité des chefs de garnison qu’ils envoient journellement et sur lesquels ils gagnent plus de la moitié ”!(12)
A Salt en Donzy deux autres mesures sont préconisées :
- “ La vérification des alliénations faittes des domaines de la couronne et la rentrée dans ceux qui auront été aliénés sans aucun avantage pour l’Etat .
- l’abolition des pentions purement gratuites ”.
Chalmazel pour sa part propose de traduire en justice les responsables de ces errements : “ Que le procès soit fait soit fait à tous ceux qui auraient prévariqué et divertit les finances et que la pension ne soit accordée qu’à ceux qui l’auront mérité par leur économie et leurs services ”.
UNE CULTURE LIGERIENNE ETONNAMMENT PERENNE
L’EXPRESSION D’UNE IDENTITE
Le département de la Loire est souvent présenté comme une construction largement artificielle née d’un hasard de l’histoire. Les révolutionnaires ne le constituent pas comme tel à l’origine ; il n’est créé sous le numéro 88 que lors de la division du département de Rhône et Loire, scindé en 1793 pour punir les Lyonnais de leur révolte contre le pouvoir Jacobin. L’actuel pays ligérien n’a pas d’unité géographique propre ; il agglomère des paysages de montagne, les spécificités Roannaises, une plaine marécageuse où sévissent des fièvres permanentes et le bassin Stéphanois déjà marqué par le charbon et un secteur secondaire émergent. Il est coupé par le seuil de Neulize qui partage langue et culture d’Oc et d’Oil. Sur le plan administratif, et pour reprendre les termes d’Etienne Fournial “ ce sont de multiples circonscriptions de tous ordres, civiles et religieuses, qui se juxtaposent ou plutôt s’enchevêtrent ”. Les paroisses du Forez relèvent par exemple de sept diocèses différents(10). Certaines sont éclatées en plusieurs pouvoirs comme le petit village de Saint Bonnet des Quarts qui décrit ainsi sa situation : “ La paroisse … dépend de deux généralités, celle de Lyon pour la majeurs partie et celle de Moulins pour le reste. Il y a sur cette paroisse de trois provinces, du Lionnois, du Forest et du Bourbonnois. ”
Face à une telle mosaïque la demande de création d’une véritable province du Forez apparait singulière. Elle constitue pourtant l’un des dénominateurs communs des doléances des trois ordres : “ Nous mandons, sollicitons pour cette province des états particuliers, séparés de la ville de Lyon dont le génie commerçant est trop différent du Forez, essentiellement agricole, pour n’avoir qu’une seule administration ”.(9) Cette revendication reprend nombre de souhaits exprimés par les différentes communautés qui, pour la plupart, suggèrent que le siège de cette future province alterne à Montbrison, Roanne et Saint-Etienne . Certes, esprit de clocher oblige, les paroisses du Nord placent systématiquement Roanne en première position alors que les autres privilégient Montbrison. Saint Etienne qui est pourtant par sa population la ville de loin la plus importante, n’est jamais citée en tête dans la mesure où ce point n’est jamais repris dans les cahiers des communautés relevant de son agglomération.(13)
Cette abstention ne constitue certainement que l’un des épisodes de la rivalité séculaire qui oppose Montbrison et Saint Etienne. Un an auparavant celle-ci avait demandé l’implantation d’un tribunal dans ses murs. Montbrison aux termes d’une argumentation d’un byzantinisme remarquable, s’y était opposée, tout en sollicitant la création d’états provinciaux dans le Forez dont elle entendait, bien entendu, être le siège. Le refus Stéphanois ayant été adressé sèchement au début de 1789, il était difficile, quelques mois plus tard de formuler des propositions contraires. L’identité Forézienne qui émerge dans les cahiers, s’alimente parfois d’un méfiance larvée vis-à-vis du grand voisin Lyonnais lointain et dominateur et qu’exprime par exemple les sujets de cette petite parcelle près de Noirétable : “ Les habitans Des Salles ne désireraient pas moins que la province du forez fut désunie de la généralité de Lyon, étant de la plus grande importance que le Forez eût ses états particuliers puisque cette province contribuant aux charges du Lyonnois ne retire absolument rien des sommes qui sont distraites des impositions qu’elle paye… ” Apinac, pour sa part et parmi d’autres, est assurée que, par là, on éprouvera “infailliblement une réduction considérable des impositions accessoires à la taille ”. Certes les préoccupations fiscales restent primordiales ; il n’en demeure pas moins certain que le sentiment d’appartenance réel qui s’exprime dans les cahiers constitue le germe de l’identité actuelle du “ 42 ” .
UN PAYS ISOLE EN OSMOSE AVEC SON TEMPS
Dépourvu d’unité administrative et géographique, le futur département de la Loire, est au surplus et certainement l’un des plus reculés du royaume. Il n’est traversé que par trois routes reliant Lyon à l’Auvergne. Celle de saint Etienne à Roanne, qui passe par Montbrison est, au surplus impraticable tout au long de l’hiver. Son territoire est boudé par les grands de ce monde et il faudra attendre 1814, avec la visite du Comte d’Artois, pour que sa principale cité accueille enfin un personnage d’envergure. Seul Jean- Jacques Rousseau s’y hasarde en 1769 lorsqu’il entreprend d’herboriser dans le Pilat. Le bilan qu’il dresse de son aventure est désastreux ; il n’a vu , avec des compagnons de voyage incultes er déplaisants, qu’une “ triste et vilaine montagne…inculte et déserte ”, baignée de pluies incessantes. Son gite est douteux, avec pour lit “ du foin ressuant et tout mouillé hors un seul matelas recouvert de puces ”. Il se gausse de “ ces pauvres gens, craignant jusqu’au lait de leur mère ”, persuadés qu’ils sont que leur fontaine “ d’eau glaçante est de nature à les occire." Lui s’en abreuve à l’envi pour détromper ces rustres. En définitive, seul le vin trouve grâce à ses yeux…, mais il vient d’Espagne !
Depuis l’auteur de l’Astrée ce pays de nulle part n’a, de plus, fourni à la littérature ou à l’art, aucune figure reconnue. L’enseignement y est d’ailleurs largement en l’état de jachère. Saint Etienne ne dispose pas même d’un collège, le dernier, près de Grangent, ayant été fermé en 1729 pour cause de Jansénisme. Dans ces conditions le niveau de culture politique comme l’élévation des aspirations qu’expriment les 119 cahiers de doléances retrouvés, ne peut que surprendre. Derrière une formulation souvent approximative, ils fournissent l’inventaire certainement complet de toutes les réformes que la révolution va mettre en œuvre.
Les principes de Liberté, d’égalité et de fraternité sont, implicitement au moins, posés.
Le magnifique cahier de Chalmazel, par exemple, témoigne d’un humanisme authentique dès son propos introductif : “ Que nos vœux, doléances, plaintes et remontrances indiquent les causes qui ont amené et annoncent les moyens de nous régénérer sur des principes de félicité publique et de liberté individuelle ”.
Des propositions précises émanent des communautés les plus reculées. Monverdun (57 feux) : “ La réforme du code civil et pénal sur la base de l’égalitté parfaitte entre tous les citoyens indistinctement ”.
Saint-Denis sur Coise (111 feux) : “ L’abolition totale des lettre de cachets…la liberté de la presse; l’imprimerie établie partout où les circonstances l’exigeront ”.
Sont également abordés, avec les thèmes fondateurs de la république, et parfois de manière récurrente l’aménagement de la peine de mort, l’abolition de la torture, l’uniformisation des poids et mesures, l’interdiction des congrégations religieuses… Devançant le serment du jeu de paume, Villars mande ses députés “ pour procurer dans le royaume une heureuse constitution qui assure les droits du monarque, ceux des sujets, la liberté et la sureté des citoyens ”.
Le cahier de synthèse du baillage de Montbrison, dans son article 5 fait également preuve de prescience lorsqu’il utilise les mots “ assemblées nationales ”, tout en posant le principe de l’annualité de l’impôt.
Certaines idées avancées étonnent même par leur modernité. A Chalmazel on dénonce l’incohérence de la politique due à l’instabilité ministérielle pour proposer la mise en place d’une véritable planification :
“ Une autre cause …de la décadence des Etats est le défaut d’un plan d’administration constant, suivi et uniforme ; chaque ministre a le sien ; il fait de grandes dépenses pour le mettre à exécution ; un autre le remplace, renverse tout et rend inutile de grands préparatifs…Pour remédier à ces maux, que la nation assemblée forme un plan d’administration d’où les ministres ne pourront s’écarter ”.
L’étude faite à Lentiny et à Chérier sur les effets pervers de la différence de rentabilité du capital et du travail reste également pertinente en ce début de millénaire.
Un indice du bon niveau d’information et de culture politique du Ligérien à la veille de la révolution est fourni par l’évocation, à quatre reprises au moins, de l’expérience des cadastres de haute Guyenne. La nécessité d établir un cadastre, permettant d’asseoir l’impôt sur des bases objectives fait l’objet d’un très large consensus en réaction contre l’arbitraire de la taille.(14)
En 1779 la haute Guyenne avait entrepris la confection d’un plan parcellaire et d’une documentation définissant et évaluant chaque propriété .Une école de géomètres avait été créée à Cahors et une véritable administration mise en place à cet effet.
Cette expérience pourtant exceptionnelle est restée confidentielle jusqu’à ce que des travaux récents viennent en rappeler l’existence. Elle était pourtant citée comme modèle en 1789 dans certaines paroisses reculées du Forez.(15)
Sur le plan économique les Foréziens adhérent massivement à la doctrine physiocratique qui n’est alors pas loin de constituer “ une pensée unique ”. Pour Quesnay et ses disciples, la seule richesse émane de la terre, les autres activités étant “ stériles ”. Cette école permet de conforter l’un des vieux rêves de l’homo fiscalus, celui de l’impôt unique, périodiquement réinventé, simple, équitable, transparent. Le cahier Des Barges, parmi beaucoup d’autres constitue une véritable profession de foi en la matière :
“ La forme d’imposition la plus propre à concilier les intérêts publics avec les droits des citoyens serait une taxe sur la terre parce que l’impôt étant une dépense qui se renouvelle tous les ans…ne peut être assis que sur un revenu annuel. Or on ne peut trouver de revenus annuels que celui des terres, et il n’y a que les terres qui restituent chaque année les avances qui leur sont faites et de plus un bénéfice dont il est possible de disposer ”.
La révolution qui s’annonce va largement remplir ce programme en créant un système fiscal centré sur l’impôt foncier et en supprimant les taxes indirectes. Elle ne résoudra cependant pas la crise financière du pays, que la vente des biens nationaux et l’expérience malheureuse des assignats permettront un moment d’occulter.
En fournissant ainsi et à postériori l’illustration des dangers d’une vision exclusivement théorique et unique des problèmes, les cahiers de doléances restent également sur ce point d’actualité. Mais n’attestent ils pas avant tout de l’intérêt d’une approche locale voire intimiste des faits historiques même si celle-ci conduit parfois à en démythifier certains, érigés en symboles ? Le serment du jeu de paume ou la nuit du Quatre Août étaient par exemple annoncés, au diable vauvert, dés la fin de l’hiver 1789(16). Mais par delà l’image d’Epinal ou des fantasmes de l’abbé Barruel qui invente la théorie du complot au prétexte de la communauté des doléances exprimées dans les cahiers (17), ceux de la Loire notamment, traduisent une identité culturelle de la nation à la fin de l’ancien régime certainement beaucoup plus authentique, à défaut d‘être lyrique.
RENVOIS ET COMPLEMENTS
(1) 1788 fut effectivement une année où des orages de grêle dévastèrent de nombreuses récoltes dans tout le pays.
(2) Montverdun
(3) Marcilly Le Chatel
(4) Lezigneux et précieux
(5) Marcilly le Chatel
(6) Plusieurs cahiers demandent au surplus que les domestiques soient tenus, sous peine d’amende et de prison à demeurer attachés pour un temps convenu à l’exploitation .
(7) Pour la noblesse cette renonciation est d’abord le fait d’initiatives individuelles; Ainsi, Jean François Michon du Marais servant de la maison du Roy proclame, non sans panache, le 15 Mars 1789 devant l’assemblée du tiers :
« Convaincu que tout privilège est injuste et contraire à la prospérité publique… requiert, acte par devant vous de la renonciation formelle et sans conditions de tous les privilèges nonobstant tous édits et déclarations contraires qui pourraient intervenir, demandant en outre que copie de la présente renonciation soir remise à messieurs les officiers municipaux de la ville de Roanne icy présents, afin qu’ils puissent me comprendre dans les rôles de taille de la présente année.
J’ay suspendu l’effet d’une détermination qui m’est dictée par ma conscience pour donner plus de solennité à ma renonciation et pour inviter, par mon exemple tous les privilégiés à la cession de titres contraires à une sage constitution et au droit naturel ».
Quelque jours plus tard il est suivi par ses pairs, comme en témoigne le cahier de la noblesse : « l’ordre de la noblesse … s’est empressé pour montrer son dévouement a la chose publique de consentir à l’abandon de tous privilèges pécuniaires, avec offre de contribuer en raison proportionnelle des facultés au payement des impôts nécessaires pour le soutien de l’Etat et la gloire du trône ».
L’excellence des relations entre le la noblesse et le tiers est telle que ce dernier élira à l’unanimité le Marquis de Rostaing pour le représenter aux Etats Généraux. . Ce compagnon de Lafayette lors de la guerre d’indépendance Américaine sera ainsi l’un des huit nobles élus en France pour représenter le tiers état.
La situation reste paradoxale puisque à Montbrison, après un interminable débat, cette possibilité sera refusée aux roturiers privilégiés.
(8) La Cote En Couzan
(9) Cahier de la noblesse
(10) Lyon, Autun, Macon, Clermont, Le Puy, Vienne, Viviers
(11) La Cote en La Valla
(12) Les Exemps De Chateaumorand
( 13) Exception faite peut être de Montaud qui comporte une allusion en ce sens
(14) La taille est dite réelle si on dispose de terriers ou compoix répertoriant la propriété immobilière et s’assimile à un impôt foncier. Par contre ces documents sont largement obsolètes comme le souligne le cahier de St Marcel de Fèlines : « Les terriers sont invétérés et souvente fois pour l’hordinaire dans cent années ils n’ont pas été renouveller. les propriétaires ont changés en cette espace cinq fois et plus…propriétaire souvent ne s’y reconnois plus.»
Dans le cas contraire la taille est « personnelle » c’est-à-dire attribuée« au jugé » par les collecteurs asséeurs, en principe élus par leur concitoyens. Cette mission était loin d’être une sinécure comme l’atteste le cahier de Fontanès :
« La faculté qu’ont les taillables de faire la répartition des impôts qui concernent leurs paroisses occasionne beaucoup de vengeances. Il suffit qu’un voisin soit jaloux de son voisin pour le charger en taille et cette facilité dont l’on abuse trop souvent se voit journellement, en sorte qu’il arrive que celui dont l’étendue des possessions est considérable ne paye pas autant de taille que celui qui n’en a que la moitié, et cette inégalité provient de la vengeance ».
(15) Cette référence aux cadastre de Haute Guyenne est certainement inspirée par le rédacteur commun à tous les cahiers où elle figure ; il s’agit du notaire royal Jacques Monciny . Les rédacteurs ont inspiré dans une certaine mesure les documents qu’ils ont été amenés à établir, comme le prouvent les similitudes fréquentes relevées entre différents cahiers et qui procèdent de la technique du « copier/coller ». Leur rôle cependant n’est pas nécessairement déterminant. Les préoccupations strictement locales affichées montrent en effet la réalité de l’expression des populations. Par ailleurs les cahiers, qui, comme à Bard n’ont ,par mesure d’économie, pas été rédigés par un praticien, n’ont pas une tonalité différente des autres.
(16) La canonnade de Valmy est à cet égard toute aussi frustrante. La célèbre victoire semble moins imputable à l’héroïsme des soldats de la République qu’à l’épouvantable colique de leurs ennemis qui s’étaient gavés des raisins verts de la plaine Champenoise et dont le général avait été peut être stipendié par Danton.
(17) L’abbé Barruel voit dans les convergences des cahiers de doléances l’une des preuves de la conjuration de la Franc-Maçonnerie pour asseoir sa domination sur l’univers. Il est ainsi le fondateur de la fameuse théorie du complot qui connait aujourd’hui un regain d’audience exceptionnel
Cette multiplicité s’oppose à toute approche rapide et exhaustive. Les cahiers combinent des propositions très générales et convergentes avec des préoccupations strictement locales parfois naïves ou anecdotiques. A Avez Le Coin on propose que “ les chèvres soient extirpées du royaume ”. Ailleurs on prône la suppression de la “ mandicité ” ou du “ célibat libertin ”. A La Métare, parcelle de 35 feux, c’est l’exemption des droits de douane sur l’importation des fers qui est demandée, mais à la condition qu’ils proviennent de Suède. L’une des originalités de ces documents tient certainement au caractère encore actuel des certains points de leur contenu. Ils fournissent en effet et notamment une peinture réaliste et colorée de l’éternel contribuable dans un paysage qui, sous certains angles, reste immuable.
ECCE HOMO FISCALUS
La complexité du personnage que d’aucuns persistent à appeler “ Homo ça paye ” s’est forgée depuis la nuit des temps. Le professeur Beltrame le définit comme une sorte de schizophrène dès lors qu’il est à la fois un assisté qui réclame des aides et un contribuable qui refuse de les consentir. Sa tendance forte à remettre en cause l’emploi de l’impôt constitue certainement la troisième dimension de cette personnalité contrastée, ambigüe et passionnée.
L’IMPOT DES AUTRES
Pour l’homo fiscalus, l’impôt, le bon impôt, c’est un peu comme l’enfer Sartrien, c’est “ les autres ”, celui qui est acquitté par les autres ! Un sondage récent ne montre t-il pas que 86% des français estiment excessif ou insupportable le montant de leurs contributions!
Dans leur très grande majorité les cahiers de doléances constituent d’abord la dénonciation de l’énormité des impôts dont la communauté est accablée compte tenu de ses facultés contributives. Dans un lapsus à l’évidence révélateur, la parcelle de Marieu La Mure paroisse de Périgneux , utilise d’ailleurs systématiquement le mot “ condoléances ” pour décrire sa lamentable situation.
Ce sont d’abord les sols, toujours “ harides ”, ingrats. A Bully “ le terrier labourable n’est que rocher et landes stérilles ” ; A Marcilly Le Chatel “ les prés et paquiers sont assis sur un sol si mauvais qu’on est obligé pendant l’hiver de nourrir les bestiaux avec de la paille … et la mauvaise nourriture occasionne chaque année des maladies et beaucoup de pertes de bestiaux ” ; Chambéon n’est pas mieux loti : “ Plus de la moitié des terreins est occupée par une lande d’estanc d’eau qui croupit…et ces eaux dormantes occasionnent un limon dont l’exhalaison procure une malsaineté qui donne la fièvre à tous les habitants” .La désolation parait néanmoins , tout au moins aux dires de ses natifs, culminer à Saint Priest la Prugne , au sol “ si mauvais qu’il n’y a point de bonne terre, et dans une grande partie point du tout, que le surplus est d’un terrein malsain et qui empoisonne la semaille et d’une couleur bleu et jaune, qui en le travaillant les laboureurs ressentent les mauvaises odeurs ”.
Que dire du climat, sinon qu’il est “ barbare ” et qu’au surplus il ne cesse de se dégrader ! Voici d’abord la neige ; elle est presque éternelle à Chalmazel puisqu’elle recouvre les terres 8 mois de l’année. A Limandon, saint Férréol, La Cote en Couzan, la situation est presque aussi dramatique puisqu’elle étouffe régulièrement “ bleds et soigle ”.
A Grammond comme à Fontanès “ la longueur des hivers et le terrain la plus part du temps couvert de neige fait souvent périr leurs brebis et moutons parce qu’ils sont obligés de les tenir renfermés pendant ce temps là, et lorsque ces animaux ne respirent pas l’air ils périssent ”.
Puis viennent d’autre intempéries qui, désormais, s’abattent presque tous les ans sur ces misérables contrées ; la grêle d’abord (1), endémique à Saint Bonnet Les Oules et qui s’acharne aussi sur Saint André D’Apchon : “ Une suite consécutive de douze à quatorze années d’une grêle quelquefois afreuze désole cette paroisse en enlevant au pauvres laboureur l’espérance d’un travail pénible ”.
Mais ce sont surtout les dégâts causés par les pluies qui “ ravagent en grande partie les fonds et bâtiments et ruinent les citoyens ”(2). A Neulize les fonds sont qualifiés “ d’aquatiques ” tandis qu’à Les Barges et à Grammond on semble affligé d’un micro climat puisque de fréquents “ ouragants ” dépouillent les terres ; A Ozerolles “ les grandes pluies enlèvent la terre jusqu’au roc et remplissent de sable et de pierre ses petits prés industrieusement formés". La situation est identique à St Just sur Loire dont le sol “ n’est plus qu’un simple rocher ” ou à Bully où “ les fonds ont diminué en quelques années de plus de la moitié par inondations et autres intempéries ”.A Ailleux en Bussy la couche d’humus est tellement ténue que “ la moindre rosée qui tombe entrène toute la superficie de la terre ”. La Cote en Couzan n’échappe pas à cette sorte de malédiction : “ Les inondations entrainent nos terre ou nos prés de sorte que tous les vingt ans il se fait à peine une bonne récolte ”.
Les habitants de Hauterivoire ne voient , pour leur part, aucune contradiction à écrire, à quelques lignes d’intervalle : “ Le terrein étant sablonneux est souvent entrainé par les avals d’eaux fréquents dans toutes les saisons…Dans l’été les petits ruisseaux étant à sec… ils sont réduits à la nécessité d’aller à plusieurs lieues pour faire moudre leurs grains ce qui occasionne une perte de temps et des dépenses considérables ”
Ces terres systématiquement ravagées ne peuvent, à l’évidence, plus nourrir leur population… “ Les enfants quittent le pays ”(3) ne serait ce que pour “ gagner quelque chose pour le payement des impots ”(4).
Peut être vont-ils devenir “ fonctionnaires ” et rejoindre “ les cohortes d’employés aux aides et gabelles où se jettent nombre de païsans, privant ainsi l’agriculture d’un nombre infini de sujets qui ne sont là que pour vexer leurs concitoyens …par les procès verbaux qu’ils font dont le plus grand nombre est injuste ” .
Pour exploiter cette terre pourtant largement inculte il ne reste plus aux propriétaires qu’à affronter “ l’arrogance des domestiques ” qui profitent de cette situation de pénurie de main d’œuvre pour exiger des gages qui, par leur “ énormité absorbent une grande partie des revenus ”(5). Sans vergogne il est ainsi soutenu que les commis de ferme sont devenus les profiteurs du système, les habitants de Précieux ou de Lézigneux n’hésitant pas à écrire qu‘il “ est prouvé qu’à l’expiration de chaque année le domestique est plus aisé que son maitre ”.(6)
Cet étalage d’une misère ici toujours plus profonde qu’ailleurs, annonce l’échec des Etats généraux tels qu’ils ont été voulus par le pouvoir pour procurer des ressources nouvelles au trésor. Chaque paroisse s’estime, implicitement au moins, surimposée. Dès l’introduction de leurs cahiers les habitants d’Apinac par exemple résument parfaitement l’opinion générale tout en formalisant le credo fondamental de l’homo fiscalus : “ Les impôts auxquelles cette communauté est assujetie sont si exorbitants qu’il seroit injuste d’ajouter à leur masse réunie, puisque ces mêmes impôts devront, au contraire, éprouver une modération considérable ”.
Certaines communautés revendiquent d’ailleurs le triste privilège d’être les plus taxées; c’est le cas de Rozier - “ une des paroisses la plus chargée en imposition royale qu’il y aye dans le ressort de l’élection de Montbrison ”; ce record est contesté par La Cote En Couzan qui en appelle à l’opinion générale : “ Notre quartier, le plus chargé de toute la paroisse et des paroisses voisines,de l’aveu de tout le monde ”.
Mais l’injustice n’est elle pas encore plus criante plus au nord puisque, selon ses habitants “ il ne se trouvera peu être point d’endroit ny paroisse aussi surcharger d’impôt que la commune de Saint Marcel de Phélines ”. A lentiny la même idée est formulée, mais de manière différente : “ Si chaque point du royaume également circonscrit rapportait une somme pareille le revenu du fisc serait immense ”. Aussi convient- il d’aller chercher les ressources ailleurs, chez les autres et d’abord et fort légitimement chez ceux qui, historiquement sont exemptés. Dans le Forez, comme ailleurs, l’abolition des privilèges constituent une demande constante du Tiers Etat : “ Le dit impôt sera réparti sur tous sans distinction, tant sur les nobles, les privilégiés, le clergé, qu’autres eu égard aux propriétés et facultés pécuniaires, les capitalistes suivant les connaissances que l’on pourra avoir de leurs fortunes, sur le commerce et l’industrie, en faire supporter le moins qu’on pourra aux pauvres laboureurs … ”.
Le principe d’égalité devant l’impôt n’appelle dans la Loire pas d’opposition véritable puisqu’il est également posé dans les cahiers de la noblesse et du clergé, dont leurs représentants, anticipant sur la nuit du 4 aout, font, en nombre, abandon immédiat de leurs privilèges.(7)
Les doléances à l’encontre du casuel, certainement moins connues mais tout aussi récurrentes, procèdent d’une réaction identique. Il s’agit d’honoraires exigés par le curé pour administrer les sacrements ; ces redevances suscitent un véritable tollé dans la mesure notamment où la dime est également payée au clergé:
“ Cette dixme doit nourrir nos prêtres et il parait contre les lois de payer pour se marier et pour se faire enterrer. Les prieurs, et le notre est du nombre, se sont emparés des dixmes et n’ont laissés aux curés et vicaires que la peine et ils ont pris le profit. Nous faisons d’humbles supplications à sa Majesté d’augmenter les portions congrues et de détruire tout casuel forcé. ”(8) La portion congrue représente la part du bénéfice ecclésiastique reversée au desservant de la paroisse. Elle est systématiquement dénoncée, y compris dans le cahier du clergé, comme insuffisante pour assurer la subsistance du prélat de base, ce qui l’oblige à recourir à ce fameux casuel.
Cette pratique a donné à la langue française l’un de ses plus savoureux paradoxes, l’adjectif congru, qui signifie “ adapté, normal ”, prenant un sens totalement contraire lorsqu’il est associé au substantif “ portion ”. L’homo fiscalus, tel qu’il ressort des cahiers, est tout aussi contradictoire puisqu’il revendique dans le même temps un allègement substantiel de sa propre contribution aux charges publiques et le bénéfice de services supplémentaires qui lui sont dus par cette même collectivité.
PLUS DE PRESTATIONS
Si l’inventaire des demandes est large, certaines apparaissent d’une actualité certaine ; d’autres sont intéressantes car elles constituent les prémisses de reconnaissance de droits de l’homme mais qui sont encore bien loin, en cette année 1789, d’être reconnus comme tels.
LA SECURITE
“ Des vagabonds se disant pauvres nous dérobent et nous vollent nos danrées, profitant même des temps de la messe pour nous enlever de nos maisons nos linges et nos habits parce qu’ils ne trouvent pas d’autre choses. Il serait donc à souhaiter que l’on multipliât les maréchaussées pour arrêter ces malheureux qui nous usent et nous fatiguent ”. Ce passage du document de La Cote en Couzan traduit un souci fréquent des habitants du Forez. S’il est ici exprimé avec uns certaine commisération pour “ ces malheureux ”, tel n’est pas toujours le cas. A Villechenève, près de Néronde, on dénonce “ les brigands qui infestent les montagnes et qui se retirent dans les bois qui les avoisinent ”. La peur est certainement plus forte dans les campagnes que dans les bourgs, même si à Montaud est dénoncé “ le désordre général de la police que Saint Etienne à laissé introduire ”. L’augmentation du nombre de “ policiers ” est ainsi très souvent exigée ainsi qu’une meilleure couverture du territoire : “ Qu’il soit établi des corps de maréchaussée plus rapprochés affin de purger le canton de tous les brigands qui l’infestent sous le nom de mendians ” . Plusieurs communauté sont plus radicales encore puisque, à l’exemple de Montrond , elles proposent “ que l’on doublât, dans tout le royaume les brigades de maréchaussée pour la sûreté publique ”.
DES ROUTES ET VOIES DE COMMUNICATION
Les cahiers ligériens apparaissent à cet égard novateurs dans la mesure où ils préfigurent l’un des thèmes saint simonien sur l’importance des axes de communication dans le développement économique. Certes dans la plupart des cas les demandes correspondent à des besoins strictement locaux. Roanne demande la construction d’un pont sur la Loire, comme Feurs ou Saint Sulpice, afin de relier Lyon, Clermont, Limoges et Bordeaux. La ville qui deviendra quelques années plus tard la première et éphémère préfecture de la Loire, s’impatiente de l’ouverture promise et toujours différée “ du chemin de Saint Etienne à Roanne ” et qui doit la traverser. Saint Galmier revendique d’ailleurs le passage de cette même route sur son territoire afin de “lui procurer une branche de commerce ”.
Les habitants de la Motte et Bigny n’hésitent pas pour leur part à invoquer le salut de leurs âmes pour justifier la nécessaire construction d’un pont : “ nous sommes obligés de venir à la messe paroissiale à Feurs. Nous en sommes séparés par le fleuve de Loyre. Les débordements fréquents de ce fleuve nous empêchent de remplir nos devoirs de Chrétien ; souvent nous sommes privés de secours spirituels dans nos maladies. Nous demandons qu’il soit fait un pont sur le fleuve ” . Certaines communautés, comme Roche La Molière ou saint Sulpice dépassent cependant le cadre strictement contingent. L’article 10 des cahiers de Sainte Foi en Bussy est à cet égard significatif : “ L’ouverture des grandes routes dans tout le royaume et la communication par embranchement dans toutes les villes, bourgs et villages ”. Mais derrière Sapiens qui exprime ainsi aux confins du forez son sens prospectif, Janus fiscalus reste présent pour formuler ici et là des objections qui ne sont pas sans rappeler celles des détracteurs de telle ou telle autoroute.
Ainsi à Limandon on dénonce cette “ route qui traverse la paroisse dans sa partie la plus fertile ”. A La Bouteresse les habitants s’insurgent également contre ce type de nuisances : “ La grande routte de Lyon à Clermont nouvellement faitte traverse cette paroisse et à détérioré une partie de leurs possessions ; ils ont encore la crainte d’être délogés, du moins en grande partie, le chemin étant marqué pour passer à travers de leurs maisons ”.
L’EMERGENCE DE DROITS FUTURS : SANTE ET EDUCATION
- La santé
Le manque d’hôpitaux est quelquefois dénoncé comme à Sainte Colombe, Feurs et Saint Denis sur Coise dont le cahier comporte d’ailleurs des connotations anticléricales relativement rares. Il propose notamment que le financement de ces établissements soit assuré par le produit de la vente de tous les biens de l’église ainsi que par les amendes infligées aux hiérarques du clergé qui ne résident pas dans leurs “ bénéfices ”; Plus fréquentes restent les demandes d’établissement dans chaque paroisse de “ sages femmes instruites ”. La situation effectivement dramatique en la matière est par exemple bien décrite à Sainte Colombe : “ qu’il seroit bien souhaitable que l’on s’occupa à procurer aux parroisses des accoucheuses sages et instruites …pour ces pays où la première femme qui veut se mêler d’accoucher est appellée, sans adresse, sans expérience, sans talent. Elle n’est point en l’état de faciliter un accouchement laborieux, et chaque année plusieurs individus, mères et enfants, deviennent la victime de leur maladresse."
- L’éducation
“ Il faut des habitants qui sachent lire et écrire ” , proclament les habitants de Bard qui poursuivent : “ En conséquence supplions Sa Majesté de faire établir sur toute l’étendue de son royaume , en chaque paroisse un maitre d’école approuvé par Mgr L’Archevêque du diocèse et du curé des lieux, aux dépens du décimateur..." La même demande est appuyée à Sainte Colombe par un argumentaire quelque peu spécieux : “ Le plus grand nombre ne sait ny lire ny écrire, ce qui indépendement des secours que la lecture procure pour les devoirs de la religion, occasionne beaucoup d’embarras … soit pour asseoir les impositions et en faire la roolle , soit pour la perception… ”. Si l’enseignement secondaire est moins présent, il n’en demeure pas moins évoqué ici et là, comme a Montrond : “ Que l’on établit dans toutes les villes, à la place des communautés religieuses, des collèges pour l’éducation des jeunes gens qui restent dans l’ignorance à cause du peu de fortune des parents qui malgré leur bonne envie sont dans l’impossibilité de les placer au dehors ”. Par contre et le plus souvent, le financement de ces enseignements est laissé au clergé par affectation d’une partie de la dime. A saint Romain Le Puy cependant une participation financière des parents est envisagée.
UNE BAISSE DRASTIQUE DES DEPENSES ACTUELLES
Il est désormais de pratique courante, après un changement de majorité, de diligenter un audit afin d’établir la situation financière catastrophique laissée par des prédécesseurs incompétents voire prévaricateurs ; les cahiers de doléances illustrent encore une fois cette conviction de l’homo fiscalus, intimement persuadé que son impôt est dilapidé et que la “ chasse au gaspi ” constitue la solution à son problème.
La “vérification de toutes les charges de l’Etat ” constitue à cet égard l’un de leur leitmotiv. “ Que l’on examine les dépenses du gouvernement et que l’on fasse les réductions dont toutes les parties sont susceptibles ” exige t- on par exemple à Pinay. Le cahier de synthèse du Tiers, non sans un certain angélisme, va jusqu’à donner mandat à ses députés de procéder à l’opération lors des prochains Etats généraux :
“ Ils examineront toutes les dettes de l’Etat contractées tant par le gouvernement actuel que par les prédécesseurs et Sa Majesté, leur nature, l’intérêt qu’on paye, la légalité ou l’illégalité des formes dont-elles sont revêtues. ”;
Des gisements d’économies sont ici et là anticipés. Saint Galmier détecte deux filons:
“ Réformer l’administration des finances, des tribunaux de justice, y substituer de plus simples, moins onéreuses pour la nation, faire cesser l’anarchie et le désordre ”.
La ferme générale, celle en charge de la gabelle du sel, “ ce fléau de l’humanité ” est régulièrement visée : “ nous désirons le renvoy de tous les commis et employés aux fermes, gens désoeuvrés et pernicieux à l’Etat et ruineux aux pauvres citoyens , lesquels ils accablent de leurs injustices, semblables aux loups qui guette les brebis pour les dévorer, après avoir tendu des pièges dans lesquels ils ne manquent pas de tomber ”.(11)
L’administration de la taille n’est pas non plus épargnée ; “ ne vexe t- elle pas le public par la multiplicité des chefs de garnison qu’ils envoient journellement et sur lesquels ils gagnent plus de la moitié ”!(12)
A Salt en Donzy deux autres mesures sont préconisées :
- “ La vérification des alliénations faittes des domaines de la couronne et la rentrée dans ceux qui auront été aliénés sans aucun avantage pour l’Etat .
- l’abolition des pentions purement gratuites ”.
Chalmazel pour sa part propose de traduire en justice les responsables de ces errements : “ Que le procès soit fait soit fait à tous ceux qui auraient prévariqué et divertit les finances et que la pension ne soit accordée qu’à ceux qui l’auront mérité par leur économie et leurs services ”.
UNE CULTURE LIGERIENNE ETONNAMMENT PERENNE
L’EXPRESSION D’UNE IDENTITE
Le département de la Loire est souvent présenté comme une construction largement artificielle née d’un hasard de l’histoire. Les révolutionnaires ne le constituent pas comme tel à l’origine ; il n’est créé sous le numéro 88 que lors de la division du département de Rhône et Loire, scindé en 1793 pour punir les Lyonnais de leur révolte contre le pouvoir Jacobin. L’actuel pays ligérien n’a pas d’unité géographique propre ; il agglomère des paysages de montagne, les spécificités Roannaises, une plaine marécageuse où sévissent des fièvres permanentes et le bassin Stéphanois déjà marqué par le charbon et un secteur secondaire émergent. Il est coupé par le seuil de Neulize qui partage langue et culture d’Oc et d’Oil. Sur le plan administratif, et pour reprendre les termes d’Etienne Fournial “ ce sont de multiples circonscriptions de tous ordres, civiles et religieuses, qui se juxtaposent ou plutôt s’enchevêtrent ”. Les paroisses du Forez relèvent par exemple de sept diocèses différents(10). Certaines sont éclatées en plusieurs pouvoirs comme le petit village de Saint Bonnet des Quarts qui décrit ainsi sa situation : “ La paroisse … dépend de deux généralités, celle de Lyon pour la majeurs partie et celle de Moulins pour le reste. Il y a sur cette paroisse de trois provinces, du Lionnois, du Forest et du Bourbonnois. ”
Face à une telle mosaïque la demande de création d’une véritable province du Forez apparait singulière. Elle constitue pourtant l’un des dénominateurs communs des doléances des trois ordres : “ Nous mandons, sollicitons pour cette province des états particuliers, séparés de la ville de Lyon dont le génie commerçant est trop différent du Forez, essentiellement agricole, pour n’avoir qu’une seule administration ”.(9) Cette revendication reprend nombre de souhaits exprimés par les différentes communautés qui, pour la plupart, suggèrent que le siège de cette future province alterne à Montbrison, Roanne et Saint-Etienne . Certes, esprit de clocher oblige, les paroisses du Nord placent systématiquement Roanne en première position alors que les autres privilégient Montbrison. Saint Etienne qui est pourtant par sa population la ville de loin la plus importante, n’est jamais citée en tête dans la mesure où ce point n’est jamais repris dans les cahiers des communautés relevant de son agglomération.(13)
Cette abstention ne constitue certainement que l’un des épisodes de la rivalité séculaire qui oppose Montbrison et Saint Etienne. Un an auparavant celle-ci avait demandé l’implantation d’un tribunal dans ses murs. Montbrison aux termes d’une argumentation d’un byzantinisme remarquable, s’y était opposée, tout en sollicitant la création d’états provinciaux dans le Forez dont elle entendait, bien entendu, être le siège. Le refus Stéphanois ayant été adressé sèchement au début de 1789, il était difficile, quelques mois plus tard de formuler des propositions contraires. L’identité Forézienne qui émerge dans les cahiers, s’alimente parfois d’un méfiance larvée vis-à-vis du grand voisin Lyonnais lointain et dominateur et qu’exprime par exemple les sujets de cette petite parcelle près de Noirétable : “ Les habitans Des Salles ne désireraient pas moins que la province du forez fut désunie de la généralité de Lyon, étant de la plus grande importance que le Forez eût ses états particuliers puisque cette province contribuant aux charges du Lyonnois ne retire absolument rien des sommes qui sont distraites des impositions qu’elle paye… ” Apinac, pour sa part et parmi d’autres, est assurée que, par là, on éprouvera “infailliblement une réduction considérable des impositions accessoires à la taille ”. Certes les préoccupations fiscales restent primordiales ; il n’en demeure pas moins certain que le sentiment d’appartenance réel qui s’exprime dans les cahiers constitue le germe de l’identité actuelle du “ 42 ” .
UN PAYS ISOLE EN OSMOSE AVEC SON TEMPS
Dépourvu d’unité administrative et géographique, le futur département de la Loire, est au surplus et certainement l’un des plus reculés du royaume. Il n’est traversé que par trois routes reliant Lyon à l’Auvergne. Celle de saint Etienne à Roanne, qui passe par Montbrison est, au surplus impraticable tout au long de l’hiver. Son territoire est boudé par les grands de ce monde et il faudra attendre 1814, avec la visite du Comte d’Artois, pour que sa principale cité accueille enfin un personnage d’envergure. Seul Jean- Jacques Rousseau s’y hasarde en 1769 lorsqu’il entreprend d’herboriser dans le Pilat. Le bilan qu’il dresse de son aventure est désastreux ; il n’a vu , avec des compagnons de voyage incultes er déplaisants, qu’une “ triste et vilaine montagne…inculte et déserte ”, baignée de pluies incessantes. Son gite est douteux, avec pour lit “ du foin ressuant et tout mouillé hors un seul matelas recouvert de puces ”. Il se gausse de “ ces pauvres gens, craignant jusqu’au lait de leur mère ”, persuadés qu’ils sont que leur fontaine “ d’eau glaçante est de nature à les occire." Lui s’en abreuve à l’envi pour détromper ces rustres. En définitive, seul le vin trouve grâce à ses yeux…, mais il vient d’Espagne !
Depuis l’auteur de l’Astrée ce pays de nulle part n’a, de plus, fourni à la littérature ou à l’art, aucune figure reconnue. L’enseignement y est d’ailleurs largement en l’état de jachère. Saint Etienne ne dispose pas même d’un collège, le dernier, près de Grangent, ayant été fermé en 1729 pour cause de Jansénisme. Dans ces conditions le niveau de culture politique comme l’élévation des aspirations qu’expriment les 119 cahiers de doléances retrouvés, ne peut que surprendre. Derrière une formulation souvent approximative, ils fournissent l’inventaire certainement complet de toutes les réformes que la révolution va mettre en œuvre.
Les principes de Liberté, d’égalité et de fraternité sont, implicitement au moins, posés.
Le magnifique cahier de Chalmazel, par exemple, témoigne d’un humanisme authentique dès son propos introductif : “ Que nos vœux, doléances, plaintes et remontrances indiquent les causes qui ont amené et annoncent les moyens de nous régénérer sur des principes de félicité publique et de liberté individuelle ”.
Des propositions précises émanent des communautés les plus reculées. Monverdun (57 feux) : “ La réforme du code civil et pénal sur la base de l’égalitté parfaitte entre tous les citoyens indistinctement ”.
Saint-Denis sur Coise (111 feux) : “ L’abolition totale des lettre de cachets…la liberté de la presse; l’imprimerie établie partout où les circonstances l’exigeront ”.
Sont également abordés, avec les thèmes fondateurs de la république, et parfois de manière récurrente l’aménagement de la peine de mort, l’abolition de la torture, l’uniformisation des poids et mesures, l’interdiction des congrégations religieuses… Devançant le serment du jeu de paume, Villars mande ses députés “ pour procurer dans le royaume une heureuse constitution qui assure les droits du monarque, ceux des sujets, la liberté et la sureté des citoyens ”.
Le cahier de synthèse du baillage de Montbrison, dans son article 5 fait également preuve de prescience lorsqu’il utilise les mots “ assemblées nationales ”, tout en posant le principe de l’annualité de l’impôt.
Certaines idées avancées étonnent même par leur modernité. A Chalmazel on dénonce l’incohérence de la politique due à l’instabilité ministérielle pour proposer la mise en place d’une véritable planification :
“ Une autre cause …de la décadence des Etats est le défaut d’un plan d’administration constant, suivi et uniforme ; chaque ministre a le sien ; il fait de grandes dépenses pour le mettre à exécution ; un autre le remplace, renverse tout et rend inutile de grands préparatifs…Pour remédier à ces maux, que la nation assemblée forme un plan d’administration d’où les ministres ne pourront s’écarter ”.
L’étude faite à Lentiny et à Chérier sur les effets pervers de la différence de rentabilité du capital et du travail reste également pertinente en ce début de millénaire.
Un indice du bon niveau d’information et de culture politique du Ligérien à la veille de la révolution est fourni par l’évocation, à quatre reprises au moins, de l’expérience des cadastres de haute Guyenne. La nécessité d établir un cadastre, permettant d’asseoir l’impôt sur des bases objectives fait l’objet d’un très large consensus en réaction contre l’arbitraire de la taille.(14)
En 1779 la haute Guyenne avait entrepris la confection d’un plan parcellaire et d’une documentation définissant et évaluant chaque propriété .Une école de géomètres avait été créée à Cahors et une véritable administration mise en place à cet effet.
Cette expérience pourtant exceptionnelle est restée confidentielle jusqu’à ce que des travaux récents viennent en rappeler l’existence. Elle était pourtant citée comme modèle en 1789 dans certaines paroisses reculées du Forez.(15)
Sur le plan économique les Foréziens adhérent massivement à la doctrine physiocratique qui n’est alors pas loin de constituer “ une pensée unique ”. Pour Quesnay et ses disciples, la seule richesse émane de la terre, les autres activités étant “ stériles ”. Cette école permet de conforter l’un des vieux rêves de l’homo fiscalus, celui de l’impôt unique, périodiquement réinventé, simple, équitable, transparent. Le cahier Des Barges, parmi beaucoup d’autres constitue une véritable profession de foi en la matière :
“ La forme d’imposition la plus propre à concilier les intérêts publics avec les droits des citoyens serait une taxe sur la terre parce que l’impôt étant une dépense qui se renouvelle tous les ans…ne peut être assis que sur un revenu annuel. Or on ne peut trouver de revenus annuels que celui des terres, et il n’y a que les terres qui restituent chaque année les avances qui leur sont faites et de plus un bénéfice dont il est possible de disposer ”.
La révolution qui s’annonce va largement remplir ce programme en créant un système fiscal centré sur l’impôt foncier et en supprimant les taxes indirectes. Elle ne résoudra cependant pas la crise financière du pays, que la vente des biens nationaux et l’expérience malheureuse des assignats permettront un moment d’occulter.
En fournissant ainsi et à postériori l’illustration des dangers d’une vision exclusivement théorique et unique des problèmes, les cahiers de doléances restent également sur ce point d’actualité. Mais n’attestent ils pas avant tout de l’intérêt d’une approche locale voire intimiste des faits historiques même si celle-ci conduit parfois à en démythifier certains, érigés en symboles ? Le serment du jeu de paume ou la nuit du Quatre Août étaient par exemple annoncés, au diable vauvert, dés la fin de l’hiver 1789(16). Mais par delà l’image d’Epinal ou des fantasmes de l’abbé Barruel qui invente la théorie du complot au prétexte de la communauté des doléances exprimées dans les cahiers (17), ceux de la Loire notamment, traduisent une identité culturelle de la nation à la fin de l’ancien régime certainement beaucoup plus authentique, à défaut d‘être lyrique.
RENVOIS ET COMPLEMENTS
(1) 1788 fut effectivement une année où des orages de grêle dévastèrent de nombreuses récoltes dans tout le pays.
(2) Montverdun
(3) Marcilly Le Chatel
(4) Lezigneux et précieux
(5) Marcilly le Chatel
(6) Plusieurs cahiers demandent au surplus que les domestiques soient tenus, sous peine d’amende et de prison à demeurer attachés pour un temps convenu à l’exploitation .
(7) Pour la noblesse cette renonciation est d’abord le fait d’initiatives individuelles; Ainsi, Jean François Michon du Marais servant de la maison du Roy proclame, non sans panache, le 15 Mars 1789 devant l’assemblée du tiers :
« Convaincu que tout privilège est injuste et contraire à la prospérité publique… requiert, acte par devant vous de la renonciation formelle et sans conditions de tous les privilèges nonobstant tous édits et déclarations contraires qui pourraient intervenir, demandant en outre que copie de la présente renonciation soir remise à messieurs les officiers municipaux de la ville de Roanne icy présents, afin qu’ils puissent me comprendre dans les rôles de taille de la présente année.
J’ay suspendu l’effet d’une détermination qui m’est dictée par ma conscience pour donner plus de solennité à ma renonciation et pour inviter, par mon exemple tous les privilégiés à la cession de titres contraires à une sage constitution et au droit naturel ».
Quelque jours plus tard il est suivi par ses pairs, comme en témoigne le cahier de la noblesse : « l’ordre de la noblesse … s’est empressé pour montrer son dévouement a la chose publique de consentir à l’abandon de tous privilèges pécuniaires, avec offre de contribuer en raison proportionnelle des facultés au payement des impôts nécessaires pour le soutien de l’Etat et la gloire du trône ».
L’excellence des relations entre le la noblesse et le tiers est telle que ce dernier élira à l’unanimité le Marquis de Rostaing pour le représenter aux Etats Généraux. . Ce compagnon de Lafayette lors de la guerre d’indépendance Américaine sera ainsi l’un des huit nobles élus en France pour représenter le tiers état.
La situation reste paradoxale puisque à Montbrison, après un interminable débat, cette possibilité sera refusée aux roturiers privilégiés.
(8) La Cote En Couzan
(9) Cahier de la noblesse
(10) Lyon, Autun, Macon, Clermont, Le Puy, Vienne, Viviers
(11) La Cote en La Valla
(12) Les Exemps De Chateaumorand
( 13) Exception faite peut être de Montaud qui comporte une allusion en ce sens
(14) La taille est dite réelle si on dispose de terriers ou compoix répertoriant la propriété immobilière et s’assimile à un impôt foncier. Par contre ces documents sont largement obsolètes comme le souligne le cahier de St Marcel de Fèlines : « Les terriers sont invétérés et souvente fois pour l’hordinaire dans cent années ils n’ont pas été renouveller. les propriétaires ont changés en cette espace cinq fois et plus…propriétaire souvent ne s’y reconnois plus.»
Dans le cas contraire la taille est « personnelle » c’est-à-dire attribuée« au jugé » par les collecteurs asséeurs, en principe élus par leur concitoyens. Cette mission était loin d’être une sinécure comme l’atteste le cahier de Fontanès :
« La faculté qu’ont les taillables de faire la répartition des impôts qui concernent leurs paroisses occasionne beaucoup de vengeances. Il suffit qu’un voisin soit jaloux de son voisin pour le charger en taille et cette facilité dont l’on abuse trop souvent se voit journellement, en sorte qu’il arrive que celui dont l’étendue des possessions est considérable ne paye pas autant de taille que celui qui n’en a que la moitié, et cette inégalité provient de la vengeance ».
(15) Cette référence aux cadastre de Haute Guyenne est certainement inspirée par le rédacteur commun à tous les cahiers où elle figure ; il s’agit du notaire royal Jacques Monciny . Les rédacteurs ont inspiré dans une certaine mesure les documents qu’ils ont été amenés à établir, comme le prouvent les similitudes fréquentes relevées entre différents cahiers et qui procèdent de la technique du « copier/coller ». Leur rôle cependant n’est pas nécessairement déterminant. Les préoccupations strictement locales affichées montrent en effet la réalité de l’expression des populations. Par ailleurs les cahiers, qui, comme à Bard n’ont ,par mesure d’économie, pas été rédigés par un praticien, n’ont pas une tonalité différente des autres.
(16) La canonnade de Valmy est à cet égard toute aussi frustrante. La célèbre victoire semble moins imputable à l’héroïsme des soldats de la République qu’à l’épouvantable colique de leurs ennemis qui s’étaient gavés des raisins verts de la plaine Champenoise et dont le général avait été peut être stipendié par Danton.
(17) L’abbé Barruel voit dans les convergences des cahiers de doléances l’une des preuves de la conjuration de la Franc-Maçonnerie pour asseoir sa domination sur l’univers. Il est ainsi le fondateur de la fameuse théorie du complot qui connait aujourd’hui un regain d’audience exceptionnel