« Le sujet principal de cette observation, utopiste ou fripon, est un anormal, autrefois quelque peu aliéné. Il s'est fait depuis passer pour prophète, et mêle à ses fourberies des simagrées pseudo-religieuses qui rassemble des disciples instables en flattant leurs passions les moins avouables...»
Le bonhomme que le docteur Bigot, directeur d'un asile d'aliénés, range au rayon des instables, érotico-mystiques, dans Des périodes raisonnantes de l'aliénation mentale (1877), s'appelait Jean-Baptiste Digonnet. Il était né en Haute-Loire. Interné dans l' asile d'aliénés de Montredon, en Haute-Loire toujours, en octobre 1852, il s'y eteignit. Il fut le Petit Bon Dieu des Béguins de Saint-Jean-Bonnefonds. Voici son histoire, très à peu près, et les évènements qu'il suscita, des « plus tragiques et les plus surnaturels » (Duplay).
Nous utilisons pour cette page l'ouvrage de référence de Benoît Laurent, Les Béguins. Des Foréziens en quête de Dieu (1944, réédité en 1980, consultable dans la bibliothèque de Tarentaize, Saint-Etienne), et le livre de Pierre Duplay Le Petit Bon Dieu des Béguins, grand roman historique et local, édité en volume en 1890 après avoir été publié sous la forme d'un feuilleton dans le journal La Loire Républicaine (consultable sur place dans la salle patrimoine de la bibliothèque de Tarentaize).
L'histoire de Digonnet fut encore évoquée dans les Mémoires et procès-verbaux de la Société agricole et scientifique de Haute-Loire (années 1890, consultable dans Gallica), dans un article d'Ulysse Rouchon publié dans le magazine La Région Illustrée (numéro de décembre 1929 que nous possédons), dans un numéro de la Revue du folklore français (années 1930, consultable dans Gallica)...
Benoît Laurent a emprunté, notamment, à Duplay, à la chronique d'Ulysse Rouchon (qui le fait naître en 1783 à Mas de Tence quand Laurent et Duplay indiquent l'année 1780 à Montregard avant que ces parents ne déménagent à Mas), à l'enquête du docteur Félix Regnault (Les Béguins dans le Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris, 1890 ou 91), au cahier d'un témoin anonyme et aux journaux de l'époque : Mémorial judiciaire de la Loire et Mercure Ségusien.
Cette page vient en complément d'une autre, consacrée au Jansénisme en Forez (lire). En septembre 1804, trois cents « Jansénistes » environ vivaient sur la paroisse de Saint-Jean-Bonnefonds, d'après le rapport du curé catholique de l'époque, mentionné par B. Laurent.
« Le Petit Bon Dieu ! On sourit aujourd'hui de cette appellation bizarre. On sourit, mais sait-on bien de qui il s'agit ? Peu ou presque plus... »
Ulysse Rouchon
En mai 1846, Digonnet visite les Béguins de Saint-Jean. « Ne sachant ni lire ni écrire, [il] se dit Dieu » (Cahier d'un témoin cité par Laurent). Il prédit la fin du monde et anime des réunions de cent à deux cents personnes dans des fermes et habitations du coin, à La Talaudière notamment.
Quelque vingt ans avant la venue de Digonnet, souligne Laurent, les Béguins avaient reçu la visite d'autres sectateurs protestants : quakers, méthodistes suisses, évangélistes. En 1825, après une perquisition place Grenette, à Saint-Etienne, des prévenus furent condamnés pour avoir enfreint la loi relative à la liberté de réunion de l'époque. C'était une communauté regroupant des Stéphanois et Saint-Jeandaires marqués par certaines doctrines protestantes sous l'influence de prosélytes étrangères venues d'Angleterre et d'Amérique.
Né dans une famille catholique, père de plusieurs enfants et après avoir exercé nombre de métiers (sabotier, scieur de long, maçon...), Digonnet serait passé au momiérisme, une doctrine protestante dissidente. Ulysse Rouchon : « Plus d'une fois, on le vit, aux genoux d'une illuminée du village de Beaux (en Haute-Loire, ndFI), écoutant, dans l'attitude du plus profond respect, les explications qu'elle lui donnait de divers passages de la Bible, narrant ses visions et ses extases et lui baisant à plusieurs reprises les pieds et les mains. Bientôt l'exaltation de cette femme passa dans l'âme du disciple et, à l'aide de quelques textes plus ou moins bien retenus, il commença à dogmatiser. »
Sans travail ni ressources, il mène ensuite une vie de vagabond. Il est arrêté et condamné plusieurs fois. C'est dans la prison de Saint-Etienne, au début de l'année 1846, qu'il rencontre un jeune homme de Saint-Jean-Bonnefonds, membre des Béguins. Digonnet avait été arrêté par les gendarmes dans le Pilat après leur avoir déclaré : « Je suis le prophète ! Et le plus grand des prophètes ! je suis Dieu même !... » Son co-détenu lui apprend que ses coreligionnaires attendent l'arrivée prochaine d'un Messie. C'est lui certainement qui annonça la venue du prophète dans la commune et prépara le bon accueil qu'il y reçut. D'autant plus que dans le milieu des Béguins de Paris, une inspirée avait vite fait de le reconnaître comme étant le prophète Elie – ce prophète Elie « tant attendu par les Jansénistes convulsionnaires dévoyés » (Laurent). Précisons que François Bonjour allait décéder (28 avril 1846) et que son fils Israel-Elie Bonjour tournait le dos à sa mission (lire notre page sur le Jansénisme en Forez).
Duplay : « Son costume était celui celui des habitants de la haute montagne ; chemise en grosse toile, à grand col, serrée par une mauvaise cravate à bouts flottants, un mauvais gilet bariolé, un pantalon en grosse serge grise, fait à grand pont, retenu par un énorme bouton en cuivre fixé à la ceinture au mileu de l'abdomen (…). Ses pieds étaient chaussés de lourds sabots en bois de pin, recouverts par de vieilles guêtres de cuir... »
« Notre doctrine est bien simple. Selon nous, l'esprit saint est descendu sur Digonnet. Nous sommes chrétiens et notre Dieu n'est pas nouveau. Seulement nous regardons Digonnet comme inspiré de l'esprit saint. Digonnet a prêché qu'il fallait être sage, vertueux, pour nous approcher de la fin du monde... » Déclaration d'un prévenu au procès des Béguins de Paris en 1851.
Digonnet fut libéré car considéré comme non dangereux par un médecin des prisons.
Le témoin le décrit comme étant « doué d'une pénétration rare et d'une mémoire heureuse »;il est doté d'une « bonhomie malicieuse, l'esprit narquois et délié qu'on trouve chez les montagnards du pays de Tence, le tout s'amalgamant assez étrangement avec des propos incohérents qui attestent un esprit troublé (…). Il connaît la vie, a souffert et sait parler aux petites gens. Chose moins commune, il possède un tempérament d'organisateur... » Noter que d''après le Mémorial judiciaire de la Loire, il savait très bien lire et écrire. Il était aussi, juge Laurent, orgueilleux et « sensuel plus que de raison », avec un « pouvoir étrange de séduction » qui s'exerça surtout sur les femmes, dont quelques-unes distinguées...
A ses ouailles, il fait réciter un Pater Noster modifié (« Que votre volonté soit faite sur cette maudite terre »), prédit la famine, la révolution, la guerre, et organise son culte en choisissant pour former sa cour six apôtres et six vierges – des vierges qui seront chargées plus tard de lui laver les pieds avant qu'il ne se mette à table, à ce que prétendit un prêtre catholique. Surtout il hait le clergé. Et il exhorte les femmes en mal d'enfant à quitter leurs maris. Les femmes admises à son audience doivent embrasser le bouton de son pantalon... « "A bas la pudeur" signifiait "A bas l'orgueil, à bas la vanité de ce monde" » déclarera une prévenue au procès des Béguins de Paris en 1851 (pour délit de réunion non autorisée) quand elle sera interrogée par la cour sur de supposées pratiques contraires à la morale...
Le présent offert par les Béguins de Paris à Digonnet. Médaille bouton destiné à servir dans les grandes occasions de bouton-maître. D'après Duplay, commandé en mai 1847, il fut réalisé par le Stéphanois Antoine Javelle. Recto/verso : les initiales du Petit Bon Dieu/Jéhovah en or ciselé. Sept centimètres de diamètre.
On s'inquiète pour l'ordre public. Digonnet est à nouveau arrêté le 17 mai à Saint-Jean alors qu'il s'adresse à son auditoire dans la ferme d'un certain Pierre Dancer. « La prophétie s'accomplit, déclare-t-il. Je dois être enfermé et je le serai. Plus tard, je reviendrai au milieu de mes élus. » Il est conduit à Saint-Etienne. Des centaines de Béguins l'accompagnent. Poursuivi pour vagabondage, au tribunal, le 13 juin, il déclare que le Père éternel l'a « chargé de faire les affaires du ciel sur la terre » et que s'il n'habite pas avec sa femme et ses enfants, c'est qu'elle est « temporelle » alors que lui est « trop savant pour demeurer avec eux ». « Je sais tout », ajoute-t-il (extraits des journaux de l'époque)...
La ferme Dancer (La Loire Républicaine, 1890)
Il est acquitté mais pas libéré. Il est interné dans le quartier spécial de la Charité, le docteur ayant cette fois diagnostiqué une « monomanie et idée fixe ». Il y reste jusqu'au 4 juillet puis est transféré à Yssingeaux (Haute-Loire) où les Béguins le retrouvent encore et axquels il prescrit de porter désormais une marque distinctive : un cordon de lacet noir terminé par des glands au chapeau des hommes, deux rubans blanc et rouge enroulés en forme de turban à la coiffe des femmes. En août, il est transféré à Aurillac (Cantal) dans un asile. Il est finalement libéré en fin d'année et il revient à Saint-Jean où ses fidèles sont transportés de joie. Dans une lettre hallucinée qu'il fait envoyer au doyen des Béguins de Paris, il est écrit qu'il a rencontré dans l'hôpital d'Aurillac Pilate et Judas, « les trois grands principaux de la Bête de Rome », qu'il a fait la charité au pape, reconnu Mandrin et son second...
Digonnet, dont la renommée ne cesse grandir - et pas qu'en bien évidemment, les Béguins ne pratiqueraient-ils pas, sous sa coupe, le culte de Phallus? s'interrogent les catholiques - est désormais toujours escorté de deux fidèles costauds. Il part rencontrer les Béguins de Paris où, si certains doutent qu'ils soient Elie, on lui fait globalement plutôt bon accueil. Il y affirme son autoritarisme et revient avec 500 francs-or destinés à la Caisse de secours qu'il veut créer. De retour dans la Loire, il exige une soumission totale, menaçant d' « excommunication » celles et ceux qui ne se rangent pas aux idées nouvelles qu'il professe. En mai 1847, il voyage en Haute-Loire et arrive à Tence élégamment vêtu dans une voiture ornée de ruban dans laquelle il « trône » gravement au milieu de quelques-uns de ses fidèles. Là, ça se passe beaucoup moins bien. Les autorités craignant troubles et désordres lui enjoignent de quitter le village et alors qu'il se rend à la mairie pour protester, il reçoit une pluie de pierres. Au Mas, des paysans l'attendent de pied ferme, armés de fourches et de bâtons...
A Saint-Jean, en tout cas, son aura grandit toujours plus. On vient le consulter comme un oracle. Mais, raconte Ulysse Rouchon, « sur la plainte d'hommes mariés de la localité, agacés de voir leurs femmes déserter le toit conjugal pour suivre l'homme au bouton et aussi parce qu'elles faisaient "grève "et qu'elles ruinaient le ménage en allouant au bonhomme des sommes conséquentes, prix de places promises au paradis, le 16 mai 1847, Digonnet fut à nouveau arrêté et écroué ».
Il est arrêté alors que deux cents cinquante Béguins sont avec lui dans une ferme. Digonnet, dans le tombereau qui le conduit en prison, invite ses disciples au calme. Après tout, il n'aurait qu'un mot à dire pour que les gens en arme qui l'entravent fussent immédiatement frappés par la foudre...
Il comparait le 5 juin avec six autres prévenus. Au procès, un témoin, Béguin, déclare que les Béguins ne croient pas à l'infaillibilité du pape, qu'ils ne reconnaissent pas les préceptes de l'Eglise de Rome et qu'ils se confessent directement à Dieu. « Digonnet nous a toujours engagés à ne faire tort à personne », déclare un autre, même si l'aumône ne peut être faite qu'aux membres de la communauté... Digonnet est condamné à trois ans de prison pour délit d'association illicite religieuse et escroquerie, et 50 francs d'amende. Les autres sont condamnés à une amende de 30 francs. Il passe quelques mois en détention à Saint-Etienne puis est dirigé à Riom (Puy-de-Dôme). En 1848, il est grâcié – la révolution est passée par là, ne l'avait-il pas prédite ?
La ferme Sparon, dernière résidence de Jean-Baptiste Digonnet. Il y fut arrêté en juillet 1848 (La Loire Républicaine, 1890)
Après un séjour à Paris et Nantes, notamment, il revient dans sa « ville sainte » où ses disciples lui achètent une maison pour qu'il ne soit pas inquiété au motif de vagabondage. Sur la façade, cette inscription : «Château de Digonnet Jean-Baptiste le grand prophète de l'univers Bon Dieu de tous les Béguins » ! Le 30 avril 1848 au soir, des heurts éclatent entre des Béguins et des individus qui veulent démolir cette enseigne : deux blessés. Nouvel incident, beaucoup plus grave, le jour de l'Ascension. Au cours d'une cérémonie béguine, des pierres sont lancés sur les sectateurs. Digonnet donne l'ordre d'attaquer les « carcasses de démons ». Deux adversaires sont laissés pour morts. Les Béguins, souvent raillés, insultés, se défendent. Enfin, le 5 juillet, jour de foire, c'est une émeute qui éclate. Les Béguins font face à la garde nationale, aux gendarmes, à la Police. L'un des leurs, blessé à coup de baïonnette, restera estropié. Et Digonnet est une nouvelle fois arrêté avec douze hommes et six femmes. Cette fois c'est la fin. Les disciples sont condamnés pour troubles à l'ordre public, résistance à main armée, voies de fait. Et Digonnet, convaincu d'aliénation mentale, est interné à nouveau à Aurillac.
Courant 1852, il est transféré au Puy (Montredon, Haute-Loire). Il y reçut la visite de ses chers Béguins, mais aussi de... Mgr Bonald, cardinal-archevêque de Lyon, et de l'évêque du Puy.
Il a été enterré dans le cimetière de l'établissement.
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Ulysse Rouchon à propos des Béguins en 1929 : Ils « sont des croyants sincères, de mœurs très pures, qui basent leur religion sur des enseignements de la Bible (…). Le Petit Bon Dieu, considéré comme la réincarnation du prophète Elie, continue chez ces braves gens à garder une place d'honneur. Il est peu de foyer béguin qui n'ait pas le portrait du prophète... »
Illustration en introduction : portrait de Digonnet d'après une lithographie de Pinsard