Friday, June 02, 2023

« Il semble que tout ait été dit sur le célèbre critique ! Malheureusement, le Forez est à une distance telle de Paris, que c'est à peine si de loin en loin, aux grandes dates qui ont marqué l'existence de notre compatriote, il nous est arrivé un écho des éloges qui lui ont été décernés, durant un demi siècle. C'est à cet éloignement, sans doute, que Saint-Etienne doit d'avoir oublié l'un de ses plus illustres enfants, et si bien, que c'est à peine si l'un des boulevards les plus écartés de la ville, porte le nom de Jules Janin. »

Fin 1888, Paul Grangeon entreprenait donc à Roanne, dans sa revue Le Forez littéraire et artistique, de remédier à cet oubli avec un numéro entièrement consacré à Jules Janin, avec l'aide notamment de M. Clément-Janin, avocat de profession, neveu du « prince des critiques ».

A la suite de cette brève notice biographique, nous ajoutons l'extrait d' un texte de Janin décrivant Saint-Etienne.

Gabriel-Jules Janin est né le 16 février 1804 dans une maison, au numéro 2 de la rue (ou place) des Ursules. Son père, Jacques-Georges-Pierre, était avoué près le tribunal de Saint-Etienne et sa mère s'appelait Benoite Rittier. Son frère Noël-Sébastien, libraire et imprimeur à Saint-Etienne, sera le fondateur du Mercure Ségusien.

Après avoir passé par les collèges de Saint-Etienne, Tournon et Lyon, il entre au collège royal de Louis-le-Grand, à Paris. A partir de 1823, il étudie le droit, donne des cours et commence à traduire des auteurs latins. Il loge alors chez une vieille tante, rue du Dragon. Il collabore à la Biographie universelle. En 1825 il rend compte dans le Courrier des Théâtres des cours de Villemain, célèbre écrivain et professeur qui deviendra ministre de l’Instruction publique. Cette même année, il envoie à un concours ouvert par l'Académie de Lyon un poème de 314 vers intitulé le Siège de Lyon. Sans succès. C'est un certain M. Coignet, de Saint-Chamond, qui le remporte.

Gravure montrant la maison natale de Janin

Place du Peuple aujourd'hui. Il y avait encore il y a quelques années une plaque rappelant le souvenir de Janin. Elle n'y est plus...

Il entre au Figaro en 1827. Le directeur, Victor Bohain, a raconté sa rencontre avec Janin, qui lui fut présenté par Achille Ricourt, peintre, proche de Honoré de Balzac et futur fondateur de la revue L'Artiste : « Ricourt me l'amena, un beau matin, frais comme une rose, joufflu comme une pomme, avec une chevelure noire frisée comme celle d'Apollon. Voilà, me dit-il, un gaillard de 23 ans qui vient te demander une plume pour écrire un mot. Qu'à cela ne tienne ! Il y a toujours ici une plume à la disposition des hommes de bonne volonté. Je suis l'ami Pierrot de tous les jeunes gens de talent. - A votre service, Monsieur ! me dit le gros garçon. Paris n'a pas encore vu de ma prose ; j'arrive de Saint-Etienne, du pays des jolis couteaux, des épées bien trempées et du Lignon. Ah ! le Lignon, quel aimable ruisseau ! Et d'Urfé, s'il vous plait ? Quel charmant homme ! Vous me voyez encore émerveillé des promenades que j'ai faites à travers les paysages de l'Astrée. Tout ceci pour vous dire que je suis votre humble serviteur et prêt à faire ce qui pourra vous être agréable. - Même un fort éreintement du Ministère ? - Tout de même ! Et s'asseyant à une table, il se mit à écrire, à écrire, et à écrire toujours, pendant que je causais avec Ricourt. Au bout de vingt minutes : - Voilà la chose ! dit-il ; mais c'est tellement griffonné que c'est hiéroglyphique. Si vous le permettez, je vous lirai le morceau. C'était l'article le plus ébouriffant, le plus éblouissant, le plus papillotant et le plus invraisemblable que j'eusse encore vu. Les épithètes voltigeaient comme des lucioles et tintaient comme les clochettes d'un carillon. (…) Et l'aimable garçon riait, à chaque mot, de ce gros rire de paysan qui contrastait avec les finesses de son esprit, soulignait tous les traits de la voix et du geste. Quand il eut fini : j'ignore encore votre nom, lui dis-je ; mais je ne le connaîtrai, que quelques heures avant le public, car désormais Paris saura qui vous êtes. Touchez-là, vous êtes mon homme. - Allons déjeuner, cria Ricourt. »

Janin jeune

Janin devait collaborer ensuite à de très nombreux autres revues et journaux, en particulier le Journal des débats dans lequel il allait écrire plus de deux milles semaines dramatiques. Mais voici ce qu'écrivait de lui en 1841 une Biographie des journalistes et des journaux de Paris et de province : « Celui-là est la grosse caisse du journal, et quelle grosse caisse ! Il jette tous les lundis en pâture aux abonnés un immense feuilleton de douze colonnes. Écrivain spirituel, plein de malice et de mauvaise foi, il joue avec ses phrases, et quelles phrases, comme un jongleur avec ses boules de cuivre. C'est l'ennemi intime des dramaturges, qu'il éreinte, et des vaudevillistes, qu'il échine hebdomadairement. Il ne travaille qu'au feuilleton, mais cet immense feuilleton, qui ferait un gros volume in-8°, il le compose en quelques heures au milieu du bruit, de ses amis qui chantent, fument et causent autour de lui. Sa phrase se dévide sous sa plume comme un peloton de fil. Dans son compte rendu de théâtres, il parle de tout, excepté des pièces représentées; les acteurs le saluent jusqu'à terre, et les actrices lui envoient de temps en temps d'agréables souvenirs. I1 travaillait autrefois à la Quotidienne, et affectait des tendances légitimistes ; mais il a mis son ancien drapeau dans sa poche, et ne s'occupe plus qu'à danser sans balancier sur la corde roide de sa phrase à paillettes. Il se pose devant le public comme un bon garçon, gros et gras et très-jovial; le fait est qu'il est très-gros et très-gras, mais malgré le bonnet de coton dont son chef est presque toujours orné, il est moins bon garçon qu'il n'en a l'air. C'est un faux bonhomme qui a plus de méchanceté que de malice, et plus d'esprit que de malice et de méchanceté, ce qui n'est pas peu dire. M. Jules Janin est décoré de l'ordre de la Légion-d'Honneur et de celui du Nischam ; de plus il est prince italien et caporal de la garde nationale. M.Janin vient de se marier; nous lui souhaitons beaucoup d'enfants ! »

Plusieurs procès en diffamation l'opposèrent à des écrivains et journaux, y compris Le Figaro. Comme écrivain, il publia d'abord L'Âne mort et la femme guillotinée puis Tableaux anecdotiques de la littérature française depuis François Ier jusqu'à nos jours. Beaucoup d'autres livres suivront jusqu'à sa mort: La Confession, Contes fantastiques et littéraires, Histoire du théâtre à quatre sous, Contes nouveaux, Le Chemin de traverse, Un été à Paris, Histoire de la littérature dramatique, Les Petits Bonheurs, Les Symphonies de l’hiver, Les Contes du chalet, etc. Et une nouvelle à titre posthume : La dame à l'oeillet rouge.

Caricature représentant Janin

Il contribua au lancement de la carrière de Rachel, qui a vécu un temps à Saint-Etienne et allait devenir la plus grand tragédienne de son époque, écrivant d'elle qu'elle était « la plus étonnante petite fille que la génération présente eût vu monter sur un théâtre ». Le Forez littéraire et artistique a publié de nombreux extraits de lettres à lui adressées par Victor Hugo, Octave Feuillet, Lamartine, Chateaubriand, Alfred de Vigny, Adolphe Thiers, son compatriote montbrisonnais Victor de Laprade... « Vous êtes bien le roi du feuilleton, malgré tous vos rivaux anciens et nouveaux. Vous êtes le seul qui ose dire et sache bien dire leur fait aux déclamateurs. Je suis bien désintéressé et partial en vous écrivant ceci, car je ne suis pas sans humeur contre vous... », lui écrivit par exemple François Buloz, administrateur de la Comédie Française. Et Lamartine : « Je serais heureux le jour où nous pourrons nous revoir, en foulant du pied dédaigneux de l'écrivain et du poète les tronçons du serpent qui nous avait séparés. » Pour Théophile Gautier, Janin était « un juge, un philosophe, un prédicateur » et pour Cuvillier-Fleury, «(...) mieux qu'un prince ; il était roi, roi de la littérature facile » et critique « à la fois très recherché et très écouté ».

Gravure montrant sa bibliothèque dans son chalet de passy

Le 7 avril 1870, il entrait à l'Académie française, en remplacement de Sainte-Beuve (réception en novembre 1871). Il s'est éteint le 19 juin 1874 dans son chalet de Passy. Ses obsèques eurent lieu à l'église de Passy. Il repose à Evreux, dans le caveau de la famille de sa femme, née Adèle Huet.

Janin n'est pas revenu très souvent à Saint-Etienne. Une fois au moins en 1840 en se rendant en Italie avec un domestique et son chien - ce chien dont il devait dire plus tard : « glouton, coureur, méchant, - Lâche et galeux, en somme - Feu mon chien était presque - Un homme. » ? Mais il n'oublia pas sa ville natale. En 1834, il avait organisé à Paris un concert pour venir en aide aux victimes d'une inondation . Y participèrent Liszt, Chopin, Hiller... Paganini s'y refusa et s'attira les foudres de l'écrivain. Une dizaine d'années plus tard, alors que Saint-Etienne n'avait toujours pas de bibliothèque publique, il répondit à l'appel de Jean Antoine La Tour de Varan et fit parvenir plus de 500 volumes. Après sa mort, son épouse donna une grosse somme d'argent pour que soit créée au lycée de Saint-Etienne une bourse au nom de son mari, en faveur d'un élève né dans cette ville.

Affiche d'Auguste Berthon pour l'exposition de Saint-Etienne de 1891

Son beau texte intitulé La Ville de Saint-Etienne fut publié dans la Revue de Paris en 1829 et a été intégré aux Contes fantastiques et littéraires en 1832. En voici un large extrait :

« (...) Pour bien faire, il faut arriver à Saint-Étienne un beau soir, aux rayons couchants du soleil, quand l’astre éblouissant jette un dernier éclat sur le dôme d’épaisse fumée, éternel couvre-chef de l’antre où le Cyclope accomplit sa tâche à grand bruit.

Saint-Étienne est englouti dans une vallée profonde et triste; autant que Rome elle est la ville aux sept collines. Au fond de ses montagnes sans verdure et sans ombrage, et s’étendant, çà et là au hasard, elle s’inquiète assez peu d’obéir aux lois de la symétrie, aux exigences du paysage, à la chanson du psalmiste : « Je suis noire et je suis belle ! » Nigra sum sed formosa !

La ville est un chaos. L’entrée est une caverne ; il faut entrer par la rue de Lyon, comme on tomberait dans un précipice. Allons, courage, et parcourez celte rue étroite et bruyante, encombrée d’un peuple en guenilles, au visage noir, aux dents blanches : entrez par cette horrible rue, à sept heures du soir, et vous aurez perdu en dix minutes tout ce que le souvenir de nos villes de France peut avoir d’élégance. Un voyageur qui a traversé Nevers, la ville où mourut Vert-vert, qui a contemplé ces rues proprettes, ces jolies maisons en terre vernie, et s’est arrêté sous ces fenêtres complaisantes, où se montre en négligé du matin quelque dame curieuse : oh ! dit-il, le désagréable contraste : entrer à Saint-Étienne, le soir, par la rue de Lyon.

À cette heure, en effet, cinq cents forges bruyantes sont en mouvement, non pas une forge parisienne avec son petit feu, son soufflet de salon et son enclume portative, mais un immense fourneau, un brasier brûlant comme pour les armes d’Achille; un soufflet qui fatigue un homme, une enclume à tuer Polyphème, et, pour chaque enclume, trois grands forgerons, autant de femmes échevelées, travaillant le fer comme une simple dentelle. Ajoutez un tas de petits forgerons, abrités par le toit de chaume qui s’avance dans la rue, l’éclat de la flamme, l’acre odeur du soufre en fusion, le bruit du fer, l’étincelle qui vole et la scie au cri dur, les chars qui se heurtent, l’aboiement des chiens, les chansons des hommes, les jurements des femmes; une avalanche à tout briser de bruits, de cris, de hurlements, de clameurs! Vous marchez une heure au milieu de ce fracas terrible. Simples villes de l’Orient, où donc êtes-vous ! fraîches fontaines, palmiers, natte hospitalière de la nuit, et vos contes sans fin, quand le voyageur enchanté s’endort, écoutant le deuxième kalender ?

Vous arriverez enfin dans une place isolée et noire, coupée en deux par un corps de garde, où la sentinelle est endormie. Ici viennent mourir les lueurs de la flamme et le bruit de l’enclume. À Saint-Étienne il n’y a pas de profession de hasard comme à Paris; pas de ces vagabonds officieux, toujours prêts à vous servir; à huit heures du soir, vous auriez peine à trouver quelqu’un sur la place pour vous indiquer l’auberge assez semblable aux hôtelleries de la cité, du temps de la Ligue.

On entre en traversant la cuisine, on passe devant le tourne-broche chargé de viandes; on traverse une petite cour pleine de fumier, on monte un escalier de bois; on se jette sur un lit à fleurs gothiques, et l’on dort, si l’on peut… À minuit va commencer le commerce de la ville. À cette heure fatale, consacrée encore en telle ville de l’Allemagne aux apparitions et aux fantômes , vous entendez tout à coup, un grand bruit de chariots roulant avec un bruit de tonnerre. On se croirait aux environs de l’Opéra, quand le père Nourrit donnait la réplique à madame Branchu.

Voilà l’heure où la ville de houille envoie à tout l’univers le produit de son travail : les ballots sont préparés, les fourgons sont chargés, la nuit est épaisse, holà! tout s’ébranle. On adresse à Paris les brillantes soieries; les petits couteaux et les socs de charrue à l’Amérique; l’Angleterre réclame l’acier travaillé, qu’elle nous renvoie avec son poinçon; l’Allemagne achète des fleurets, qu’elle nous revendra, plus tard sous ce titre : solingen. Une ville surprise par l’assaut est moins active et moins agitée avec plus de bruits et de soubresauts ; seulement personne dans les rues, que des charretiers ; aux fenêtres , personne ! Tout est mystère en ces envois: c’est à qui cachera le mieux le nombre de ses commissions, l’adresse de ses commettants, l’importance de ses marchandises; on s’épie, on se surveille, la rivalité retient son souffle, en grande terreur de se trahir.

Un peu plus tard, au grand jour, tous ces marchands qui ont exploité des millions dans la nuit, qui se sont cachés l’un de l’autre avec autant de soin que s’ils eussent commis une mauvaise action, se saluent comme de francs amis, se plaignant entre eux de la dureté des temps, de la rareté de l’or, de leurs magasins qui regorgent de marchandises. Honnête mensonge ! et pas un de ces grands négociants n’y est trompé.

Et le lendemain au réveil, si vous avez pu dormir, après avoir fait cette longue et minutieuse toilette du matin à laquelle tout bon Parisien ne renonce jamais, je vous avertis que vous venez de vous rendre ridicule dans toute la ville, si le présent jour n’est pas un dimanche. Vous sortez, vous visitez la ville…

Ah! l’assemblage étrange !… des ruines et des palais, un hôtel, massif comme un hôtel vénitien qui serait sans grâce, à côté d’une échoppe; une maison basse en pierres de taille, et six étages qui menacent ruine !

Ô misère! ô fortune!… Imaginez la rue Saint-Jacques avec son peuple équivoque et pauvre, traversant subitement la rue Royale et sa somptueuse élégance ! Tout est confondu dans la ville aux sept collines; luxe, indigence, hasard. Là surtout , le hasard est un grand dieu. Là surtout, vous regrettez le Paris libre et cette vie aux mille aspects si divers, qui se répand de toutes parts. La moindre action de ce peuple noir et grand, ami des choses bien faites, s’opère sous l’empire de l’ordre. On agit, à Saint-Étienne, comme en vaste caserne, à la baguette du tambour-major : une armée en bataille , n’a pas plus de précision.

Hier, vous êtes entré dans la ville au bruit méthodique de trente mille marteaux, retombant en cadence sur quinze mille enclumes; vous vous êtes endormi au bruit de douze cents chariots, expédiant des ballots à tous les grands chemins du monde connu, et voici, ce matin, que vous retrouvez le même ordre, et la même précision. Portez… fardeaux ! fabriquez, armes! montez, fusils! aiguisez, baïonnettes !… et feu partout !

Voici le matin, le bruyant matin d’une armée de jeunes filles rondes, ramassées, rebondies, au teint animé, aux larges mains, aux jambes solides, se rendre à l’ouvrage au pas accéléré d’un bataillon. Ce sont les ouvrières de la ville; à peine au monde, chose rare pour de pauvres filles! les filles de Sainte-Étienne ont un métier certain; elles font des rubans, elles font des lacets, elles travaillent la soie; à leurs mains vaillantes, sont confiés ces fils plus précieux que l’or, dont les tissus sont destinés à des reines. À Saint-Étienne, véritable république pour l’orgueil, il n’y a pas une servante, et pas une grisette… il y a l’ouvrière !

La grisette parisienne, jeune et vive, accorte, est inconnue en ces domaines du travail sérieux. Déjà pour une certaine partie de citoyens, la fille attachée à la soie est une artisane du second ordre; il y a dans la ville, tel vieux Stéphanois qui coudoiera avec mépris l’ourdisseuse la plus fraîche et la plus jolie; un pareil homme, au fils qui doit hériter de son enclume, recommande quelque grande ouvrière, habile à tracer une lime, habile à manier le fer, qui va se pencher, hardiment, sous une meule d’usine, et vous aiguisera trois cents haches en un jour, sauf à se briser le crâne sous l’énorme meule qui l’entraîne, et la jette au gouffre silencieux.

Ô la ville étrange! Le poète, pour se faire pardonner ses cyclopes, leur a donné la poésie: qui de nous n’a souvent chanté cette idylle de Théocrite, quand le farouche pasteur, assis sur le bord de la mer, prend son chalumeau, et propose à la folâtre et blanche Galatée de crever son œil unique ? À Saint-Étienne, cyclope sans flûte et sans Galatée, antique refuge de forgerons aux mœurs rudes et sauvages, plus d’une fois on a tenté d’adoucir les mœurs de cette immense usine en lui donnant un travail plus facile et plus doux. Vains efforts ! On n’a fait que ravir à la cité sans repos le peu de verdure qu’elle avait conservé.

Quand j’étais un jeune écolier stéphanois, rêvant aux paysages de Virgile, en plein jardin de racines grecques, récitant aux rochers :

Stephan : couronne; Étienne en vient !

il n’y avait dans la ville que deux endroits où l’écolier pût lire à son aise les passions du jeune Werther -ou bâtir son premier roman d’amour: c’était Valbenoite et Monteau. Valbenoite était alors un vallon solitaire, avec de grands arbres, un grand jardin de trente perches, dans lequel j’ai vu le premier paon de ma vie, comme une merveille inconnue à la civilisation que j’habitais. J’entends encore les oiseaux de Valbenoite et le bruit du moulin, je vois encore les linges de la blanchisserie de Jeanneton, étendus triomphants au soleil. Splendeurs d’un arpent oublié par la houille, et négligé par l’enclume! Hélas! je n’avais pas vingt ans que l’oasis avait disparu. Ils ont abattu la forêt de six arbres, pour y établir des machines à lacets; du simple et paisible moulin, ils ont fait une usine; il n’y a pas jusqu’à Jeanneton, ma bonne nourrice, qui ne soit devenue une riche dame, en cédant à l’industrie une cabane que mon père lui avait donnée! Et le beau paon? Le pauvre oiseau, malgré son brillant plumage, a été sacrifié, ainsi que le jardin, à des produits chimiques. Le moyen à présent d’aller à Valbenoite lire son Werther! Quant à Monteau, adieu les prairies et les collines qui nous abritaient de leur silence! Ah! Monteau, te voilà forge, et haut-fourneau! et madame de Pompadour y peut chanter sa chanson:

Nous n’irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.

Pour la première fois j’ai regretté, en parlant de Saint-Étienne, de ne pas savoir un mot de cette science toute nouvelle qu’on appelle statistique; M. Charles Dupin t’a inventée à son profit! La statistique et l’économie politique me paraissant, après les cols en papier et les cannes à fauteuils, les deux plus belles inventions de notre époque. Écrivez donc, sans savoir un chiffre, sur une ville où tout est commerce!… et deux et deux sont huit et quatre sont cent.

Ah! la belle page, si j’avais écrit l’histoire d’un seul eustache ! Un eustache est un couteau sans ressort, à manche de bois, noirci au feu, orné d’un trou à l’extrémité, pour y passer une ficelle: cet instrument, après avoir passé par dix-huit mains différentes, revient à trois liards, et se vend deux sous, du collège Louis le Grand, à Chandernagor. «Ce que j’ai le plus admiré en France, disait Fox, en 1802, ce sont les eustaches de Saint-Étienne.» Cependant, en 1802, c’était une assez belle époque de gloire militaire, sans compter que, pour la gloire littéraire, nous en étions aux comédies de M. Collin d’Harleville, à la tragédie de M. Luce de Lancival… aux bons mots de Branet.

Que j’aimerais aussi à savoir comment se fait un fusil à Saint-Étienne! Ce n’est pas faute, croyez-moi, d’avoir vu la fabrique, d’avoir joué, jeune enfant, dans l’atelier de Stellein, ce bon et infatigable Stellein, qui a fait tant de belles choses dans sa vie ! Un ouvrier prend à la fois trente ou quarante lames de fer, réunies et pétries ensemble; il réduit toutes ces lames, réunies en une seule et même lame! Vous diriez d’un simple argile, tant l’ouvrier est le maître de sa matière: il tord, il tourne, il allonge, il raccourcit, il imprègne son dessin dans le double-canon, sur le canon.

Et tantôt, vous aurez un simple fusil de guerre, une de ces armes terribles dans les mains des soldats d’Austerlitz.

Tantôt, chasseur ! voici ton fusil de chasse, arme légère et rapide. Encore un effort; appelez à votre aide le ciseau de Dumarest et de Dupré, vous aurez la plus belle arme du monde, digne du pacha d’Égypte, une de ces armes brillantes, parsemées d’argent et d’or, qu’on ne peut échanger raisonnablement que contre la maîtresse du Klephte :

C’est un Klephte à l’œil noir
Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour l’avoir.

Si je continue ainsi, adieu ma statistique! Cependant, à côté de ces foudres de guerre, si solides et si vite faits: fusils, pistolets, baïonnettes; à côté du fusil de luxe qui demande une année; à côté de l’enceinte où toutes ces armes sont essayées avec un fracas épouvantable, à triple charge; à côté de tout ce peuple dont chacun a sa tâche, à celui-ci une vis, à celui-là un chien, à celui-là une platine, à celui-là le bois sculpté, à l’autre la ciselure, et tant d’autres détails bien distincts, qui font de chaque détail autant de métiers différents, vous trouvez tout à coup de grandes enceintes isolées et tristes. Figurez-vous je ne sais combien de métiers réunis, des courroies attachées à des centaines de rouages de fer, faisant tourner des milliers de dévidoirs. En ces grandes usines, le fil et la soie reçoivent leur mouvement de la vapeur, se croisent et se mêlent dans tous les sens, çà et là, faisant jaillir mille dessins rapides et variés; et quand, par hasard, un seul fil se brise, aussitôt le lacet auquel il appartient, s’isole de tous les autres: immobile, il attend qu’on le remette en rapport avec le mouvement qu’il a perdu, pendant que les autres lacets vont toujours.

En effet, ce n’est pas une seule machine, mais ce sont là autant de machines qu’il y a de lacets, ou de dentelles, ou de tulles, car on fait de tout à Saint-Étienne, et par tous les moyens: par un courant d’eau, par la vapeur, par les bras des hommes, souvent même par le simple mouvement d’un pauvre cheval aveugle attaché à la roue. Il y a telle maigre haquenée à Saint-Étienne, qui a gagné plus d’argent à son maître que les brillants coursiers de lord Seymour, dans les courses du Champ-de-Mars.

On a beaucoup parlé jadis de la Hollande, aux marais fangeux, et de ses richesses à payer l’Angleterre. Manchester est aujourd’hui proclamée une seconde Amsterdam, par l’importance de ses produits et son commerce… eh bien, je ne crois pas que le flegme hollandais ou l’activité anglaise soient plus dignes de l’attention du monde que l’industrieuse patience de l’homme de Saint-Étienne, et son acharnement à utiliser la moindre parcelle de cette terre de charbon… du mot grec karbo, je brûle, dont on a fait escarboucle! Il existe encore aujourd’hui dans la ville un honnête fabricant, aussi riche qu’une cantatrice italienne; il avait lu, dans son enfance, les Géorgiques et traduit le père Rapin, et ces deux lectures lui avaient laissé je ne sais quel goût champêtre qui l’a forcé à avoir une maison de campagne, une villa avec des ombrages et des ruisseaux murmurants.

Que disons-nous ? le hoc in votis est encore écrit en grosses lettres, sur la porte d’entrée, à la grande admiration des passants! Le digne homme avait pris en amitié ma jeunesse, parce que je comprenais ses citations latines, et qu’en se promenant avec moi, sous les tilleuls rabougris de la grande route, il pouvait revenir sur les souvenirs poétiques de sa jeunesse et sur les plaisirs innocents de prœdium rusticum. «Je veux vous y conduire, me dit-il un jour; vous verrez mon bosquet, ma naïade, ma ruine, car j’ai aussi une ruine : c’est un délicieux séjour. » Nous partîmes, le lendemain, pour ce séjour délicieux. La maison était plantée sur un sommet élevé, et bâtie en hôtel du faubourg Saint-Germain. Pour avenues (les belles et riches avenues de vieux arbres que la fournaise a dévorées !) ils avaient construit une longue cheminée de pompe à feu, dont l’épaisse fumée jetait une odeur de soufre insupportable; tandis que la machine, en dehors du puits, faisait jaillir des torrents d’une eau noirâtre qui formait une boue infecte autour de l’habitation. «Voilà mon donjon! me dit l’honnête négociant, en me montrant la cheminée; voilà mon fossé féodal ! À mon sens, j’aurais été bien niais de perdre cent bonnes perches de terrain, dans lesquelles je puis trouver une mine d’or.» Disant cela, nous entrâmes dans la maison.

C’était une maison semblable à toutes les maisons de la ville enfumée: un carreau d’argile, sans tapis; des meubles en noyer noirci par la fumée; un feu de tourbe à chaque appartement; pas un tableau, pas une gravure, à peine un livre; une huche; un garde-manger, du linge étendu dans le salon. «Et le jardin? dis-je à mon hôte. — Le jardin ?… Le voilà !…» Une ruine !

Cette ruine était un four à chaux: encore un gouffre de fumée et d’infectes vapeurs, au milieu d’herbes desséchées, en présence d’une plate-bande de tulipes dont la tête était tristement penchée, faute de pluie. Je n’ai jamais vu de ronces pareilles; cette brique rougeâtre au milieu de ces fleurs fanées, était d’un effet désolant. «Venez plus loin, me dit le propriétaire de ce beau lieu; venez contempler tout mon domaine, vous rafraîchir dans mon bosquet, et vous reposer dans mon parc…» Parc et bosquet, six pieds de long. En avançant, j’entendis un bruit d’eau mêlé à de rauques harmonies qu’il était impossible de reconnaître. Ici, mon homme était triomphant. Le Nôtre et La Quintinie étaient dépassés par son génie. Il avait trouvé le moyen d’établir là, au fond de son bosquet, dans la rivière, une scie à scier du marbre. La machine allait toujours avec son craquement en faux bourdon à vous rendre possédé.

Il me fallut passer cinq heures dans cette mortelle habitation; et le soir, à l’heure ordinaire du coucher, à huit heures, quand je pus monter dans ma chambre, à la lueur d’une chandelle fétide (on ne brûle pas autre chose à Saint-Étienne), j’aperçus dans la plaine mille feux épars, des montagnes de tourbe enflammée; il s’agit seulement de faire perdre à la houille son odeur sulfurique et tout ce qu’elle a de malfaisant, au grand avantage des villas d’alentour. En général, on tourmente le charbon de toutes les manières, dans ces douces campagnes. Ils sont parvenus à le changer en fer, à force de fourneaux enflammés, de rouages mouvants: la terre en tremble. La maison de mon hôte aux neiges près, pouvait passer pour une habitation du Vésuve, à l’heure où le volcan jette au loin, la flamme et la cendre! Et le lendemain, quand je m’éveillai au chant du coq (le coq chante, en cette terre désolée), je retrouvai de mon premier regard, l’épaisse fumée de la pompe à feu, l’infecte fumée du four à chaux, la noire fumée du charbon purifié; j’entendis les cris aigus de la scie… et tout là-bas, dans le lointain, à côté d’une fabrique de tuiles, je découvris… le chemin de fer !

Ce chemin de fer, le premier qui ait été construit dans le royaume de France, est une des merveilles du monde Le pont sous la Tamise serait même achevé que le chemin de fer de Saint-Étienne resterait une merveille. Il ne s’agit pourtant que de deux bandes de fer placées à quelques pieds l’une de l’autre, et se prolongeant sur une chaussée pratiquée pour les recevoir; mais ces deux lignes de fer parcourent, avec la rapidité de l’éclair, quarante lieues de poste; elles traversent trois montagnes; elles uniront bientôt le Rhône et la Loire, deux chemins qui marchent; elles feront de Saint-Étienne un entrepôt universel. Dans ces deux lignes de fer est contenu l’avenir de la cité ! Par le chemin de fer, la France n’aura plus rien à envier à l’Angleterre; nous lui sommes supérieurs par la simplicité des moyens; c’est une gloire dont les nations de l’Amérique se sont avisées les premières, et qui nous eût été bien utile à nous autres peuples fastueux et imprévoyants de l’Europe, qui commençons des ouvrages pour l’éternité, et qui ne les finissons jamais !

Mais ces merveilles du feu et du fer sont une étude fatigante; un voyage au bord du Rhin, au fond de l’Allemagne, je n’ai pas dit dans les montagnes de la Suisse, un voyage d’une année aux pyramides, serait beaucoup moins pénible au voyageur que huit jours d’étude à Saint-Étienne; quand vous auriez vu tout le sol, et toutes les merveilles que le soleil éclaire, vous n’auriez encore vu que la moitié de la ville. Une cité souterraine envahit à chaque instant cette patrie des mineurs; ce Saint-Étienne souterrain est le vrai Saint-Étienne. Ici , la fortune et les trésors de la cité des vivants.

Voulez-vous connaître Saint-Étienne à vol d’oiseau ! grimpez sur la montagne. Au sommet de ce puits qui se prolonge dans les entrailles de la terre, un mauvais tonneau encore infecté du vin du crû est attaché à une méchante ficelle; entrez dans ce tonneau, asseyez-vous sur les bords; vous aurez pour contrepoids un homme noir armé d’une lampe de fer aussi grossière, aussi terne que s’il n’y avait pas un forgeron dans la ville; il n’y a de pareilles lampes que dans les mines de Saint-Étienne ou dans les romans de Walter Scott. Ces mines s’étendent sous toute la ville: toute la ville dépend de ces mines; elles fournissent du charbon aux deux tiers de la France, et la fournirait pendant des siècles encore. Dans cet espace à la fois vaste et rétréci, sont contenues toutes nos ressources manufacturières, tout est là, notre fer, nos armes; ces belles armes qui ont fait la terreur de l’Europe et gagné les batailles de l’Empire, noble fer souple et poli, plus lourd que les canons de Versailles, mais aussi plus solide et mieux fait pour de longues guerres.

Parcourez lentement ces longs souterrains, mesurez ces rochers de houilles, arrêtez-vous devant ces familles entières de charbonniers, colonies sombres, leur berceau est suspendu à une colonne de charbon, leur jeunesse se passe au murmure d’un ruisseau fangeux! bonnes gens! Ils viennent au monde en ces vallées de la houille! Ici, leur jeunesse! ici, leurs amours! ici, leurs bonheurs! Gens heureux tout autant que s’ils vivaient en plein soleil , au milieu de la langue italienne, dans la campagne de Rome, sur les bords de l’Arno !

Le Tibre… et l’Arno ! notre fleuve est aussi célèbre ! il a sa gloire ! Interrogez le premier négociant qui passera dans la rue en vieux chapeau, ses mains dans ses poches et l’air préoccupé: «Monsieur, où donc est le Furens ?» Il ne vous répondra pas, ou s’il vous répond, ce sera pour vous montrer dédaigneusement une humble rivière, et que dis-je ? un simple ruisseau, un filet d’eau sale, chargé d’une écume blanchâtre, et se traînant à peine à travers la cité qu’il endort. Ceci est le Furens, saluons le Furens ! De si petit fleuve est sorti Saint-Étienne. Il est le maître ! il est force, orgueil, richesse, espoir, santé! Furens bienfaiteur ! Prœsidium et dulce decus ! Du torrent que voici, viennent les eaux de la ville; à lui seul appartient la santé publique, la propreté publique, la richesse: il donne au fer la force, et le pliant à l’acier. Vienne Gargantua avec une soif ordinaire, adieu notre filet d’eau! et plus de soierie, et plus de fer, plus d’or, plus de vastes coffres oh s’engouffre le tiers du numéraire de la France.

Ô torrent plus fertile et plus aimé que le Galèze enchanté ! tes rives sont des rives poétiques entre toutes ! J.-J. Rousseau s’y est agenouillé; chaque année, il relisait l’Astrée; et quand il vint demander le Lignon, dans un beau moment de poésie, on lui montra le Furens ! « Malheureux que je suis, » disait Rousseau.

Dans la position de J.-J. Rousseau, sa colère était une justice ! Quel désappointement plus triste que de passer des ombrages frais de d’Urfé, de ce ciel bleu qu’il savait si bien faire, de ces moutons poudrés de rose, en ces pâturages dressés comme des sofas, de ces bergers en batiste, de tout le joli de la pastorale à la Ségrais, à toute la laideur des manœuvres, des forgerons, des ouvrières de Saint-Étienne ? Soyez attentifs! à l’heure de midi, voici nos bergers sur leurs portes avec leurs bergères, en plein soleil, accroupis à terre, et rassemblés là, pour manger, comme les portefaix romains, étendus devant la statue mutilée de Pasquin. Il n’y a qu’une heure de comédie à Saint-Étienne, et la voici: figurez-vous tout un peuple attendant et dévorant, toute l’année, à la même heure, le même potage, si on peut appeler potage une espèce de mortier de pommes de terre et de pain, qui suffit à entretenir tant de vigueur. Ce potage est contenu dans un énorme vase, appelé : bichon! Le bichon ! ça ne se fait que chez nous! par nous… pour nous ! Un pot vernissé et contourné à la diable, orné d’une anse, et voilà tout le ménage d’un Stéphanois. Le bichon est à Saint-Étienne ce que le bouclier était à Sparte: Reviens, mon fils, ou dessus ou dessous ! Le bichon est le seul meuble qu’on respecte dans la ville, le seul dont on soit jaloux. Un père le transmet à son fils; une femme l’apporte en dot à son mari; le vieillard mange dans son bichon de jeune homme. Le bichon est reluisant, heureux, coquet, solennel! c’est une espèce de vase hollandais, avec autant de bonhomie dans le port, entouré d’autant d’idées domestiques et riantes; un dieu Lare qu’on respecte dans nos familles ; il a des droits que l’on ne conteste pas à l’heure où se sert la soupe. Le bichon de l’aïeul passe avant celui du père, jusqu’au bichon du tout petit enfant qui est de taille à lui servir toujours, lors même qu’il deviendrait un géant. Que de fois, après avoir fait une grande fortune, assis à sa table chargée de vaisselle opulente, le banquier stéphanois a-t-il oublié son orgueil d’enrichi pour revoir le bichon de l’ouvrier figurer au milieu de ses plats d’argent. Tel cet empereur romain qui fait placer sur sa table des vases de terre, en souvenir de son père, le potier !

Voilà tout ce que je sais des mœurs de la ville et de la ville même. Ce faible essai , qu’on prendra pour un roman peut-être, n’est pourtant qu’un simple et véridique aperçu de ce mélange inouï de grossièreté et de richesse, de travaux sauvages et d’opulence sévère, de génie exact et laborieux et d’ignorance.
Que penser, en effet, d’une ville opulente et féconde en grands artisans, qui ne compte pas un écrivain passable et pas un poète, pas un homme assez bien né pour tenir une plume avec l’énergie et le courage que demandent l’enclume et le marteau? Ville étrange, elle envoya jadis à la Convention nationale l’armurier Noël Pointe, orateur à la manière de Mirabeau, aussi véhément et peut-être inspiré mieux que lui ! »