« Saint-Etienne a vécu hier une soirée révolutionnaire », lit-on dans Le Mémorial de la Loire du 13 juin 1934. La veille au soir, Les Croix de Feu stéphanois avaient tenu une réunion dans une salle de la cité.
Les Croix de Feu (1927-1936) était un mouvement politique nationaliste formé à l'origine par les anciens combattants de 14-18. Jugé trop modéré par les ligues telles que l'Action Française, il était perçu comme « fasciste » par celles de gauche. La nature de ce mouvement est toujours discutée par des historiens. Il était dirigé à l'échelle nationale par le colonel François de La Rocque (1885-1946) qui, après sa dissolution, fondera le Parti social français, et qui sera pendant la Seconde Guerre mondiale arrêté par la Gestapo et déporté pour faits de Résistance.
Alors qu'il s'agissait d'une réunion privée (salle Cyrano, ancien Eden, rue Blanqui), sans communication à la presse, depuis plusieurs jours des éléments « antifascistes » réunis au sein d'un « Comité d'action » (Ligues pacifistes, Parti communiste, syndicats ouvriers et de fonctionnaires, Fédération des oeuvres laïques...) multipliaient tracts et affiches, et faisaient passer dans les journaux de gauche des invitations à manifester le 12 juin. De cela s'indigne tout particulièrement le conservateur Mémorial pour qui les opposants ont voulu étouffer la liberté de parole.
La Tribune Républicaine devait évoquer quant à elle « une protestation populaire » qui fut « violemment réprimée ». La Loire Républicaine se refusant pour sa part à parler d'une « poussée révolutionnaire ; ce qui serait excessif »...
Des rassemblements initiant des mouvements ultérieurs étaient annoncés en divers lieux : à la Bourse du Travail, rue Cugnot au Cercle des Cheminots, rue de Montaud au Sporting Club Ouvrier... Il fallait s'attendre à des violences et de nombreux gendarmes, gardes à cheval et agents de police prirent position dans le centre-ville, places Marengo (Jean-Jaurès aujourd'hui) et de l'Hôtel de Ville...
Règlements de compte entre journaux. Ici Le Mémorial s'en prend à La Tribune Républicaine codirigée par Louis Soulié, ancien maire de Saint-Etienne et ancien sénateur (portrait ci-dessous).
Critiqué aussi par l'extrême gauche...
Il y avait eu un précédent dramatique quelques années auparavant, en février 1927, lors de la venue de René Benjamin à l'Etoile-Théâtre, place Badouillère. L'écrivain, proche de Charles Maurras et Léon Daudet (Action Française), s'était attiré les foudres notamment des instituteurs "laïcards" avec son essai Aliborons et Démagogues, et ses conférences donnaient lieu à des échauffourées violentes. Le Populaire, édition du 9 février 1927 : « Des jeunes gens ayant rompu les barrages établis aux abords de la salle où avait lieu la réunion, des bagarres se sont produites entre partisans et adversaires du conférencier. Plusieurs personnes ont été contusionnées et l'un des manifestants, M. Marius Doron, âgé de 43 ans, a reçu au ventre deux balles de revolver. Le blessé a été transporté au pavillon d'urgence, où M. Louis Soulié, maire de Saint-Etienne, est allé se rendre compte de son état. » L'homme ne survécut pas à ses blessures.
« (…) si je suis vivant, si je n’ai pas moi-même des balles dans le ventre comme ce malheureux Stéphanois, qui eut le tort d’aimer entendre parler d’Alphonse Daudet, c’est grâce à la fière jeunesse que vous avez formée (…), écrivit Benjamin à Maurras. Depuis trois mois, partout, je trouve pour me défendre vos jeunes gens d’Action Française, qui sont crânes, vifs, malicieux, qui ont la haute vertu du courage et de la gaieté, en face des braillards, toujours dans l’ombre, toujours haineux, toujours lugubres... ». Léon Daudet était le fils de l'inoubliable auteur des Lettres de mon moulin que l'on a déjà croisé, malheureusement, à propos du sinistre Edouard Drumont (lire). Cet extrait provient d'un site internet consacré à René Benjamin.
L'après-midi se passe dans le calme. Tout dégénère vers 19h30 d'après La Loire Républicaine et Le Mémorial. Deux colonnes de manifestants, parties de la rue Dormand (Chavanelle) et de la Bourse du Travail, convergent vers la place Dorian où les manifestants chantent « L'Internationale» et auraient menacé d'envahir la place de l'Hôtel de Ville (Le Mémorial).
Première charge à cheval. La Loire Républicaine : « Refoulés, [les manifestants] regagnent le terrain perdu dès que les cavaliers s'éloignent... C'est un remous incessant, un fiévreux va-et-vient de gens qui s'engouffrent dans les allées les plus proches... D'un groupe tassé à l'angle de la rue, des vociférations montent, hurlées à plein gosier. Premiers symptômes d'une émeute dont nous ne pouvons, à cet instant-là, prévoir la violence ni la durée... ».
Vers 20h, un tramway est renversé à l'angle des rues Michel Rondet et de la Bourse (de la Résistance aujourd'hui). Les cavaliers chargent à nouveau. Premières arrestations. Vers 21h45, de violentes bagarres se produisent place Dorian, toujours, où sont massés des centaines de manifestants. Ils arrachent les grilles entourant les arbres et les fracassent au sol. La fonte se brise en morceaux – dangereux projectiles - qui sont jetés sur les forces de l'ordre. Les charges succèdent aux charges. Place du Peuple, un brasier est allumé et des briques sont jetées du haut d'une maison sur les gardes. Elles éclatent sur le sol, faisant reculer les chevaux.
Vers 22h, les bureaux de police sont en pleine effervescence. Avenue du Président Faure (Libération aujourd'hui), les manifestants ont dépavé la chaussée et arraché les grilles des jardins. Des vitres de magasin volent en éclat. Les mêmes déprédations se produisent dans le square Saint-Louis (Waldeck-Rousseau), de la Chambre de Commerce (actuelle Maison des Avocats et Tribunal de Commerce, rue de la Résistance), place Boivin où l'étendard de la statue équestre de Jeanne d'Arc aurait été jeté à terre et la Grand'Eglise subi des dégradations. Quelques jours plus tard, une délégation de l'Action Française et des Jeunesses Patriotes viendra déposer une gerbe de fleurs au pied de la sculpture.
Square Boivin
Des palissades renversées barrent certaines rues. Rue Saint-Jean, « certains tentent d'édifier des barrages au moyen des caisses contenant les plantes vertes du café des tramways ». Vers 23h20, quelques manifestants sont encore retranchés aux abords de la colline Sainte-Barbe.
Avenue du Président Faure (Libération): l'actuel square Violette, le square Massenet ?
Près de soixante manifestants sont conduits au poste. Six sont consignés à la disposition de la justice : Joseph Vergelas, 20 ans, Joseph Frachisse, 33 ans, Henri Lorduron, 55 ans, ancien secrétaire de la Bourse du Travail, Baptiste Vial, 38 ans, Joseph Dancette, 33 ans, Etienne Fleur, 55 ans. Déférés au parquet, trois seront jugés très vite : Frachisse, qui avait une arme prohibée, écope de quatre mois de prison et six mois d'interdiction de séjour; Vergelas : 4 mois (rébellion) ; Fleur : six mois avec sursis (violences à agents). Les autres ?
Il y eut une cinquantaine de blessés (coups de pied de cheval, coups de barre de fer...) dont une quinzaine de gardes et le commissaire central, M. Nonon.
Le 15 juin au soir, un meeting « antifasciste » est organisé à la Bourse du Travail en présence notamment de Marcel Thibaud (militant syndicaliste CGT et communiste, futur conseiller municipal à Saint-Etienne et député communiste), Ferdinand Faure (communiste, ancien député et futur maire de Saint-Etienne), Claudius Buard (communiste, futur adjoint au maire de Saint-Etienne et sénateur), Albert Dolmazon qui vilipende la presse. Ce militant communiste, instituteur de profession, est qualifié de « futur procureur de la République soviétique » par Le Mémorial, etc.
Vers minuit, il se produit de nouveaux incidents. Les vitrines d'un magasin, avenue du Président Faure, sont pulvérisées à coups de pierre. Il y a quelques blessés. Six individus sont arrêtés.
Le 16 juin, La Loire Républicaine publie un communiqué du maire Alfred Vernay ; lequel lors de l'émeute, d'après le journal, aurait menacé de démissionner si le préfet, M. Graux, faisait donner la troupe : « Saint-Etienne, lisons-nous, a vécu des heures douloureuses, rappelant d'autres heures troubles déplorées de tous. Mieux, des déprédations ont été commises contre des propriétés privées ou communales dont, finalement, le contribuable fera les frais... ».
Le montant des dégâts s'éleva à 500 000 francs, d'après Le Mémorial du 14 juin. Quant à la réunion des Croix de Feu, elle eut bien lieu, se déroulant sans incident et réunissant, selon les sources, de 200 à 350 personnes.
Les photos des dégâts proviennent de La Région Illustrée (Cadé et Ponthus).