
Maurice Tête a été longtemps, à Roanne, le moins connu des peintres reconnus. Il a fallu près de 40 ans après son décès pour qu'une reconnaissance, bien tardive, se manifeste. La mairie de Riorges y a contribué, sous la houlette de son maire Bernard Jayol. Elle a voulu rendre hommage à celui qui venait, chaque été, travailler dans son atelier de la rue Saint-Alban, à Beaulieu. Les liens qui unissaient Maurice Tête et cette commune étaient forts. D'ailleurs, en avait-il choisi le bourg comme un leitmotiv, peignant, avec des techniques, des styles et des colorations différentes, des dizaines d'oeuvres sur les rues et surtout sur la petite église Saint-Martin. Dès la restauration achevée du Château de Beaulieu, la ville de Riorges organisa une exposition importante en 1984, et une des salles lui fut alors dédiée.
Biographie
Il naît à Paris le 22 septembre 1880. Il y vit 21 ans puis revient à Roanne en 1901 qu'il ne quittera plus, sauf durant la guerre de 1914-1918. Nous ne savons que peu de choses sur son enfance. De santé fragile, tout jeune il maniait crayons et couleurs, remportant les prix de dessin au préjudice des autres disciplines. Formé à l'École nationale des Beaux Arts dès 1897, il fréquente aussi des académies libres, nombreuses en cette période d'effervescence, à la rencontre de deux siècles, en particulier celle de Julian, qui vit passer Albert André, Jean Puy, Matisse, Vuillard, Léger et bien d'autres peintres de renom. A 19 ans, Maurice Tête « monte en loge » pour le prix de Rome qu'il n'obtient pas alors que ses premières oeuvres confirment une solide formation.
Confronté aux multiples tendances qui explosent autour de 1900 (impressionnisme, fauvisme, cubisme) il reste très attentif à tous ces courants. Il en subit les influences; ses recherches sont marquées d'hésitations mais sont aussi le signe du désir de s'élever. C'est à ses problèmes de composition, de dessins poussés qu'il se consacre avec assiduité et qui l'absorbent complètement.
Biographie
Il naît à Paris le 22 septembre 1880. Il y vit 21 ans puis revient à Roanne en 1901 qu'il ne quittera plus, sauf durant la guerre de 1914-1918. Nous ne savons que peu de choses sur son enfance. De santé fragile, tout jeune il maniait crayons et couleurs, remportant les prix de dessin au préjudice des autres disciplines. Formé à l'École nationale des Beaux Arts dès 1897, il fréquente aussi des académies libres, nombreuses en cette période d'effervescence, à la rencontre de deux siècles, en particulier celle de Julian, qui vit passer Albert André, Jean Puy, Matisse, Vuillard, Léger et bien d'autres peintres de renom. A 19 ans, Maurice Tête « monte en loge » pour le prix de Rome qu'il n'obtient pas alors que ses premières oeuvres confirment une solide formation.
Confronté aux multiples tendances qui explosent autour de 1900 (impressionnisme, fauvisme, cubisme) il reste très attentif à tous ces courants. Il en subit les influences; ses recherches sont marquées d'hésitations mais sont aussi le signe du désir de s'élever. C'est à ses problèmes de composition, de dessins poussés qu'il se consacre avec assiduité et qui l'absorbent complètement.

Convaincu à ses débuts au Néo-impressionnisme et son dérivé Pointillisme, on pourra ensuite l'assimiler au Symbolisme de Puvis de Chavannes et à ces peintres savants regroupés sous la dénomination de «Nabis», c'est à dire initiés et inspirés. L'oeuvre de Maurice Tête, dans les années 1915-1930, évoque l'art de Maurice Denis avec lequel il partage les couleurs et les sujets d'inspiration où reviennent fréquemment les thèmes des séries : baigneurs, baigneuses, cueillette, femmes et enfants dans la maison, scènes familiales, liseuse, femmes dans les gorges de la Loire. Durant cette période, on a pu constater quelques réalisations aux accents fauves et d'autres «cubisantes» : vues de Riorges, sous bois, femme et enfant. Maurice Tête s'est parfois soumis à la discipline du « Nombre d'Or ». Les années 1930-1940 correspondent à la pleine maturité, à la réflexion, au plaisir de peindre aussi, où l'artiste est curieux de tout ce qui se fait. Il se pense bien dans son époque. Décalage toutefois, car on est en fait à l'époque de Klee, de Mondrian, de Léger, de Kandinsky. Les Roannais ont pourtant jugé l'oeuvre trop moderne, se reconnaissant mieux chez Emile Noirot, par exemple. Ainsi, Maurice Tête est resté méconnu. Fin des années trente un projet d'allégorie de la Ville de Roanne pour la Caisse d'Épargne n'aboutit pas. Puis Maurice Tête pense réaliser l'un de ses souhaits : couvrir d'une fresque les murs de l'Hôpital de Roanne. Ce projet ne peut être réalisé, les fonds ayant été destinés à une autre cause. Après 1930, il ne signe plus ses travaux et travaillera essentiellement sur papier : aquarelles, gouaches, crayons de couleurs, pastels. Les difficultés matérielles coupent le peintre du monde extérieur et le contraignent à renoncer aux grands formats. Ce qui n'empêche pas la suite des séries : toujours des femmes dans les Gorges de la Loire, dans les rochers, les faunes, les baignades, les scènes de vendanges, la famille, le Pont du Coteau, la campagne. L'influence de Cézanne est très présente. Scrupuleux à l'excès, Maurice Tête médite longuement les oeuvres qu'il voulait réaliser, dialogue perpétuel qui le retenait, durant des jours, devant l'ébauche. Cézanne ne disait-il pas : « Bien sûr un artiste désire s'élever intellectuellement, mais l'homme doit rester dans l'ombre, le plaisir doit se trouver dans les études ! ». Et puis la vie familiale, la vie quotidienne, les événements de type banal permettent de trouver des sources de signification de l'esprit.

Libre, inclassable, son oeuvre, sans souci de renommée, nous révèle une grande figure d'artiste sincère. L'homme cultivé, passionné par les rapports entre peinture et rythme musical, nous indique que la peinture est aussi musique, que les couleurs et les lignes se répondent comme en concert. Maurice Tête reste manifestement la figure la plus singulière de la vie artistique roannaise au XXe siècle avec un goût exclusif pour l'art de peindre et le désir de la perfection dans l'harmonie équilibrée qui commande la composition. Resté fidèle à la figuration, dans un langage personnel, une sensibilité propre, il s'est permis quelques audaces de couleurs, scènes de vendanges par exemple, et dans les vues cubistes du bourg de Riorges.
A Roanne où il vient vivre avec sa mère en 1901, il habite dans la maison familiale au 44, rue Brison. Il rencontre les peintres roannais : Noirot, Reynaud, Lafay notamment, mais aussi Charles Devillié. Il se lie particulièrement avec ce dernier dont il partage l'atelier au n° 22 de la rue Noëlas, et dont il épouse la nièce Berthe Gauthier en 1905.
Trois filles naissent de cette union :
- Madeleine le 21 juillet 1907 (décès le 1er juillet 2001)
- Régina le 1er Août 1908 (décès le 14 juillet 1975)
- Germaine le 19 septembre 1909 (décès le19 juillet 1970).
Quelques oeuvres d'avant-guerre: de 1908 à 1914, Maurice Tête participe à des expositions de la Société Nationale des Beaux Arts à Paris. En 1908 La Petite Courtisane lui vaut la qualité de membre associé à ladite Société - il en fut radié en 1936 après plusieurs années sans avoir payé ses cotisations. L'oeuvre est remarquée par la critique, en particulier dans Le Petit Parisien, oeuvre savoureuse pour Le Journal des Arts et qui n'est pas sans rappeler l'Olympia de Manet. En 1911, trois oeuvres, Jeune femme couchée, Le Coteau, Village, sont remarquées par le journal Le Radical. Le 10 mars 1911, le peintre est nommé Officier d'Académie par le Ministre de l'Instruction et des Beaux Arts. En 1913, il expose sous l'égide de la Rodumna, premier salon des Amis des Art de Roanne, association récemment créée, La Petite Courtisane, Étude, Tulipes, Le bon accueil. La guerre suspend momentanément les expositions. Il part au front à l'âge de 34 ans.
Héritant de la villa de son oncle, Charles Devillié, décédé en 1905, Maurice Tête partage ses activités entre la rue Brison à Roanne et Beaulieu à Riorges. Dès 1908, il rend un premier hommage à Charles Devillié, salle Noëlas à Roanne. En 1926, il organise à la Turne, rue Diderot, une rétrospective. Il avait conservé soigneusement les oeuvres produites en secret et l'exposition connut le succès. Mais il fallut attendre encore quelques années pour reconnaître les qualités de ce paysagiste et surtout grand portraitiste impressionniste. Au cours de cette même année, Maurice Tête donne une causerie sur Charles Devillié. Un texte de huit pages de cahier d'écolier pourrait en être la préparation. Ces notes démontrent les qualités d'analyse de Maurice Tête pour un peintre pourtant bien éloigné de ses propres recherches.
Son épouse décède en 1939. Lorsque la maladie le surprit, Maurice Tête mettait au point un traité d'anatomie d'après la méthode de Jean Cousin. à€ sa mort le 10 août 1948, seul le premier tome sur la tête était prêt pour l'édition. Sur ce sujet qui l'avait toujours passionné, il a réalisé un travail considérable comportant des milliers de dessins d'une précision inouie.
Jean Claude Rollet évoque Maurice Tête
Ma rencontre avec l'oeuvre de Maurice Tête n'est pas si ancienne, moins de vingt ans probablement. Cela se produisit lors d'un passage à Lyon et d'un moment de liberté qui m'avait conduit à flâner à travers la Presqu'île. Une toile, dans la vitrine d'une galerie de la rue d'Ainay avait attiré mon regard. Elle était de petite taille, et représentait un sous-bois dont les arbres aux formes cézanniennes se fondaient dans des dégradés de vert, attirant et captant l'attention parmi les multiples objets exposés autour d'elle. La signature « Maurice Tête », bien lisible en bas du tableau n'évoquait guère pour moi que le nom d'un peintre roannais, probablement entendu prononcer quelques fois, mais dont j'ignorais cependant tout de la création, et la toile que j'avais devant moi en fut la première vision, et devint simultanément une première acquisition.
Il n'est pas très surprenant que son oeuvre demeura longtemps si peu connue, voire même inconnue pour la plupart des générations d'après-guerre. De son vivant, après de nombreuses expositions à Paris, Lyon et Roanne, la dernière semble avoir eu lieu en 1943 avec la Société des Amis des Arts de Roanne, soit cinq ans avant son décès. Ensuite, si l'on exclut deux très confidentielles expositions à Roanne et à Riorges en 1972 et 1984, ainsi qu'à la Galerie Désiré à Lyon en 1989, il fallut attendre la grande exposition rétrospective du musée Joseph Déchelette, à la fin des années quatre-vingt-dix, pour que beaucoup de Roannais aient l'occasion de le découvrir vraiment. Quel long sommeil pour une oeuvre aussi considérable que singulière.
Dans leur peu d'empressement à se montrer, les tableaux de Maurice Tête imitèrent-ils la discrétion de leur auteur ? J'ai en effet le sentiment qu'à part les grandes lignes de sa biographie, on ne sache que bien peu de choses sur lui. J'imagine que le succès et la célébrité devaient lui être plutôt indifférents, et qu'une recherche ininterrompue captait davantage l'énergie de cet homme discret, sans laisser plus de place au souci de sa renommée. Pourtant, à la façon de la vérité qui finit toujours par éclairer les faits historiques reculés, une oeuvre talentueuse renaît toujours à la contemplation, même après une longue éclipse, pourvu que l'on ait pris le soin de la conserver correctement, et nous pouvons maintenant tout à loisir découvrir ou redécouvrir le fruit des constantes recherches de cet artiste.
Pour un peintre, était-ce un bonheur ou une malédiction d'avoir vingt ans à la naissance du vingtième siècle, comme ce fut son cas ? Je plaisante à peine, car à cette époque la peinture était en furie et n'en finissait pas de déchaîner ses puissances. Le siècle précédent avait vu s'inventer la photographie, qui loin de menacer la peinture comme certains pouvaient le redouter, l'avait définitivement propulsée sur les voies de la recherche, en la dessaisissant du soin de figurer la réalité, même si cette conception réductrice de la représentation, n'avait jamais beaucoup concerné les peintres. En tout cas, ce XIXe siècle s'était clos sur l'impressionnisme et sa complète remise en question. Ce mouvement pictural de rupture s'était lui-même terminé en éclatant en de multiples directions, pour ensemencer d'infinis champs de recherches, comme autant de chantiers gigantesques : Postimpressionnisme, Pointillisme, Symbolisme, Abstraction, Fauvisme, Nabis, Cézannisme, Cubisme, Constructivisme, Dadaïsme, Expressionnisme, Futurisme, Surréalisme ! Comment résister à ce raz de marée ? Pour celui qui ne cherchait pas à les éviter, les forces à maîtriser étaient considérables. Les grands aînés comme Van Gogh, Gauguin, Monet, Degas, Cézanne, Manet et tant d'autres en avaient libéré les puissances. Restait pour les suivants à continuer de se mesurer avec elles. Maurice Tête était de ceux-là .
Parcourir des fragments de son journal, enseigne sur la démarche et l'état d'esprit du peintre. On y trouve, au gré des jours et des humeurs, une recherche incessante prenant l'aspect d'une quête, un découragement bien souvent affleurant mais toujours étranger à l'idée d'abandon : « L'expérience pénible de ce mois qui ne m'a rapporté que trois petites études en grisaille bien incomplètes, ne me laisse pourtant pas sans espoir… ». Des méthodes aussi pour cheminer dans ses recherches, et qu'il se dicte à lui-même comme d'exigeants préceptes : « Je suis allé dans la campagne, j'ai l'idée d'y faire des études dans ce sens (arbres, plantes, rochers au trait). Ne pas chercher le tableau tout fait, ce qui est une erreur et une impossibilité, avoir beaucoup de liberté, que la nature soit un excitant à l'invention ». Et aussi parfois, l'éblouissement d'une évidence : « C'est l'idée qui doit tout conduire, et qui est pour les objets de l'art ce que la lumière est aux objets réels. Cette idée réside en notre âme, mais les yeux en contact trop vivement avec la réalité, regardent en-dehors, et ne la voient plus ».
Ainsi pour Maurice Tête, le tableau n'est pas à chercher dans ce que l'on voit, il est à composer à l'aide de ces objets épars, glanés et étudiés sur le motif, et que l'on va agencer sous la conduite de l'idée, car la réalité est bien trop brutale et aveuglante pour le regard. Sans l'idée, la nature est inabordable, il faut lui proposer cette idée. Alors peut-être, la nature communiquera-t-elle une énergie suffisamment maîtrisée pour que l'on puisse en tenter l'invention, car la nature ne se laisse saisir qu'indirectement, et la tâche du peintre consiste à éternellement la réinventer. Il ne fait guère de doute que Maurice Tête a saisi et retenu la leçon de Cézanne. Une boutade consiste à dire que si Cézanne a peint si souvent la Sainte-Victoire, c'est parce qu'il la voyait devant lui. C'est probablement la vérité, puisqu'il n'est pas si simple de voir les choses, et en tout cas de les capter dans leur essence. On raconte aussi que quand Cézanne allait sur le motif et s'installait devant sa chère montagne, il commençait par attendre, afin que le flux de nature le traverse, et qu'il parvienne à entrer progressivement en résonance avec ses vibrations. Maurice Tête le fait comprendre à chaque page lorsqu'on lit son journal, la peinture n'est pas une affaire d'élégance et de délicatesse, la peinture tiendrait plutôt du sport de combat, et le peintre n'est sûr de rien, surtout pas d'en sortir vainqueur.
Comme nombre de ses pairs, Maurice Tête fut aussi un adepte des « séries », cette technique consistant à décliner à l'infini quelques thèmes chers au peintre. Il en va ainsi pour les Sous-bois, les Baigneuses dans les gorges de la Loire, les Pont du Coteau animé par tous les temps et toutes les saisons, les Village (ou les rue) de Riorges, les Bacchanales, les Pastorales avec Pan, etc. Chaque élément d'une série, qu'il soit au pastel, à la gouache, à l'aquarelle, au crayon ou à l'huile, existe pour lui-même à l'intérieur de son ensemble, ou s'inscrit clairement dans la préparation d'un grand tableau. Parfois, comme pour les Vendanges, deux représentations différentes ne sont séparées que par la variation positionnelle d'un des personnages. On pense aux combinaisons quasi-mathématiques que fit Picasso dans ses déclinaisons sur le thème des Ménines ou du Déjeuner sur l'herbe. En fait, si l'on songe qu'un tableau n'est jamais fini, et que l'inévitable décision de sa fin n'émane que d'une détermination arbitraire de son auteur, alors l'usage des séries propose une sorte de solution, revenant à imaginer leur ensemble comme étant un tableau unique, dont le terme serait de ce fait indéfini. Le tableau agence ses éléments comme chaque élément d'une série s'agence aux autres, et tout reste infini dans l'espace fini du cadre, à la façon de cet infini géométrique qu'affectionnaient les philosophes du XVIIe siècle. Je me plais aussi à imaginer que les séries permettent au peintre de souffler quelque peu. Une fois défini son thème, son « idée » comme le dit Maurice Tête, le voilà un peu chez lui, « dans son camp » comme savent si bien l'exprimer les enfants. Là, à l'abri des trop fortes variations du flux du réel, il peut se poser et prendre un peu son temps. Les séries protègent le peintre, le créditent de leur bienveillance, lui donnent la possibilité d'expérimenter tranquillement, de faire des rotations, des déplacements, des inversions, des translations, des ajouts et des suppressions, des symétries et des déséquilibres. Elles sont son laboratoire, le territoire de ses alchimiques recherches. J'ai l'impression que toute la créativité de Maurice Tête est issue de ce processus. Ce qui enchante dans son travail, réside avant tout dans la composition, dans cet agencement chorégraphique ou le lien entre les objets prend autant d'importance que les objets eux-mêmes. A cet égard, existe chez lui des oeuvres de toute petite dimension qui sont des merveilles, de vraies pièces d'horlogerie ou tout parait vibrer en phase.
Un soir, j'ai songé tout à coup à la femme étendue si souvent représentée par Maurice Tête en bas de ses tableaux, la petite dame couchée, dont l'harmonieuse disposition en zigzag des jambes et des bras est un peu comme sa signature. Il en existe des variations, parfois c'est un enfant, parfois elle semble émerger de son sommeil, reprenant ses esprits en soulevant un peu son buste d'un appui sur son bras. Je me suis rendu dans la pièce de la maison où sont suspendues quelques oeuvres de Maurice Tête, afin de la contempler attentivement. Sur les quelques toiles où je l'ai trouvée, elle dormait vraiment à poings fermés. Une dormeuse ? Me dis-je. Mais non, quelque chose ne collait pas dans cette façon de la désigner. Pas vraiment une dormeuse, plutôt une rêveuse, le terme était plus adéquat. Et brusquement l'évidence m'est apparue : bien sûr une rêveuse, une rêveuse dont le rêve n'est autre que le tableau au-dessus d'elle.


Libre, inclassable, son oeuvre, sans souci de renommée, nous révèle une grande figure d'artiste sincère. L'homme cultivé, passionné par les rapports entre peinture et rythme musical, nous indique que la peinture est aussi musique, que les couleurs et les lignes se répondent comme en concert. Maurice Tête reste manifestement la figure la plus singulière de la vie artistique roannaise au XXe siècle avec un goût exclusif pour l'art de peindre et le désir de la perfection dans l'harmonie équilibrée qui commande la composition. Resté fidèle à la figuration, dans un langage personnel, une sensibilité propre, il s'est permis quelques audaces de couleurs, scènes de vendanges par exemple, et dans les vues cubistes du bourg de Riorges.
A Roanne où il vient vivre avec sa mère en 1901, il habite dans la maison familiale au 44, rue Brison. Il rencontre les peintres roannais : Noirot, Reynaud, Lafay notamment, mais aussi Charles Devillié. Il se lie particulièrement avec ce dernier dont il partage l'atelier au n° 22 de la rue Noëlas, et dont il épouse la nièce Berthe Gauthier en 1905.
Trois filles naissent de cette union :
- Madeleine le 21 juillet 1907 (décès le 1er juillet 2001)
- Régina le 1er Août 1908 (décès le 14 juillet 1975)
- Germaine le 19 septembre 1909 (décès le19 juillet 1970).
Quelques oeuvres d'avant-guerre: de 1908 à 1914, Maurice Tête participe à des expositions de la Société Nationale des Beaux Arts à Paris. En 1908 La Petite Courtisane lui vaut la qualité de membre associé à ladite Société - il en fut radié en 1936 après plusieurs années sans avoir payé ses cotisations. L'oeuvre est remarquée par la critique, en particulier dans Le Petit Parisien, oeuvre savoureuse pour Le Journal des Arts et qui n'est pas sans rappeler l'Olympia de Manet. En 1911, trois oeuvres, Jeune femme couchée, Le Coteau, Village, sont remarquées par le journal Le Radical. Le 10 mars 1911, le peintre est nommé Officier d'Académie par le Ministre de l'Instruction et des Beaux Arts. En 1913, il expose sous l'égide de la Rodumna, premier salon des Amis des Art de Roanne, association récemment créée, La Petite Courtisane, Étude, Tulipes, Le bon accueil. La guerre suspend momentanément les expositions. Il part au front à l'âge de 34 ans.

Héritant de la villa de son oncle, Charles Devillié, décédé en 1905, Maurice Tête partage ses activités entre la rue Brison à Roanne et Beaulieu à Riorges. Dès 1908, il rend un premier hommage à Charles Devillié, salle Noëlas à Roanne. En 1926, il organise à la Turne, rue Diderot, une rétrospective. Il avait conservé soigneusement les oeuvres produites en secret et l'exposition connut le succès. Mais il fallut attendre encore quelques années pour reconnaître les qualités de ce paysagiste et surtout grand portraitiste impressionniste. Au cours de cette même année, Maurice Tête donne une causerie sur Charles Devillié. Un texte de huit pages de cahier d'écolier pourrait en être la préparation. Ces notes démontrent les qualités d'analyse de Maurice Tête pour un peintre pourtant bien éloigné de ses propres recherches.
Son épouse décède en 1939. Lorsque la maladie le surprit, Maurice Tête mettait au point un traité d'anatomie d'après la méthode de Jean Cousin. à€ sa mort le 10 août 1948, seul le premier tome sur la tête était prêt pour l'édition. Sur ce sujet qui l'avait toujours passionné, il a réalisé un travail considérable comportant des milliers de dessins d'une précision inouie.
Jean Claude Rollet évoque Maurice Tête
Ma rencontre avec l'oeuvre de Maurice Tête n'est pas si ancienne, moins de vingt ans probablement. Cela se produisit lors d'un passage à Lyon et d'un moment de liberté qui m'avait conduit à flâner à travers la Presqu'île. Une toile, dans la vitrine d'une galerie de la rue d'Ainay avait attiré mon regard. Elle était de petite taille, et représentait un sous-bois dont les arbres aux formes cézanniennes se fondaient dans des dégradés de vert, attirant et captant l'attention parmi les multiples objets exposés autour d'elle. La signature « Maurice Tête », bien lisible en bas du tableau n'évoquait guère pour moi que le nom d'un peintre roannais, probablement entendu prononcer quelques fois, mais dont j'ignorais cependant tout de la création, et la toile que j'avais devant moi en fut la première vision, et devint simultanément une première acquisition.
Il n'est pas très surprenant que son oeuvre demeura longtemps si peu connue, voire même inconnue pour la plupart des générations d'après-guerre. De son vivant, après de nombreuses expositions à Paris, Lyon et Roanne, la dernière semble avoir eu lieu en 1943 avec la Société des Amis des Arts de Roanne, soit cinq ans avant son décès. Ensuite, si l'on exclut deux très confidentielles expositions à Roanne et à Riorges en 1972 et 1984, ainsi qu'à la Galerie Désiré à Lyon en 1989, il fallut attendre la grande exposition rétrospective du musée Joseph Déchelette, à la fin des années quatre-vingt-dix, pour que beaucoup de Roannais aient l'occasion de le découvrir vraiment. Quel long sommeil pour une oeuvre aussi considérable que singulière.
Dans leur peu d'empressement à se montrer, les tableaux de Maurice Tête imitèrent-ils la discrétion de leur auteur ? J'ai en effet le sentiment qu'à part les grandes lignes de sa biographie, on ne sache que bien peu de choses sur lui. J'imagine que le succès et la célébrité devaient lui être plutôt indifférents, et qu'une recherche ininterrompue captait davantage l'énergie de cet homme discret, sans laisser plus de place au souci de sa renommée. Pourtant, à la façon de la vérité qui finit toujours par éclairer les faits historiques reculés, une oeuvre talentueuse renaît toujours à la contemplation, même après une longue éclipse, pourvu que l'on ait pris le soin de la conserver correctement, et nous pouvons maintenant tout à loisir découvrir ou redécouvrir le fruit des constantes recherches de cet artiste.
Pour un peintre, était-ce un bonheur ou une malédiction d'avoir vingt ans à la naissance du vingtième siècle, comme ce fut son cas ? Je plaisante à peine, car à cette époque la peinture était en furie et n'en finissait pas de déchaîner ses puissances. Le siècle précédent avait vu s'inventer la photographie, qui loin de menacer la peinture comme certains pouvaient le redouter, l'avait définitivement propulsée sur les voies de la recherche, en la dessaisissant du soin de figurer la réalité, même si cette conception réductrice de la représentation, n'avait jamais beaucoup concerné les peintres. En tout cas, ce XIXe siècle s'était clos sur l'impressionnisme et sa complète remise en question. Ce mouvement pictural de rupture s'était lui-même terminé en éclatant en de multiples directions, pour ensemencer d'infinis champs de recherches, comme autant de chantiers gigantesques : Postimpressionnisme, Pointillisme, Symbolisme, Abstraction, Fauvisme, Nabis, Cézannisme, Cubisme, Constructivisme, Dadaïsme, Expressionnisme, Futurisme, Surréalisme ! Comment résister à ce raz de marée ? Pour celui qui ne cherchait pas à les éviter, les forces à maîtriser étaient considérables. Les grands aînés comme Van Gogh, Gauguin, Monet, Degas, Cézanne, Manet et tant d'autres en avaient libéré les puissances. Restait pour les suivants à continuer de se mesurer avec elles. Maurice Tête était de ceux-là .
Parcourir des fragments de son journal, enseigne sur la démarche et l'état d'esprit du peintre. On y trouve, au gré des jours et des humeurs, une recherche incessante prenant l'aspect d'une quête, un découragement bien souvent affleurant mais toujours étranger à l'idée d'abandon : « L'expérience pénible de ce mois qui ne m'a rapporté que trois petites études en grisaille bien incomplètes, ne me laisse pourtant pas sans espoir… ». Des méthodes aussi pour cheminer dans ses recherches, et qu'il se dicte à lui-même comme d'exigeants préceptes : « Je suis allé dans la campagne, j'ai l'idée d'y faire des études dans ce sens (arbres, plantes, rochers au trait). Ne pas chercher le tableau tout fait, ce qui est une erreur et une impossibilité, avoir beaucoup de liberté, que la nature soit un excitant à l'invention ». Et aussi parfois, l'éblouissement d'une évidence : « C'est l'idée qui doit tout conduire, et qui est pour les objets de l'art ce que la lumière est aux objets réels. Cette idée réside en notre âme, mais les yeux en contact trop vivement avec la réalité, regardent en-dehors, et ne la voient plus ».

Ainsi pour Maurice Tête, le tableau n'est pas à chercher dans ce que l'on voit, il est à composer à l'aide de ces objets épars, glanés et étudiés sur le motif, et que l'on va agencer sous la conduite de l'idée, car la réalité est bien trop brutale et aveuglante pour le regard. Sans l'idée, la nature est inabordable, il faut lui proposer cette idée. Alors peut-être, la nature communiquera-t-elle une énergie suffisamment maîtrisée pour que l'on puisse en tenter l'invention, car la nature ne se laisse saisir qu'indirectement, et la tâche du peintre consiste à éternellement la réinventer. Il ne fait guère de doute que Maurice Tête a saisi et retenu la leçon de Cézanne. Une boutade consiste à dire que si Cézanne a peint si souvent la Sainte-Victoire, c'est parce qu'il la voyait devant lui. C'est probablement la vérité, puisqu'il n'est pas si simple de voir les choses, et en tout cas de les capter dans leur essence. On raconte aussi que quand Cézanne allait sur le motif et s'installait devant sa chère montagne, il commençait par attendre, afin que le flux de nature le traverse, et qu'il parvienne à entrer progressivement en résonance avec ses vibrations. Maurice Tête le fait comprendre à chaque page lorsqu'on lit son journal, la peinture n'est pas une affaire d'élégance et de délicatesse, la peinture tiendrait plutôt du sport de combat, et le peintre n'est sûr de rien, surtout pas d'en sortir vainqueur.
Comme nombre de ses pairs, Maurice Tête fut aussi un adepte des « séries », cette technique consistant à décliner à l'infini quelques thèmes chers au peintre. Il en va ainsi pour les Sous-bois, les Baigneuses dans les gorges de la Loire, les Pont du Coteau animé par tous les temps et toutes les saisons, les Village (ou les rue) de Riorges, les Bacchanales, les Pastorales avec Pan, etc. Chaque élément d'une série, qu'il soit au pastel, à la gouache, à l'aquarelle, au crayon ou à l'huile, existe pour lui-même à l'intérieur de son ensemble, ou s'inscrit clairement dans la préparation d'un grand tableau. Parfois, comme pour les Vendanges, deux représentations différentes ne sont séparées que par la variation positionnelle d'un des personnages. On pense aux combinaisons quasi-mathématiques que fit Picasso dans ses déclinaisons sur le thème des Ménines ou du Déjeuner sur l'herbe. En fait, si l'on songe qu'un tableau n'est jamais fini, et que l'inévitable décision de sa fin n'émane que d'une détermination arbitraire de son auteur, alors l'usage des séries propose une sorte de solution, revenant à imaginer leur ensemble comme étant un tableau unique, dont le terme serait de ce fait indéfini. Le tableau agence ses éléments comme chaque élément d'une série s'agence aux autres, et tout reste infini dans l'espace fini du cadre, à la façon de cet infini géométrique qu'affectionnaient les philosophes du XVIIe siècle. Je me plais aussi à imaginer que les séries permettent au peintre de souffler quelque peu. Une fois défini son thème, son « idée » comme le dit Maurice Tête, le voilà un peu chez lui, « dans son camp » comme savent si bien l'exprimer les enfants. Là, à l'abri des trop fortes variations du flux du réel, il peut se poser et prendre un peu son temps. Les séries protègent le peintre, le créditent de leur bienveillance, lui donnent la possibilité d'expérimenter tranquillement, de faire des rotations, des déplacements, des inversions, des translations, des ajouts et des suppressions, des symétries et des déséquilibres. Elles sont son laboratoire, le territoire de ses alchimiques recherches. J'ai l'impression que toute la créativité de Maurice Tête est issue de ce processus. Ce qui enchante dans son travail, réside avant tout dans la composition, dans cet agencement chorégraphique ou le lien entre les objets prend autant d'importance que les objets eux-mêmes. A cet égard, existe chez lui des oeuvres de toute petite dimension qui sont des merveilles, de vraies pièces d'horlogerie ou tout parait vibrer en phase.
Un soir, j'ai songé tout à coup à la femme étendue si souvent représentée par Maurice Tête en bas de ses tableaux, la petite dame couchée, dont l'harmonieuse disposition en zigzag des jambes et des bras est un peu comme sa signature. Il en existe des variations, parfois c'est un enfant, parfois elle semble émerger de son sommeil, reprenant ses esprits en soulevant un peu son buste d'un appui sur son bras. Je me suis rendu dans la pièce de la maison où sont suspendues quelques oeuvres de Maurice Tête, afin de la contempler attentivement. Sur les quelques toiles où je l'ai trouvée, elle dormait vraiment à poings fermés. Une dormeuse ? Me dis-je. Mais non, quelque chose ne collait pas dans cette façon de la désigner. Pas vraiment une dormeuse, plutôt une rêveuse, le terme était plus adéquat. Et brusquement l'évidence m'est apparue : bien sûr une rêveuse, une rêveuse dont le rêve n'est autre que le tableau au-dessus d'elle.