Friday, December 01, 2023

Je cherchais, sur le site Internet de la Bibliothèque Nationale, à  glaner quelques informations sur Noirétable, le village de mon enfance, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Je ne m'attendais certes pas à  rencontrer Drumont. Édouard Drumont (1844-1917), journaliste et écrivain, a atteint la célébrité en 1886, avec son livre La France Juive, un pamphlet de 1 200 pages. Il devient alors le chef de file de l'antisémitisme en France. Un peu plus tard, en 1892, il créera un quotidien uniquement consacré à  ce thème, La Libre Parole.

 

L'antisémite militant

 

Le dix-neuvième siècle voit s'effectuer de profonds bouleversements dans la société, après la Révolution de 1789. Bouleversements politiques : deux autres révolutions - 1830 et 1848 - se produisent, tandis que la défaite devant les allemands de 1871 conduit à  la Commune, et à  la 3ème République. Bouleversements économiques : l'industrie se développe, marginalisant les campagnes, et entraînant le développement de la finance. Bouleversements culturels : la science, devenue le symbole du Progrès, s'oppose à  la prédominance de la religion catholique.

Beaucoup de Juifs, devenus citoyens à  part entière grâce à  la Révolution, s'intègrent avec dynamisme dans cette société. Certains, en particulier, deviennent des banquiers importants. Ils représentent, dans ce domaine, une forte minorité, proportionnellement à  leur population. On peut expliquer ceci par un héritage culturel : celui d'un temps où la plupart des professions leur étaient interdites, hormis le prêt d'argent, ce qui les rendaient à  la fois nécessaires aux puissants et très impopulaires. Le fait d'être un peuple en diaspora a aussi joué, alors que s'effectue la mondialisation du capitalisme. L'exemple le plus connu est celui de la famille Rothschild : L'allemand Mayer Amschel (1744-1812) a transformé le modeste commerce de prêt sur gages de son père en une banque reconnue. Il envoie ses cinq fils créer des succursales dans cinq pays différents, dont la France. Leur réussite éclatante donne lieu au mythe dont va user et abuser Drumont dans sa rhétorique antisémite : le juif allemand (doublement détestable, parce qu'il est juif, et parce qu'il est allemand) sorti de son ghetto, qui devient riche et est admis dans les couches supérieures de la société, là  où Drumont lui-même ne sera jamais vraiment accepté. Quelques scandales financiers vont exacerber un antisémitisme présent de longue date en France à  travers l'antijudaisme de l'Église.

 

Drumont, dont le père est un petit fonctionnaire, s'est souvent senti méprisé. Il a connu la misère après que son père, malade mental, ait été interné à  Charenton. Ambitieux, il a un grand besoin de reconnaissance. Il espère que la carrière littéraire qu'il entreprend, principalement comme journaliste, lui apportera le succès. Mais ce succès se fait attendre. Il se vit alors comme un talent méconnu. Il travaille quelques années pour le journal "La liberté", dont un des actionnaires est le banquier et entrepreneur Isaac Pereire. Celui-ci et son frère Émile sont, en particulier, à  l'origine du développement des chemins de fer. A la mort d'Émile, en 1875, Drumont écrit son panégyrique, pour plaire à  celui dont il dépend alors. Il citera aussi leur grand-père dans le roman dont il sera question plus loin. Juif portugais, Rodriguez Pereire, (1715-1780) est arrivé en France en 1741. C'est un des précurseurs de l'éducation des sourds et de l'orthophonie, savant reconnu, polyglotte, interprète de Louis XV.

 

Lycéen, Drumont est un étudiant médiocre. Un condisciple juif, Henri Aron, fera, lui, une brillante carrière dans le journalisme. Plus tard, Aron acceptera de l'employer, mais le renverra au bout de quelques mois, pour des raisons qu'on ignore. Ce qui ne manque pas d'alimenter la pensée antijuive de Drumont, qui se dit victime de persécution de la part des Juifs. Il devient de plus en plus habité par l'idée que les Juifs ont pris le pouvoir dans la République. L'obsession du Juif, cause de la décadence de la France, s'empare de son esprit. Après un retour à  la religion, il écrit La France Juive dans un grand moment d'exaltation : "En l'écrivant, j'ai agi comme malgré moi ; je n'ai été que l'instrument de Dieu qui m'a forcé à  écrire, et je n'ai eu qu'un mérite : celui d'avoir été un instrument obéissant". C'est un livre mal écrit, sans rigueur. Les ragots qu'il contient ont sans aucun doute contribué à  son succès, les 3000 patronymes de l'Index des noms de personnes constituant un véritable "Bottin de la diffamation". A sa sortie, le journaliste Gustave Isambert en parle comme "une oeuvre délirante où se donne carrière non une idée, mais une maladie".

 

En lisant la biographie que Grégoire Kauffmann vient de consacrer à  Drumont (1), on apprend qu'Alphonse Daudet a été un ami proche de Drumont ; que c'est dans son salon qu'ont été menées des discussions à  partir desquelles Drumont a élaboré ses thèses ; que c'est lui qui l'a recommandé aux éditeurs Marpon et Flammarion. Quelle déception vis-à -vis de l'auteur de ces romans qui nous avaient tant charmés dans notre enfance : Le petit Chose, Lettres de mon moulin, Tartarin de Tarascon ! On connaissait l'antisémitisme militant de son fils, Léon. On ignorait le sien, plus tiède apparemment.

 

Cet antisémitisme est alors comme un fond de l'air. "La question juive, qui couvait, éclate avec violence", écrit Anatole France. Et si la première édition de La France Juive" est parue aux frais de l'auteur, le succès du livre pousse les éditeurs à  le rééditer immédiatement. Drumont est désormais riche et il aime l'argent. Léon Daudet racontera que, plus vieux, il quittait la compagnie pour aller vérifier si sa cassette d'or était toujours intacte. Avare, peu scrupuleux, il ne recule pas, quand il en a besoin, d'aller demander de l'argent à  un de ces banquiers juifs qu'il vilipende si violemment par ailleurs. Ce n'est pas un personnage très sympathique qui nous est présenté. "Un pauvre déséquilibré" dira de lui Albert de Mun, homme politique défendant un catholicisme social.C'est un homme qui ne peut se remettre en question. Son biographe le décrit de la sorte, alors qu'il commence à  connaître l'oubli : Drumont a ressassé ses échecs, réchauffé ses haines, fait le compte de ses ennemis réels ou imaginaires, mais toujours plus nombreux.  La litanie est la même ! A aucun moment il ne s'interroge sur (sa) part de responsabilité ! La faute revient toujours à  la "bassesse intellectuelle de l'époque".

 

Son grand moment de gloire, il l'obtient à  Alger, où il vient pour se faire élire député, et qui le reçoit comme un héros de l'antisémitisme : "J'ai vécu d'une vie merveilleuse, invraisemblable, inoubliable ! On peut mourir quand on a connu un triomphe pareil, car on a eu le maximum de ce que la Destinée peut donner à  un homme".

 

Le mariage avec Louise Gayte

 

Drumont rencontre le Forez en la personne de Louise Gayte, originaire de Noirétable. C'est en effet un patronyme que l'on retrouve encore aujourd'hui en abondance (14 réponses dans les Pages Blanches). Elle a sept ans de plus que lui. Il s'éprend d'elle, et ils commencent à  vivre ensemble. Quand ils se rencontrent, en 1868, Louise Gayte est la maîtresse de Charles Marchal. On a vu que Drumont est un personnage plutôt détestable. Mais Charles Marchal est bien pire, un vrai escroc, "caractériel, mystificateur, intrigant sans scrupules", indicateur de Police, détenu en 1851 "sous une prévention de viol". Lui-même déclare avoir "arraché au vice et à  la misère" Louise, qu'il aurait "ramassée dans la boue des trottoirs". Mais c'est après que Louise l'ait quitté pour Drumont, avec lequel il va se disputer pour cela. Il traite alors son ancien ami de "noir coquin ! pou littéraire! petit drôle, louchon, jaune, cagneux, haineux, ivrogne, puant le bouc, rempli de mercure, sale, mac sans farlane, voué à  l'absinthe et aux vices paiens." Il énumère ses méfaits : "Il a rendu fou son père" (le très lourd secret de Drumont : à  l'époque, on pense que la folie est héréditaire). "Il a escroqué 500 francs à  un dentiste ! Il a laissé sa mère et sa soeur dans la misère" ( ce qui semble être vrai en effet ). Quelques mois plus tard, Marchal succombe dans la rue, d'une crise de delirium tremens. On voit qu'on ne lésine pas avec l'injure, à  l'époque, d'où des duels encore nombreux, quoique interdits : Drumont en connaîtra neuf (avec un mort). Il fera aussi trois mois de prison pour diffamation.

 

Louise Gayte a-t-elle été une de ces villageoises montées à  Paris et réduite à  la prostitution ? En 1888, alors qu'elle est morte trois ans avant, elle est encore définie par un agent de la sûreté nationale - qui surveille Drumont et ses proches - comme "une femme galante, ex-cocotte de Paris". Il s'agit peut-être d'une simple rumeur, les ennemis de Drumont étaient nombreux, et la calomnie sans doute facile. Car c'est en tout cas une femme du peuple.

 

Madeleine (détail), église de Noirétable

 

A travers les dires de ses contemporains, Drumont apparaît laid. Ce n'est pourtant pas ce que révèle le portrait qui fait la couverture du livre de Grégoire Kauffmann : lunettes fines, cheveux broussailleux, barbe grise, lavallière (noeud flottant) à  points. C'est donc sa gaucherie, son manque d'élégance habituelle, qui le fait apparaître tel, sans succès avec les femmes. Il est maladroit dans ses relations, souvent excessif, parfois veule. Il est sans talent oratoire - cela peut tourner au ridicule, et donc à  la catastrophe quand il sera député, plus tard. Très certainement mal dans sa peau, il met les autres mal à  l'aise. Tout cela contribue à  ses nombreuses frustrations, et on peut imaginer qu'il se défoule, en quelque sorte, dans l'écriture et l'invective, avec une cible privilégiée, les Juifs.Il vit en concubinage avec Louise plusieurs années. Mais, quand il retrouve la voie de la religion, son confesseur le convainc de ne plus vivre dans le péché et d'épouser sa compagne. "Tout le monde aurait trouvé bien que j'abandonne ma compagne pour me marier plus avantageusement" écrira Drumont plus tard. Et en effet, Edmond de Goncourt, cette plume venimeuse, raconte de la façon suivante le mariage, en 1882.

 

"Un jour donc, Drumont, qui vivait depuis des années avec une laide et vieille femme" veut mettre sa vie en conformité avec ses principes, et demande à  Daudet d'être son témoin. "La femme était si peu la femme avec laquelle on se marie que l'employé de la mairie disait : "On n'attend plus que la mariée". A quoi Drumont, froidement colère, répondait : "Elle est là , la mariée ! " Et l'on se rendait à  l'Institut catholique, où un prélat romain mariait le couple marmiteux, suivi de ses quatre témoins, dans le flamboiement des lustres d'une église vide. Et, après la célébration, la pauvre créature, qui avait si cruellement souffert des regards ironiques de la mairie et de l'église, rentrait toute seule chez elle, tandis que Drumont menait ses quatre témoins dans un restaurant du Quartier Latin".

 

Louise Gayte meurt trois ans plus tard. Elle est certainement déjà  malade à  son mariage. Aussitôt enterrée, Drumont est saisi "d'une intense fureur matrimoniale". Cette fois, c'est un bon parti qu'il recherche, une héritière bien dotée. Il séduit une jeune héritière, mais sa famille apprend que le père de Drumont est mort fou à  Charenton, et l'oblige à  rompre. Daudet, qui avait favorisé la rencontre, est témoin de la scène de rupture. Il l'utilisera plus tard, dans sa pièce de théâtre, L'obstacle, sur le thème de l'hérédité de la folie. Drumont se fâche avec Daudet, le provoque en duel. Daudet, très malade - il est atteint de syphilis - s'en tire en signant "un certificat en vertu duquel le père de Drumont aurait été l'homme le plus sain de toute la terre."

 

Après cet échec, Drumont passe de longues années de célibat, avant de rencontrer une femme divorcée, qu'il épousera en 1913, civilement, à  la sauvette - autre scandale pour un catholique militant, à  l'époque. C'est elle qui tient au mariage pour pouvoir hériter de lui. "La personnalité de Louise reste un mystère. On l'imagine modeste, discrète, dévouée à  l'homme qui consentit à  l'épouser pour se mettre en règle avec la religion", écrit le biographe de Drumont (p.74). Peu après sa mort - elle approchait les 48 ans - Drumont évoque avec une certaine tendresse sa femme : "Je regardais ces pauvres bibelots qui, dans la vie d'un artiste, ont une importance exceptionnelle, ces plats curieux, ces vieux meubles achetés aux vacances, en courant la campagne avec ma femme, au temps où nous étions jeunes tous les deux et où elle était heureuse d'avoir découvert chez un paysan quelque chose qui flattât ma manie". Elle est sans doute heureuse, elle, la femme simple, de lui avoir fait connaître un environnement campagnard qu'il apprécie. Il évoquera les longues promenades, en compagnie de deux petites filles, Marie et Anais, ses nièces, c'est à dire celles de Louise.

 

Drumont et Noirétable

 

Cette campagne qu'il a parcourue avec sa femme, c'est le Forez, qu'il découvre et apprécie aussitôt : "Le Forez est devenu notre pays d'adoption" écrit-il dans La France Juive (page 532). Il situera dans le Forez son roman : Le dernier des Trémolin, publié par Victor Palmé en 1879. Un critique de la prestigieuse La Revue blanche le juge un "petit roman faiblard, gentillet et idyllique". Gustave Kahn est un poète et critique d'art fort reconnu, juif lorrain. Cette pauvre critique va évidemment alimenter l'obsession antijuive de Drumont.

 

L'action a lieu dans un chef lieu de canton, dénommé St-Julien (Notons que St-Julien-la-Vêtre fait partie du canton de Noirétable). A la deuxième ligne, on lit : "Ce patriarcal et pittoresque Forez  sera la dernière des provinces de France à  conserver les moeurs d'autrefois". Suit une description d'une fête des Cendres. Le mercredi des Cendres est le lendemain du Mardi gras, un jour de pénitence qui marque le début du carême. La vision idyllique relevée par les critiques est illustrée par ce passage, par exemple, qui veut peut-être défendre le proche voisin auvergnat contre sa mauvaise réputation. Page 22: "Nul n'est avare dans le Forez ; certains tiennent à  l'argent, mais donnent leur temps, rendent service d'une façon ou d'une autre. Un village se croirait déshonoré tout entier, si quelqu'un y mourait de faim. Il y a à  la disposition de tous, des pommes de terre, des fruits, du bois, du pain. Non point que la chose soit organisée, mais elle se pratique, en quelque sorte, naturellement. Si une pauvre femmes accouche, toutes les commères apporteront quelque cadeau : celle-ci du linge, celle-là  quelques bouteilles de vin vieux. On trouve toujours moyen d'utiliser les vieillards, et tout enfant qui veut goûter n'a qu'à  entrer dans une maison bourgeoise et à  regarder dans la cuisine".

 

Paysage nétrablais

 

Auparavant, il avait été question de "quelques excentriques qui amusent les villages, font rire les enfants et ne causent de mal à  personne" (p.5). Ceci était immédiatement suivi d'une comparaison entre la province et Paris, à  l'avantage de la première. " La façon dont la province traite certains fantaisistes qu'ailleurs on enfermerait comme des aliénés, n'est point un des côtés les moins curieux de la vie provinciale. Des individus, que Paris qui a besoin d'ordre avant tout pour ses affaires comme pour ses plaisirs , ne tolèrerait pas une minute, vivent libres pendant des demi-siècles en certains pays. La province a conservé pour eux la bienveillance que le moyen-âge avait pour les fous qu'il appelait des innocents." On ne peut manquer d'évoquer ici le pénible sort de son père.

 

Le personnage le plus intéressant du roman, bien faiblard en effet si on le compare aux romans de George Sand, avec lesquels on a l'impression qu'il aurait voulu rivaliser, est justement un être très marginal, un enfant devenu muet à  la suite d'un traumatisme - ses parents pauvres chassés par un huissier. Son nom est Fafernou, qui fait penser à  Fafournoux, un patronyme très répandu dans la région, et même, le nom d'un village. Le propriétaire qui a envoyé les huissiers est le très méchant et riche Dr Brissey, dont le frère, pauvre et gentil, décédé, a épousé l'admirable dame de Trémolin, héritière désargentée, mais courageuse, conduisant elle-même sa charrue. Cet aspect sympathique du travail de la terre, assumé par une femme noble, conduit à  penser que les parents de Louise devaient être fermiers.

 

C'est une intrigue romanesque où s'affrontent des caractères bien trop typés : la châtelaine pauvre, courageuse, généreuse et honnête, et son beau-frère riche et mauvais. Le dernier des Trémolin est le fils de la courageuse veuve, qui achève de la ruiner par les dettes qu'il contracte au jeu, à  Roanne, ville de perdition. Il ne lui reste plus qu'à  s'engager dans l'armée. Devenu général, il mourra à  la guerre de 1870, et sera enterré tout près de Charenton, qui décidément occupe beaucoup l'esprit de Drumont. Le plus fort de l'intrigue consiste en l'assassinat du méchant Dr Brissey, et dans le procès de Trémolin, qui en est accusé. Mais Fafernou, qui aime son maître, retrouvera alors la voix, pour s'accuser : c'est lui qui a tué. Jugé irresponsable au moment des faits, il est acquitté. Il peut alors rejoindre dans l'armée son bien-aimé maître, et il parlera une deuxième et dernière fois pour l'avertir d'une attaque, et mourir pour lui.

 

Le phénomène de la parole perdue et retrouvée à  l'occasion de moments particulièrement intenses fait l'objet d'explications qui se veulent scientifiques, dans ce siècle où la science a obtenu une place prépondérante. Drumont devient donc scientifique : il cite Aristote, Gallien, Fabricius d'Acquipendente, (anatomiste de Padoue du 16ème siècle), Dodart (médecin et botaniste du 17ème siècle), et Tulpius , médecin hollandais de la même époque, dont il indique, entre parenthèses, une référence exacte (Obs. mèd., liv.I, obs. 4). Ce retour de la parole s'est produit après une très forte émotion de Fafernou voyant son maître accusé faussement et juste au moment où éclatait un orage très fort. C'est donc l'électricité qui en est la cause.

 

" [Fafernou] avait pu être guéri de la paralysie de la langue par l'électricité, comme d'autres sont guéris de l'épilepsie par quelque frayeur soudaine, et le mal qui était venu par une émotion violente disparaissait à  la suite d'une émotion d'une violence égale." Mais il y a encore loin de la parole à  l'expression de la pensée. Autre développement à  allure scientifique: " Ce qui semblait inexplicable, c'était non qu'il eût pu retrouver la faculté de parler, mais qu'il eut pu trouver tout à  coup les mots pour exprimer sa pensée. Le fait de parler, en effet, comporte une série de mouvements complexes et précis. La parole n'est point une simple action mécanique, l'émission d'un son vocal, tel qu'il s'échappe du larynx ; elle est une opération de l'esprit exprimant certaines idées ou certains objets par certains sons convenus. Il y a deux actes, si vous aimez mieux, dans la parole, l'acte matériel, qui n'est que le cri de l'animal un peu nuancé ; l'acte intellectuel qui fait de certains sons le signe d'une idée, la représentation d'un objet."

 

Voilà  alors cité Rodriguez Pereire, l'illustre grand-père des frères qui l'ont employé, et son "admirable méthode qui produit de si merveilleux résultats" et qui avait été oubliée, d'après Drumont, au détriment de la langue des signes. "La Science voulait savoir comment le Muet avait parlé mais il ne parla plus, qu'une seule autre fois."

 

Relevons maintenant les noms de la région qui apparaissent dans le livre : Villette (4) une ferme appartenant aux Trémolin, qu'il va falloir vendre pour payer les premières dettes du fils. Montbrison, où a lieu le procès, qui voit converger des gens de tous les villages, pour soutenir le fils Trémolin et sa mère, unanimement adorée. On s'interpelle d'un village à  l'autre : "Ohé, les gens de la Chambas ! Les gars de Vollor à  vous ! " Drumont nous livre ainsi ce qu'aurait été l'orthographe de l'époque des noms de ces lieux, qu'on écrit aujourd'hui sans s pour le premier, et avec un e à  la fin pour le deuxième. Suivent alors quelques paragraphes de description des habitants: " Les gars du Forez n'ont point l'humeur impressionnable du Parisien toujours prêt à  manifester contre l'autorité, mais, d'ordinaire, prenant ses jambes à  son cou, dès que l'autorité fait mine de se fâcher. Ils restent tranquilles habituellement, mais quand on les touche au coeur, ils tapent et ils tapent bien."

 

" Qui eût examiné ces individualités diverses eût trouvé là  comme un abrégé des races multiples qui ont fini par constituer le Français." La France est donc bien composée de "races" différentes. Mais il semble que Drumont veuille qu'on s'arrête là  en matière d'immigration : La France aux français est son slogan. Continuons: " Quoi de plus différent que le Montbrisonnais qui descend, prétend-on, d'une colonie athénienne, et le Celte des environs de Noirétable [enfin nommé], qui n'a point encore compris on le dirait, la conquête des Gaules ? Celui-ci est alerte, joyeux, à  l'aise. Celui-là , avec ses grands yeux naifs, striés parfois de filaments rouges, semble chercher les forêts impénétrables au soleil, où couraient les élans et les rennes ; il a l'air de se demander s'il n'a point manqué le coche de la vie et s'il n'est point en retard de trois mille ans".

 

" Dans ces groupes, il eût été facile de se rendre compte de ces origines particulières, dont dix-huit siècles d'administration n'ont pu effacer les traces, en écoutant les sobriquets habituels à  chaque pays. Les Mangeurs de bouillie des Salles riaient de Gagas de Saint-Etienne, et les Ventres jaunes, de Montbrison, criblaient de plaisanteries les Bittors de Thiers, ces Mangeurs de chèvres, dont la mine débile et la physionomie spirituelle contrastaient avec la haute stature et l'allure un peu primitive des paysans venus de l'Hermitage"

 

L'Hermitage

 

Drumont connaît l'endroit et l'apprécie : Il en fait la description enthousiaste dans La France Juive (529-30). " Si vous ne connaissez pas l'Hermitage, allez le visiter. Rien, en Suisse; ne vaut ce site étrange, pittoresque et charmant. L'Hermitage est le nom d'un ancien couvent caché par des sapins séculaires, qui s'élève au sommet d'une haute montagne dominant Noirétable. Du haut d'un dolmen venu là , je ne sais comment, aux premiers âges du monde, on aperçoit, par les temps clairs, la cime du Mont-Blanc, mais le regard ne songe guère à  aller chercher si loin ; il se repose émerveillé et ravi sur un incomparable panorama : à  droite, les masses épaisses des Bois-Noirs, à  gauche, les montagnes de Vollor, devant vous, la plaine avec son damier multicolore, ses blés dorés, ses prés verdoyants, ses avoines, ses seigles. Par-dessus tout, cette impression du ciel que vous croyez toucher en élevant la main et qui prête à  ce paysage, vu de si haut, un aspect particulier."

 

L'Hermitage intervient dans la sixième et dernière partie du livre La France Juive, intitulée : La persécution juive. Il ne s'agit évidemment pas de la persécution des Juifs par les antisémites, mais de celle des catholiques par cette France enjuivée, Drumont identifiant Juifs et Républicains. La société moderne voit alors s'affronter alors deux France : celle qui est républicaine et qui accepte les changements, au nom de la liberté et de l'égalité ; et celle qui reste catholique - la France est alors considérée comme la fille aînée de l'Église -, éventuellement monarchiste. Celle-ci freine comme elle le peut le mouvement. La bataille de la laïcité, promue par la première, refusée par la seconde, conduira à  la loi de séparation de l'Église et de l'État en 1905.

 

Une vingtaine d'années avant, tout au début des années quatre-vingts, des décrets ont été émis par le gouvernement (où siège Jules Ferry, bien connu pour ses décisions concernant l'éducation laique) contre les congrégations religieuses, dont la principale est celle des Jésuites. Il s'agit de contrer leur influence, en les dispersant. Drumont dénonce violemment ces décrets. C'est ceci, "la persécution juive".

 

C'est ici qu'on retrouve l'histoire de Noirétable ou, plus exactement de l'Hermitage, établissement religieux qui a une longue histoire. Comme Noirétable, elle remonte à  l'Antiquité. A la Révolution française, les religieux sont chassés, les bâtiments, meubles, et les prairies vendus. Mais à  la chute de l'empire, on veut lui faire retrouver sa vocation. Après divers démêlés intérieurs à  l'Église, une nouvelle congrégation s'installe en 1873. C'est elle qui doit se soumettre aux décrets qui viennent d'être émis.

 

Commençons par le récit de Jean-Paul Mazioux, historien de Noirétable (3): " Les nouveaux chapelains du pèlerinage ne méritaient que des éloges pour leur ardeur à  le relever de ses ruines matérielles et morales... Mais ces chapelains durent, eux aussi, céder devant les décrets de 1881 contre les congrégations. Le sous-préfet de Montbrison ordonna d'apposer les scellés sur la porte extérieure de la chapelle et d'expulser les religieux sauf deux que la loi autorisait à  rester. Ces deux religieux furent les Pères Novert (de St-Didier-sur-Rochefort) et Corentin, un Breton (4) ; ils continuèrent à  desservir le pèlerinage comme auparavant. Le Père Corentin mourut en 1882. Ses restes reposent dans le cimetière de Noirétable." Cette histoire racontée sobrement, qui fait par ailleurs ressortir la sympathie de l'auteur pour les victimes des décrets, est basée sur les travaux historiques des abbés Gouttefangeas, parus en 1918 (que je n'ai pas consultés).

 

L'Hermitage

 

Le récit de Drumont est tout autre, il s'enflamme et dramatise à  l'excès cette persécution qui, dirigée, réclamée, payée par les Juifs, portera dans l'histoire le nom inscrit en tête de ce dernier livre : la Persécution juive. On retrouve ici les thèses traditionnelles des antisémites : ce sont les Juifs qui dirigent, de fait, la politique de l'État. Et, ajoute Drumont, toujours sensible aux différences de position dans la société, ce sont les religieux pauvres qui ont été les plus affectés: " Tous ces chétifs qui vivaient grâce à  l'association, [c'est à dire leur congrégation] ont été littéralement condamnés à  mourir de faim."

 

Suit cet exemple, qui sera longuement développé :

"J'ai vu, sur son lit de mort, une des victimes des décrets et le souvenir m'en est demeuré ineffaçable."

Cette victime, c'est le père Corentin, mort un an après l'affaire du décret.

" Comment les choses se passèrent-elles exactement ? On n'a jamais pu le savoir au juste."

Ce qui n'empêche pas Drumont de dérouler, dans un langage vif, un récit plein de détails pittoresques.

 

Il commence par la présentation de l'Hermitage, que nous avons citée plus haut. Cet hommage à  la beauté des lieux, suspendant le récit entrepris, procure comme une respiration apaisée de la nature, avant d'en arriver au drame politico-religieux. Comme dans son roman, il y a les bons et les méchants. Les bons, ce sont évidemment les religieux, vénérés par la population, les "bons pères", humbles, pauvres, dévoués. Les méchants, ce sont les représentants de l'État républicain, le maire mais surtout le sous-préfet. Car le maire de Noirétable, si Drumont le montre appartenant à  une famille opportuniste, était "au demeurant un assez bon homme et qui semblait avoir voulu tout arranger pour le mieux sans y avoir réussi". Le sous-préfet de Montbrison, venu pour expulser les religieux, s'inquiète quand il s'aperçoit que l'Hermitage est loin, et haut, et que c'est une vraie ascension qui l'attend. "Lâche comme tous ses pareils", il craint de plus que des paysans ne viennent défendre, avec leurs fusils, les religieux. Aussi préfère-t-il confier la mission à  un gendarme, du nom de Tarbouriech, pendant que lui-même, invité par le maire -"On déjeuna comme on déjeune dans le Forez " - "continuerait à  fêter la dive bouteille et à  faire l'éloge de la liberté". Une "dive bouteille" qui ne tarde pas à  produire ses effets, puisqu'il devient "fin saoul - c'est l'expression usitée dans le pays". " On l'expédia tant bien que mal vers sa résidence et les gens de l'endroit, qui ont la tête solide allèrent deviser chez Ésope de la supériorité morale des fonctionnaires de la démocratie sur les suppôts de la tyrannie.

 

Tarbouriech partit flanqué d'un compagnon et n'eut pas la main tendre. Des trois religieux, un resta pour garder l'immeuble, un autre se dirigea vers le château de M. de Barante où une retraite lui avait été préparée ; le troisième s'achemina vers Verrines, un village au-dessous de la montagne où il devait également trouvé un asile." C'est ici que le drame prend toute son ampleur: " Celui-là  s'appelait le Père Corentin. Il avait soixante-dix ans ; pendant près de quarante années, il avait prêché l'Évangile aux Indiens de l'Amérique, puis épuisé, souffrant cruellement de la poitrine (il était donc passablement malade, déjà , avant l'intervention de la police républicaine, note de l'auteur), il était venu là  se reposer. C'était une idée peu heureuse. En novembre, la neige couvre déjà  l'Hermitage. Grâce aux dernières clartés du jour, le pauvre religieux se dirigea d'abord assez bien, mais bientôt tout prit autour de lui un relief fantastique. Les chemins s'entrecroisèrent, les silhouettes gigantesques des arbres sous la réverbération de la neige revêtirent des formes trompeuses ; le froid fit affluer le sang aux temps du voyageur. Saisi par le délire, il s'imagina sans doute qu'il avait toujours Tarbouriech à  ses trousses, il précipita sa course et tomba dans des sentiers à  peine praticables en plein jour. A l'aube, un bûcheron le trouva étendu, le crut mort, s'aperçut qu'il respirait encore et parvint à  le ramener à  la vie. Le pauvre homme n'en était pas moins perdu. Il revînt à  l'Hermitage pour y achever une existence dont les jours étaient désormais comptés !"  Quelque temps plus tard, Drumont apprend que le vieil homme vient de mourir, et il accomplit cette promenade à  l'Hermitage: "La pensée du brave homme expiré nous attrista, mais bientôt le charme du chemin fit diversion à  ce sentiment."

 

Me voilà  à  nouveau à  admirer la prose de Drumont, au moins quand elle décrit la montée, effectivement superbe, vers l'Hermitage: "Rien n'est merveilleux comme cette montée en juillet. Les muguets, les jonquilles, les gentianes du printemps ont déjà  disparu, il est vrai, mais il reste les oeillets sauvages, les pensées et le violettes qui tapissent le chemin. On gravit à  travers d'énormes fougères qui font comme un piédestal verdoyant aux grands chênes, aux bouleaux toujours agités et tremblants, aux hêtres touffus qui préparent aux sapins sombres du sommet. Parfois un murmure régulier étonne l'oreille, c'est un ruisseau qui sort en écume d'argent de quelque rocher couvert de mousse et qu'il faut traverser sur un tronc d'arbre. Comme l'Obéron des légendes qui sautait au-dessus des torrents sans mouiller ses grelots, les enfants franchissent l'obstacle d'un bond. Ma petite nièce, Anais, qui disait si gentiment qu'elle voulait apprendre à  écrire pour faire de la copie pour son oncle, excellait à  ce jeu et c'est en vain que mon autre nièce Marie, déjà  plus grave, lui prodiguait de sages conseils. Quand on est au bout on pousse un cri d'admiration. On débouche en effet sur un tapis de velours vert qui fait oublier les vieux bâtiments du couvent devant la féerie de cette nature éternellement jeune."

 

Mais il faut retourner au drame du Père Corentin. " Malgré tout, le voisinage de la mort donnait à  ce paysage une mélancolie qu'il n'a pas ordinairement. Le cri sinistre de la hulette qui retentissait obstinément dans cette solitude disait qu'il y avait là  un cadavre. A une fenêtre on distinguait une lueur presque imperceptible qui faisait un bizarre contraste avec la clarté radieuse de cette journée de juillet. Cette lumière venait de la chambre funèbre. Quelle chambre ! Quelque chose de plus indigent qu'une cellule, une vaste pièce carrelée ouverte à  tout vent, au fond un lit d'enfant et dans ce lit, sur une paillasse crevée, sous une couverture qui valait bien vingt sous, un petit vieillard étendu les mains jointes. Une veilleuse achevait de se consumer dans un verre et près du lit une bière taillée à  la hâte dans un sapin non raboté, tout fruste, attendait." Vient alors, en note, cette indication qui précise encore l'étendue de la persécution : " Le sous-préfet poursuivit sa victime jusque dans la mort ; le religieux avait demandé à  être enterré dans son cher Hermitage ; l'autorisation fut brutalement refusée." Suit la mention d'un autre refus similaire concernant l'abbaye de Solesmes.

 

Revenons au texte même: " Je ne saurai vous exprimer l'émotion que produisait la vue de ce petit vieux et le dégoût qui vous prenait de ces républicains gorgés de tout, trafiquant de tout, agiotant sur tout et songeant à  venir chercher ce solitaire et cet humble pour le jeter la nuit dans la neige."

 

A nouveau, est fait l'amalgame entre la République et le capitalisme qui se développe. Suit alors la description de la pauvreté du lieu, que l'auteur va opposer à  la richesse de ces parvenus qu'il hait. " Pour tout meuble dans cette chambre une chaise cassée ; sur une tablette de bois blanc quelques prospectus d'ouvrages religieux, une brochure : Le Salut social par l'Eucharistie et la Vocation providentielle des pèlerinages et un volume tout recroquevillé, resté là  sans doute depuis le XVIIe siècle : Traité de la perfection chrétienne par le P. Rodriguez de la compagnie de Jésus.[la plus puissante, la plus attaquée) traduit par Régnier Desmarais, de l'Académie française (bien oublié, le monsieur ! mais est dans Wikipedia, note de l'auteur)."

 

" Le malheureux, conclut Drumont, n'avait même pas de quoi acheter des livres de piété. "

 

Continuons la description de cette misère: " Toute cette maison avec ses escaliers de pierre aux marches branlantes, ses murailles effritées, offrait l'image de la misère." Vient alors la description des cuisines, avec un dernier coup de patte aux Juifs, pour évoquer leur opulence supposée: Dans les cuisines, vous savez ces cuisines de moines où les écrivains juifs font préparer des repas succulents et dignes du chef de Rothschild, il y avait pour toute provision un boisseau de pommes de terre germées."  Oubliés les riches ecclésiastiques, c'est vers les écrivains juifs que l'auteur déverse à  nouveau son fiel.

 

Voilà  donc un homme capable de sensibilité envers les pauvres, la nature, les enfants (les petites nièces), les simples d'esprit, les originaux - que l'on accepte mieux dans les campagnes que dans les villes - et dont l'intelligence est limitée - à  moins qu'elle ne soit attisée ? - par la haine - haine qu'il confesse d'ailleurs en ces termes au père Du Lac, début 1880 : "Je me sens au coeur plus de haine (intellectuelle, mon Révérend Père, intellectuelle) que d'amour".

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1) Grégoire Kauffmann, Edouard Drumont, Perrin, 2008

2) C'est dans un hameau de ce nom que nous nous sommes cachés en 1944, alors que les menaces s'accumulaient sur nous en tant que Juifs.

3) Jean-Paul Mazioux Le Pays de Noirétable, essai d'histoire locale, Impressions Dumas, St-Etienne, 1992, p. 74.

4) Il existe dans le 14ème arrt de Paris une rue du Père Corentin, mais ce n'est pas le même : il s'agit de l'aumônier des Résistants de la Place Denfert-Rochereau, tué par deux jeunes Français de l'Abwehr, service de renseignements de l'état-major allemand, en juin 1944.