Quelques notes sur les Caisses d'Epargne de la Loire, des origines aux années 30/40. Les données sont celles fournies notamment par les agents généraux et administrateurs dans un numéro de L'Illustration économique et financière - Loire, de la fin des années 20. Suit le témoignage de M. Peyret à propos de l'établissement de la rue d'Arcole à Saint-Etienne.
La Caisse d'Epargne de Roanne
Autorisée par ordonnance royale le 26 juillet 1838, vingt ans après la création à Paris de la première Caisse d'Epargne, elle ne commença à fonctionner qu'en 1839. Ses débuts furent modestes. Elle resta municipale jusqu'à fin 1919. Jusqu'au 31 décembre 1892, ses séances eurent lieu dans une salle de l'hôtel de ville mise à disposition par le conseil municipal. En 1893, ses bureaux, ne pouvant plus suffire à sa clientèle, furent transportés dans un bel hôtel de la place de l'hôtel de ville où elle était encore en 1927. Elle devint autonome par décret du 23 octobre 1919, avec un Conseil d'administration composé de 26 directeurs, que préside M. Bonnaud, ancien maire de Roanne. L'autonomie lui confère une large indépendance et favorise son esprit d'initiative; elle lui permet aussi le choix de ses administrateurs.
La première succursale fut créée en 1900. Elles étaient au nombre de seize en 1927: Saint-Just-en-Chevalet, Saint-Symphorien-de-Lay, Saint-Germain-Laval, Saint-Just-la-Pendue, Régny, Ambierle, Belmont, Renaison, Briennon, Bussières, Coutouvre, Villemontais, Violay, Ambierle, Montagny et La Pacaudière. L'appoint fourni par les succursales représente environ 25 % dans l'ensemble des dépôts. Fin 1913, elle comptait 16 153 960 fr. 55 pour 35 082 livrets. Au 31 décembre 1919, son avoir était de 25 493 788 fr. 31 et le nombre de livrets de 38 697. Fin 1926: 77 274 453 fr pour 47 771 livrets. Soit une augmentation, en sept ans, de 52 millions et plus de 9000 livrets.
En 1926, le nombre de guichets étant insuffisants, de nouveaux furent créés et la Caisse d'Epargne ouvrait tous les jours, excepté le dimanche. Sa fortune personnelle s'élevait alors à 1 304 802 fr. Elle possède alors trois établissements de bains-douches, situés dans trois quartiers différents de la cité et une maison ouvrière. Elle distribue tous les ans, pour les vacances, 400 livrets scolaires aux enfants les plus méritants des écoles et donne des primes aux instituteurs qui s'occupent de l'épargne scolaire.
A Montbrison
Autorisée par ordonnance royale du 13 octobre 1842, suite à une délibération du Conseil municipal (11 juillet) qui en fixait les statuts, elle fut ouverte au public le 12 février 1843. La première succursale fut ouverte à Feurs deux ans plus tard puis, en 1861, à Chazelles-sur-Lyon et en 1904 à Sury-le-Comtal. L'hôtel qui abrite ses services, sur les bords du Vizézy, fut édifié en 1906 à la suite d'un concours ouverts entre les architectes de la région. Vingt-cinq projets furent présentés. L'architecte retenu fut M. Gaudibert. Elle devint autonome en mars 1911. Au 31 décembre 1926, le solde dû aux déposants s'élevait à 47 866 818 fr. 08 (23 159 livrets). La valeur moyenne du livret est élevé: 2 067 fr. L. Vaudoire, agent général, note en 1927 qu'au 31 décembre 1919, d'après les dernières données ministérielles relatives aux proportions d'accroissement, que la Caisse d'Epargne de Montbrison, était, pour la période 1914-1920 au 2e rang national quant au solde dû aux déposants. Derrière Marseille et devant Lyon avec une proportion d'accroissement de 66,23 fr.
A Saint-Chamond
Par testament, Jean-Baptiste Dugas-Montbel, député du Rhône élu en juillet 1830, décédé le 30 novembre 1834, légua à la ville, outre une merveilleuse bibliothèque, "une somme de 10.000 francs pour faire le premier fonds inaliénable d'une Caisse d'épargne et de prévoyance". Un article de La Tribune Républicaine, à l'occasion du centenaire de cette fondation, explique que le Conseil municipal, dans sa séance du 2 décembre 1835, nommait les neuf directeurs devant composer le Conseil d'administration. Le 10 janvier 1837, le maire, M. Ardaillon, l'installait dans ses fonctions. Le bureau ouvrait le 26 février 1837. Confiné dans d'étroits locaux, appartenant à la mairie, ses débuts furent modestes. Quinze années furent nécessaires pour réunir un millier de déposants et trente et une années pour atteindre le premier millions de dépôt. En 1878, elle s'installe dans des locaux plus vastes et son essor devint rapide: un millier de déposants tous les deux ans. En 1895, le Conseil des Directeurs décidait d'une installation nouvelle et le 9 juin 1901 inauguraient l'hôtel de la rue Victor-Hugo, un des plus beaux de la ville. Il a été réalisé par l'architecte Picaud. Au 31 décembre 1926, la situation est la suivante: 25 564 déposants pour un montant de 42 884 034 francs 57.
La Tribune Républicaine en 1937 donne, pour l'année 1936, 30 248 livrets avec un avoir de 111 408 248 francs. Et une fortune personnelle de la Caisse s'élevant à 2 584 230 francs. Deux succursales ont été ouvertes: à Pélussin en 1880 et à Saint-Paul-en-Jarez l'année suivante. En 1926, elles comptent respectivement 1997 et 636 déposants. Louis Girard, vice-président: " Le Conseil des directeurs, dans un but d'encouragement à l'épargne, accorde chaque année un certain nombre de livrets-primes à l'occasion des examens du certificat d'études primaires, de ceux de fin d'année des écoles supérieures, ainsi qu'aux nouveaux-nés des membres des associations nées de la guerre, poilus, mutilés et anciens prisonniers de guerre." Une autre succursale ouvrit à Maclas en 1927 et une quatrième à Chavanay en 1936, trois ans après son décret d'autonomie.
A Rive de Gier
Fondée par ordonnance royale en 1841, ouverte en mai 1842, elle fut d'abord hébergée dans des salles de la mairie avant d'être transférée dans un petit bâtiment de la cour Gauthier. En 1892, elle occupa l'ancienne mairie. A la suite de la démolition de plusieurs vieux immeubles, dont l'ancienne Caisse d'épargne, on put aménager la place de la Liberté où fut élevé le nouvel hôtel, inauguré en octobre 1903 par Camille Pelletan. Autonome en 1911, le nombre de déposants était de plus de 15 000. Sa succursale de Grand-Croix fut créée en 1881.Elle délivre environ 70 livrets scolaires de 5 francs chaque année aux élèves qui ont reçu le certificat d'études.
A Saint-Etienne
Elle a été fondée par le Conseil municipal qui décida de sa création le 7 novembre 1832. L'acte de constitution date d'avril 1833 et les statuts furent approuvés par le roi Louis-Philippe en juillet 1833. En octobre de cette même années étaient nommés ses quinze directeurs. L'ouverture eut lieu le 3 novembre, dans un local de l'hôtel de ville, précise un numéro de La Région Illustrée (1931). Fin 1834, le nombre de livrets était de 203 pour un solde de 40 688 fr. Le premier million fut atteint en 1839. Le deuxième deux ans plus tard et le troisième en 1844. En 1848, des retraits importants se produisirent qui ramenèrent le solde à 295 000 fr. Le troisième million ne fut atteint à nouveau qu'en 1861. En 1869: 7 400 000 fr. En 1870, la guerre le fait redescendre à 6 600 000 fr. En 1874, la Caisse d'Epargne s'installe rue d'Arcole.
Hall de la Caisse d'Epargne, pavoisé pour accueillir le président Lebrun
A la veille de la Grande Guerre, le nombre de déposants était de 153.000 (66 millions). J.Cellier, agent général écrit: " Dans les premiers jours qui précédèrent la mobilisation, nos guichets furent envahis ; des sommes importantes furent remboursées, et, en 1916, le solde dû aux déposants était ramené à 61 millions. En 1917, à la suite du retrait du décret d'application de la clause de sauvegarde, de l'augmentation du maximum des livrets et du taux de l'intérêt, les versements affluèrent et le solde augmenta de 10 millions." A Saint-Etienne, en 1931, le taux d'intérêt servi aux déposants est fixé à 3,75 %. Supérieur de 0, 25 fr à celui servi par un grand nombre de Caisses d'épargne. La loi du 31 mars 1931 porta le maximum des dépôts individuels de 12 000 à 20 000 francs. En 1920, il y a 160 000 déposants pour environ 100 millions. En 1927, le solde dépasse les 300 millions. L' Epargne scolaire, dont on ne saisit pas exactement les modalités pratiques, se fait par le biais de timbres-épargne, de 10 ou 25 centimes semble-t-il, que la Caisse délivre aux écoles. L'élève remet à l'instituteur ses petites économies et le maître ou la maîtresse délivre en échange des timbres d'une valeur correspondante.
A titre d'encouragement, il est remis aux instituteurs un timbre gratuit pour chaque centaine de timbres achetés. Un bon épargne de 10 fr est remis gratuitement par 1000 timbres achetés. Aux membres de l'enseignement qui contribuent au développement de l'épargne scolaire, l'administration de la Caisse d'épargne décerne soit la médaille commémorative, soit un ouvrage intéressant.
Les administrateurs en 1931. En haut de gauche à droite: MM. Lyonnet, Bory, Angénieux, Bertrand, Rajot. Au centre: MM. Moulin, Teissier, Delon, Lebraly, Viosa. En bas: MM. Lacroix, Husson, Dubouchet, Vicard, Muller.
En 1930, le nombre de timbres-épargne vendus dépasse les 2 300 000 pour une valeur de 232 205 francs. " Chaque année, écrit La Région Illustrée, au mois de juillet, [ la Caisse] organise, sous la présidence d'une personnalité stéphanoise, une distribution solennelle de bons-épargne attribués aux élèves les plus méritants qui ont su allier à la gaieté des cigales l'esprit d'économie de la fourmi".
14 succursales ont été ouvertes: à Firminy (60 millions de dépôts en 1931), Le Chambon-Feugerolles, Bourg-Argental, Saint-Galmier (25 millions en 1931), La Ricamarie, Boën, Saint-Rambert, Usson, Craponne, Terrenoire, Saint-Genest-Malifaux, Saint-Héand, Noirétable et Saint-Bonnet-le-Château (13 millions).
Livret de 1944, succursale de La Ricamarie (archives FI). C'est alors un instituteur à la retraite, M. Delon, qui préside le Conseil d'administration de la Caisse d'Epargne de Saint-Etienne. Parmi les administrateurs figurent un conseiller des Prud'hommes, un industriel, un tisseur ancien conseiller municipal, le vice-président de l'Union départementale des Sociétés de Secours mutuels, un ex-pâtissier, un conseiller municipal, un retraité des PTT...Le maire de La Ricamarie préside le conseil des directeurs de la succursale. A cette date, il existe aussi une succursale à Saint-Julien-Molin-Molette.
La Région Illustrée explique en outre: " Les guichets sont ouverts (à Saint-Etienne, ndlr) chaque jour de 9 heures à 11 h. 3/4 et de 14 h. à 17 h. Dès que l'affluence se manifeste, deux caisses de versements et de remboursements fonctionnent pour éviter pertes de temps et stationnements prolongés. L'administration a pensé, d'autre part, que certains déposants souhaiteraient disposer d'un coffre, à l'instar des banques. Elle en a ouvert 3000, installés dans une salle spacieuse et loués pour une somme modique allant de 20 à 35 francs par an. Sur ce point, le succès a été tel que la salle des coffres a dû âtre agrandie et le nombre de ces derniers a été porté d'abord à 4593 et, en août 1931, à 4773." Et de souligner que sur sa fortune personnelle, chiffrée à 9 millions, la Caisse d'Epargne a investi 295 000 francs pour la construction de trois immeubles à bon marché loués à un taux réduit. Et par ailleurs: 1 075 905 fr. de prêts aux communes, 20 000 à la Banque Populaire, 200 000 aux Cités-Jardins, etc.
Un témoignage sur le 24 rue d'Arcole, Hôtel de la Caisse d'épargne. Par Alain Peyret, arrière petit fils de Jacques Cellier, mentionné plus haut dans notre article, agent général de la Caisse d'Epargne de Saint-Etienne. L'auteur a bien connu cet immeuble pour y avoir vécu chez ses grands parents. Il a par la suite travaillé pendant 20 ans rue de l'Alma, au nouveau siège. Et ce jusqu'en 1990, année de sa démission.
" Entrée magistrale, imposante avec une façade d'immeuble particulier XIXe siècle. Derrière la lourde double porte en chêne, un sas avec une deuxième paire de portes. Nous voici dans l'entrée. A gauche, l'appartement du concierge. Immédiatement sur la droite, presque comme une seconde entrée d'immeuble dans l'immeuble, une montée d'escaliers monumentale en spirale sur un étage. Au centre de la cage d'escalier, un imposant lustre en fer forgé. L'appartement de mes grands parents est à l'étage. En avançant un peu plus loin après cette entrée, ce sont les bureaux que l'on découvre, après une pièce en forme d'antichambre, salle où trônent quatre grandes peintures allégoriques.
La Caisse d'Épargne... Le Temple ! Avant d'être cette institution où j'allais vivre quelques vingt années de carrière professionnelle, la Caisse d'Épargne a été une maison; Chez mes grands parents et avant encore, chez mes arrière grands parents. Mais plus que cela encore, cela a été une histoire de famille, presque un bien familial, patrimonial. Enfant, j'ai souvent observé d'un regard mêlé de respect et d'admiration, la photographie accrochée au mur au dessus du bureau chez mon arrière grand mère paternelle : mon arrière grand père Jacques Cellier, assis derrière son bureau d'agent général de la Caisse d'Épargne de Saint-Étienne. Son regard droit, fier et austère à la fois, fallait-il savoir y trouver cette petite lueur de tendresse pour ses proches dans ce regard de gardien du Temple! Ah, il avait belle allure, Jacques Cellier, dans son costume trois pièces, col blanc impeccablement cravaté pour quelqu'un qui ne supportait pas la cravate hormis dans ses responsabilités de directeur, attestées, pour l'époque, par le téléphone posé dans l'angle du bureau, la main paisiblement posée sur le cuir du sous main et le stylo plume dans l'autre. Imposant. Comme il l'est resté dans le souvenir que j'ai de lui. C'était réellement le patriarche, le chef de famille, pour lequel il ne pouvait y avoir que respect et obéissance. Quelques années plus tard, une rosette ornera la boutonnière de sa veste et, dans le cadre à coté de la médaille de guerre trônera celle du mérite Social pour sa participation à la création de la clinique de la mutualité à Saint-Étienne. Belle carrière pour ce jeune homme né au beau mois de mai 1882, deux mois après que monsieur Jules Ferry promulgua sa loi et le certificat d'études primaires, honneur des jeunes français au sortir de l'école laïque et obligatoire avant d'entrer dans la vie active après avoir découvert l'histoire, la géographie, le français, le calcul, l'instruction civique, le chant citoyen et les prémices de ce qui allait leur être utile à la création de leur nouveau foyer.
L'auteur de ce texte en annexe figure sur la photo. Il s'agit du bébé au centre, derrière M. Cellier, devant le bronze qui se trouve aujourd'hui dans le hall d'entrée du Musée d'art et d'industrie.
On y accédait donc, par ce grand escalier, à cet appartement de fonction qui apparaissait au petit enfant que j'étais, lugubre et effrayant. La porte d'entrée poussée ouvrait sur un long couloir de plus de 11 mètres de long au bout duquel j'avais toujours une appréhension à me rendre seul. Au fond de ce couloir, il fallait gravir une marche pour accéder à une salle de bains. Grande baignoire et lavabo sur pied, faïences murales : un luxe à cette époque! Sur la gauche du couloir, la chambre de mes grands parents. Sur la droite de ce couloir, la chambre de mon oncle. A coté de l'entrée de la chambre de mon oncle, il y avait un escalier sombre. Là commençait ma terreur. Cet escalier en demi-spirale conduisait à un appartement identique à celui du bas. Tout y était lugubre. Des pièces vides où devaient se terrer quelques créatures maléfiques, quelques fantômes. Les tapisseries elles mêmes donnaient le frisson. Je crois que enfant je ne suis jamais allé au bout du couloir. La salle à manger était beaucoup plus agréable. Grande pièce aux murs de soubassement tendus de cuir de Cordoue. Elle s'ouvrait sur une terrasse d'arrière cour peu ordinaire : face au visiteur, une impressionnante coupole de fer et de verres colorés.
C'était la coupole de la grande salle des bureaux de la Caisse d'Épargne, juste en dessous. L'immeuble datait de cette belle époque où la maîtrise du fer permit des prouesses techniques inspirées par monsieur Eiffel. Le verre était alors indispensable tant au décor qu'à la lumière. Un mystère accompagnait certains jeudis après midi que je passais rue d'Arcole.... Ces jours-là , ma grand-mère me demandait de ne pas être bruyant, car « les messieurs » étaient à coté. Sur le palier de l'appartement, en haut de ce monumental escalier, une porte à gauche C'est là que sont ces «messieurs » qu'il ne faut pas déranger ! C'était la Salle de réunion du conseil d'administration de la Caisse d'Épargne et, aujourd'hui je souris en pensant que mes éventuels bruits d'enfant auraient pu les réveiller. Les bureaux ? Je n'ai le droit d'y aller qu'en fin d'après midi; alors, parfois, à 17 heures ma grand-mère me propose comme une récompense, d'aller chercher mon Parrain Jean Peyret, qui est devenu à son tour caissier principal et sous-directeur, succédant dans la lignée à son beau père. Je chemine tout au long de cet espace immense de l'Immeuble Temple!...
Fièrement en apparence, mais dans mes petits souliers en réalité, je traverse ce grand hall bordé de banques en chêne et de guichets, avec les employés en blouse grise pour la plupart, je contourne le grand banc circulaire surmonté du globe terrestre en bronze, je longe les guichets dont deux sont grillagés, pour arriver au fond, à la gauche du piédestal sur lequel siège le bureau de l'Administrateur de service: Ici se tient le fief de mon grand père. Juste à coté il y a le bureau suprême: celui du patron, l'agent général, C'est ainsi que l'on appelle le directeur en Caisse d'Epargne, les employés étant des agents. Derrière Jean Peyret, caissier principal, le grand coffre. Il m'impressionnait ce coffre! il semblait gigantesque avec sa porte dont l'épaisseur faisait certainement trois fois la largeur de ma main. La serrure avec cette grosse clef et les 4 trous disposés en losange par lesquels il fallait passer dans un cliquetis pour fermer ou ouvrir la porte. Les tampons sur le bureau m'intéressent, celui-là , le gros rond : la « Marianne ». Elle est également sur son socle au dessus du piédestal de l'administrateur, la Marianne. J'ai su bien plus tard qu'elle était en plâtre depuis que les Allemands, à la recherche du bronze indispensable à la Wehrmacht en difficulté, avaient emporté la vraie. Au milieu du grand hall des bureaux, un élément unique et très certainement de grande valeur : surmontant le banc circulaire, ce grand bronze représentant la Terre et les allégories : l'Épargne fécondant l'industrie et le commerce avec le soutien du travail. Malgré sa taille massive et impressionnante, cette magnifique pièce avait une élégance aérienne : L'épargne, tout en haut du globe terrestre, ceint d'une sorte d'écharpe décorée de scènes de la vie industrielle et des armoiries de la Ville de Saint-Étienne. De chaque coté semblent s'envoler deux personnages retenus d'une main à la Terre et brandissant de l'autre un faisceau d'éclairs et une sorte de caducée. Et en dessous, au pied de la Terre, les mineurs. Cet énorme bronze avaient aussi failli être enlevé par l'armée allemande aux abois. Mon père en compagnie du veilleur de nuit de l'époque, l'avait sauvé en le dissimulant sous le tas de charbon dans la chaufferie de l'immeuble.
C'est vers la fin des années 70 alors que je suis moi-même agent de la Caisse d'Epargne de Saint-Etienne dans le nouvel établissement de la rue de l'Alma et ouvrant sur la Place Jacquard, que, comme lors d'un ultime pèlerinage, j'ai revécu -et vaincu - mes terreurs de petit garçon dans ces couloirs et ces pièces que je trouvais effrayantes: Je revoyais pour la dernière fois la cuisine avec son grand fourneau bouilleur dont les plaques circulaires avaient été astiquées maintes et maintes fois par ma grand-mère et par mon père lorsqu'il recevait une punition! -, la grande salle à manger aux murs tendus de cuir, le long couloir où trônait dans une niche en son milieu, l'aquarium d'un côté et dans une niche jumelle, ''La Bise'' sculptée par Moreau, l'escalier en colimaçon se rendant à l'étage - le domaine de mon père pendant son adolescence - jusqu'à cette petite pièce où l'on pouvait voir, de dos, l'horloge située dans un oeil de boeuf sur le fronton.
C'était 48 heures avant la démolition de l'Hôtel de la Caisse d'Épargne. J'ai eu l'ultime plaisir de parcourir pour la dernière fois, les pages de mon enfance au 24 de la rue d'Arcole. Avec les vieilles pierres, nombre de souvenirs tombaient sous la pelleteuse et tout au fond de moi, j'éprouvais une certaine rancoeur vis à vis de ceux qui avaient délibérément décidé de la destruction de Ma Caisse d'Epargne sans m'en avoir demandé avis! Je me revis lorsque enfant je traversais à l'heure de la fermeture des guichets, ce hall du 24 rue d'Arcole, j'étais le petit Peyret que tous les employés connaissaient.
Savez-vous que c'est là que j'ai effectué mes premiers tours de roue à bicyclette ? Mon « petit vélo » que j'avais eu pour Noël 1954 ou 55 ? Il faut que je vous parle aussi d'un élément extraordinaire typique de la Caisse d'Épargne de Saint-Étienne : le petit chemin de fer. Tout du moins, c'est ainsi qu'on le présentait à tous les enfants émerveillés. Il s'agissait de petits godets métalliques de la dimension d'une feuille de papier, et qui circulaient le long d'une chaîne, sur une longueur de plusieurs mètres. De sa place au guichet, l'employé de service déposait le fameux et précieux livret dans l'un des godets, au passage. Celui-ci cheminait doucement jusqu'au magistral bureau en surélévation occupé par le directeur de service. C'est ainsi que l'on nommait alors l'administrateur. Ce dernier récupérait le livret où les écritures comptables, à la plume, avaient été rajoutées et il les validait par un ferme et authentifiant coup de tampon chevauchant son honorable signature. Parfois, lors d'après midi un peu longue et embrumée des lourdeurs digestives, le directeur s'assoupissait... d'un somme discret ! et le bruit du livret tombant sur son bureau le tirait dans un sursaut de sa courte sieste improvisée. On dit même que certains employés facétieux auraient remplacé parfois le livret par une... mouillette ! vous savez, cette petite éponge dans une boite ronde dont on se servait pour s'humecter les doigts avant de compter les billets. Imaginez la mouillette bien mouillée et son arrivée sur le bureau de l'administrateur. Le plus hilarant étant le trajet de plusieurs mètres pendant lequel on a tout loisir d'imaginer l'effet escompté !
Ah, le petit chemin de fer ! Peut-être à travers lui, les enfants admiratifs ont-ils gardé un souvenir impérissable de cette Institution. Et avec elle, les valeurs qu'elle véhiculait. Alors que je cheminais dans ce grand hall, je croisais Lulu avec sa blouse grise, tachée de traits de plume à l'endroit où il rangeait son porte plume, dans la poche poitrine. Le « Mammouth » ! Lucien Barrier qui allait devenir le caissier principal, souvent victime des blagues de Lulu. Lolo - Charles qui nous fera une dernière mauvaise blague dans les années 80, à l'embauche d'une matinée qui aurait dû être bercée par les images de la victoire de l'ASSE la veille à Geoffroy Guichard : Il y fit une crise cardiaque qui lui fut fatale. Il y avait « le Jean » qui allait devenir un bon Chef du Personnel, celui qui m'embaucha. « Layoch » Louis, plus tard chef de service respectable et respecté au département des prêts, et qui alors qu'il était prisonnier de guerre en 39/40 s'est évadé aussi souvent que Steve McQueen dans La Grande Évasion. Sauf que ce n'était pas du cinéma! 40 années jusqu'à mon départ de l'Institution, 20 années d'enfance et 20 années de vie professionnelle, de bonheurs et de mauvaise aventures enchevêtrés, années pendant lesquelles j'ai accumulé de pages d'histoires, d'histoire locale et familiale. D'histoire ou plus précisément de petites histoires de l'Histoire..."