Claude-Marie Javelin Pagnon est né à Saint-Etienne le 2 septembre 1813. Il était le fils aîné d'Antoine Pagnon, licencié en droit, avoué et juge suppléant au Tribunal de Saint-Etienne, et de Marie-Anne-Elisabeth-Camille Javelle.
Antoine Pagnon appartenait à une ancienne famille de Saint-Galmier, dont l'origine est bien antérieure à 1665, date des premiers actes conservés aux Archives de cette ville, et dont plusieurs membres avaient exercé des fonctions judiciaires. C'était un homme d'affaires hors ligne, et quelques mémoires écrits par lui dans les procès de ses clients sont des modèles de logique serrée et incisive et d'irréprochables corrections de style: ils rappellent parfois Paul-Louis Courrier et Cormenin. Il passait à les écrire une partie de ses nuits; il était sévère avec lui-même, et ses manuscrits étaient couverts de ratures. Lui aussi avait été poète: en 1812, sa fiancée arrivait de l'Auvergne; on mettait alors trois jours à ce voyage; elle trouva sur sa toilette une pièce de vers intitulée Les trois jours éternels, qui malheureusement a été perdue mais dont le charme et la tendresse ont laissé une vive impression sur ceux qui l'ont lue autrefois.
Mlle Javelle appartenait à une famille forézienne qui a possédé le château de la Garde, près de Sury le Comtal. Son père était allé, avant la Révolution, chercher fortune à Saint-Domingue; il y possédait une plantation considérable et y avait acquis une grande position: il avait épousé une créole; tous les deux périrent dans l'insurrection qui nous enleva cette colonie. Ils laissaient deux filles, encore enfants, qui furent ramenés en France par une vieille servante noire, et coururent un grand danger à leur arrivée au port, dans un naufrage où se perdit la vaisseau qui les portait.
Antoine Pagnon avait cinq enfants, quatre fils et une fille, suivant une coutume créole, il donna, comme prénom usuel, à son fils aîné un diminutif du nom de sa famille maternelle et il l'appela Javelin. Notre poète fut élevé au collège communal de Saint-Etienne et termina son éducation classique au collège royal de Lyon, où il eut, comme professeur de philosophie, l'éminent abbé Noirot, du temps des élèves qui s'appelaient Hippolyte Fortoul, Frédéric Ozanam et Victor de Laprade. A vingt ans, il commença à Paris des études de droit. Il recevait de mauvaises nouvelles de son père, dont la santé dépérissait. Un soir d'hiver, Javelin regagnait sa chambre d'étudiant, au milieu d'un triste brouillard; un funèbre pressentiment le saisit et il écrivit la première des pièces de ce recueil, Pourquoi je suis triste ? Moins de trois mois après, son père et sa mère lui étaient enlevés en quelques jours.
Ses trois frères avaient pour prénoms Eugène, Emile et Auguste. Le premier, chirurgien-major militaire, fut décoré par l'Empereur. Il trouva la mort en Algérie. Emile Pagnon, peintre de vitraux, fut l'élève de Paul Delaroche. Auguste enfin était clerc de notaire et à ses heures musicien.
Javelin Pagnon
A Paris, Javelin Pagnon s'était lié d'amitié avec un autre Stéphanois, Pierre-Auguste Callet, d'un an son aîné, l'auteur de la célèbre Légende des Gagats, fondateur en 1848 à Saint-Etienne du journal L'Avenir Républicain (futur Mémorial de la Loire). En 1835, Alfred de Vigny fit représenter son Drame de Chatterton, l'une des meilleurs oeuvres de la grande époque romantique. Ce poète anglais qui se donna la mort à 17 ans était alors peu connu en France. Javelin Pagnon fut le premier à traduire ses poésies et Auguste Callet, en tête de ces deux volumes, raconta sa vie (1839). Voici ce qu'Alfred de Vigny écrivait aux deux compères, le 26 juin 1839. La lettre fut reproduite intégralement dans Le Mercure de France du 15 janvier 1906:
" En arrivant du pays de Chatterton, où j'ai passé six mois, je viens de trouver sur ma table votre traduction de ses oeuvres, Messieurs. Vous avez fait un travail d'érudition et de patience dont la difficulté était extrême. Ayant traduit une partie de ces poèmes pour moi seul, je connais la rudesse de ce sentier. Lorsque je fis Stello et le drame de Chatterton, j'espérais qu'il se trouverait en France quelque esprit laborieux qui achèverait de montrer les travaux de ce pauvre enfant, que sa patrie a trop tard appelé: Marvellous boy. Je suis heureux que mon attente n'ait pas été trompée et que ce travail ait été si bien fait..."
La mort de Chatterton, Henry Wallis, 1856
Cette traduction, fort appréciée, fut un évènement littéraire; elle ouvrit à Javelin une voie peu explorée. Chatterton en effet avait été inspiré par le précédent de Macpherson. Ce dernier avait traduit et publié dans les années 1760 des poèmes gaéliques attribués à Ossian, un barde écossais du IIIe siècle. Aujourd'hui encore on discute de savoir si James Macpherson en est l'inventeur partiel, auquel cas il s'agirait d'une forgerie, voire total. Le jeune Chatterton, saisi d'une admiration soudaine pour ces poésies originales, le mystère qui enveloppait leur auteur, publia aussi ses oeuvres en les attribuant à un moine du Moyen-âge, complètement imaginaire celui-là , nommé Thomas Rowley.
C'est sans doute en traduisant les poèmes publiés sous le nom de Rowley que Javelin Pagnon eut l'idée d'écrire, lui aussi, un livre qu'il présenterait au public comme la simple reproduction d'un roman étranger. Il visa haut: Walter Scott était mort depuis peu d'années, et ses ouvrages avaient, dans toute l'Europe, et surtout en France, une vogue inouà¯e. Pagnon et Callet se demandèrent s'il ne serait pas possible de créer une oeuvre assez réussie pour la faire accepter par le public, au moins pendant un certain temps, comme un roman inédit de l'illustre auteur, découvert et publié après sa mort. Pagnon s'y prépara par un travail sérieux, par la traduction très soignée d'un livre américain complètement inconnu en France. En 1841, deux ans après l'impression des Oeuvres de Chatterton, parut à Paris, chez l'éditeur W.Coquebert, un ouvrage en deux volumes intitulé Romans américains, Wieland ou La Voix mystérieuse, par Brockden-Brown (traduction faite sur la dernière édition de Londres), avec une notice sur la vie de l'auteur.
Le traducteur, qui ne se nomme pas, était Javelin Pagnon. " Peu l'ont su; bien moins le savent encore maintenant mais cela est certain ", écrivait Testenoire-Lafayette en 1887 dans la notice biographique consacrée à Pagnon. Et d'ajouter à propos de cette oeuvre de fiction qui annonçait celle d'Edgar Allan Poe:
"Ce style a une allure si française, que des lecteurs de Wieland se sont récemment demandés s'il n'y avait pas, là aussi, une fiction littéraire, et si ce n'était pas une oeuvre originale de Javelin Pagnon; mais aucun doute n'est possible; Wieland est bien une création de Charles Brockden-Brown, né à Philadelphie le 15 janvier 1771 et mort dans cette même ville en 1809." Au passage, les dates sont erronées (17 janvier 1771 -1810).
Cette même année (1841), l'éditeur Desessart publia un roman en deux volumes, intitulé: Allan Caméron, roman inédit par Sir Walter Scott. En tête, un avertissement du traducteur qui ne se nomme pas et qui explique l'origine du manuscrit. Il faisait partie de la collection d'autographes, rassemblée à Londres, par sir James Gordon, et qui, après la mort de ce dernier, et la vente aux enchères de sa bibliothèque, avait passé dans celle de Lord P... L'avertissement discute les hypothèses de larcin ou de don du manuscrit pour expliquer comment il ne s'est pas retrouvé dans les papiers de Walter Scott, mort en 1832; il parle de l'authenticité du manuscrit, affirmée par les experts lors de l'inventaire, il remercie Lord P... qui, tout en refusant, en bibliomane jaloux, de le livrer à l'impression en Angleterre, a permis de le traduire en français.
Allan Caméron est l'oeuvre originale de Callet et Pagnon. Mieux que leurs explications préliminaires, leur talent réel donna le change à l'opinion. Pendant de longs mois, les Recueils littéraires discutèrent de savoir si Allan Caméron était bien de Walter Scott; des juges autorisés se déclarèrent pour l'affirmative. Une seconde édition parut à Paris chez Recoules en 1844.
Les évènements qui y sont racontés se passent en Ecosse en 1651, lors d'une tentative du prétendant Charles II pour reconquérir le trône d'Angleterre. Voici ce qu'en écrit Testenoire-Lafayette: " La lecture en est très attachante. La visite du prétendant au chef des Cameron dans le château de Lochiel; lady Arrington recevant, dans son manoir de White Ladies, son Roi fugitif, après la bataille de Worcester, où venait de tomber en héros le mari, le fils et le petit-fils de la châtelaine, et bien d'autres chapitres, ne dépareraient pas les pages de Woodstock et de Guy Mannering; il y a comme dans Walter Scott, des caractères finement dessinés, celui, par exemple, du juge Ramsay, cet honnête partisan du gouvernement établi, et, entre certains personnages secondaires, des dialogues d'une gaîté de bon aloi. On ne lit pas sans attendrissement les trois chapitres: La cabane du braconnier, Nump et La Flûte de roseau, où peut-être l'imitation a dépassé le modèle."
Un journal de la Loire le réimprima en 1873. A cette occasion, Javelin Pagnon écrivit une lettre à Callet: "Je pense comme toi qu'il y a quelques longueurs dans notre vieil Allan Caméron... Tel qu'il est, il a plus d'un chapitre intéressant et je suis loin de rougir de notre oeuvre de jeunesse. Elle est écrite, ce me semble, en bon français... O temps heureux d'autrefois, quand nous attendions un à un les numéros de La France et où ce bon Mr D'Arlincourt s'évertua à garantir l'authenticité du roman inédit !"
Le succès encouragea les jeunes auteurs à réitérer avec un nouveau roman intitulé Aymé Verd. Ici aussi, ils la donnèrent sur la page de garde comme la traduction d'une oeuvre de Walter Scott, sans toutefois chercher à abuser le lecteur. L'introduction indique clairement que l'oeuvre n'est pas de Scott. L'action se passe en France - ce qui par rapport à l'auteur britannique n'est pas incongru. Quentin Durward, par exemple, se déroule aussi en France - dans le Dauphiné plus précisément mais le roman cherche moins à imiter le romancier anglais. Son titre porte le nom d'un bailli du Forez (Amé Verd dans l'ouvrage de Joseph Auguste Bernard "Histoire du Forez"), et presque tous les personnages sont apparentés à des familles foréziennes. Aymé Verd a paru en trois volumes, entre 1842 et 1843, Auguste Callet signant seul le 3e volume. Il a été republié en 1845. " Je connais bien peu de gens aujourd'hui, capables de mettre dans un livre cette vivacité, sans compter que c'est un livre qui sent le terroir , qui parle son patois, des héros qui mangent le fromage du pays, qui boivent le vin du crû", écrivait Jules Janin dans son feuilleton des Débats. " Véritable roman stéphanois, dauphinois, roman vrai; roman d'un poète qui s'est assis sur les bords du Rhône, qui s'est perdu dans nos montagnes, qui a vu se lever le soleil sur les hauteurs du Mont Pila..."
Et un autre critique du Moniteur , A. Vieillard, de résumer ainsi son opinion: " Nous ne pouvons comprendre que l'auteur d'une pareille composition ait eu la modestie ou l'orgueil de la donner sous un autre nom que le sien."
La Revue des deux mondes, en 1843, fut bien moins aimable: " Semblables à ces marchands, qui fabriquent à Paris des vins de Chypre ou de Frontignan, des spéculateurs ont imaginé de produire et de débiter en France des romans de sir Walter Scott. Allan Cameron et Aymé Verd sont les oeuvres qu'ils ont mises au jour. Qu'on nous permette de dire quelques mots de ces deux livres, quoiqu'en vérité nous ignorions presque si les produits de cette nature sont du ressort de l'examen littéraire. (...) Les auteurs d'Allan Cameron se sont emparés du sentiment royaliste de Walter Scott sans en comprendre la grâce discrète et les délicatesses infinies. Imaginez-vous Mme de Sévigné ayant réellement crié: Vive le roi! au milieu de toute la cour, après avoir dansé un menuet avec Louis XIV, au lieu de n'avoir eu ce cri que dans sa pensée, et vous aurez une idée de la manière dont s'expriment les enthousiasmes jetés dans les pages d'Allan Cameron. Une absence complète de mesure et même de convenance dans l'admiration et les haines, voilà ce que présente ce roman apocryphe à la place de ce tact exquis, l'éminente qualité de Walter Scott (portrait à gauche; ndlr) celle dont il tirait constamment des effets propres à charmer l'esprit, quelquefois même à toucher le coeur. Ni les détails de l'action, ni ceux du style, ne compensent ce défaut d'intelligence dans la conception du livre. L'action est à la fois languissante et hâtive; le style est le seul côté par lequel les auteurs du prétendu roman de Walter Scott aient donné quelque apparence de vérité à leur mensonge : il est peu de traductions réelles qui soient plus complètement incolores. Aymé Verd, le second produit qui soit sorti de leurs ateliers, n'a pas été fabriqué avec plus d'adresse et de bonheur. Allan Cameron était une imitation de Woodstock, Aymé Verd est une imitation de Quentin Durward.
Quand il plaisait au romancier écossais de faire quitter à son imagination les noires cimes de ses montagnes ou les vertes plaines de l'Angleterre pour l'envoyer se jouer sur les riants coteaux de notre pays, il montrait une connaissance beaucoup plus étendue et plus profonde de la France que les Français qui viennent d'usurper son nom. Aspects de lieux, observations de moeurs, rien ne rappelle dans Aymé Verd cette merveilleuse plume, qui valait à elle seule le pinceau d'un peintre de paysage et celui d'un peintre d'intérieur. De même que ce livre n'est écrit, pour ainsi dire, dans aucune langue, puisque son style, ainsi que celui d'Allan Cameron, se borne à vouloir imiter le style des traductions, de même il semble construit sur une action qui ne se passe dans aucun pays. Aussi ne nous arrêterons-nous point plus longtemps sur deux productions de cette nature. Aymé Verd et Allan Cameron n'ont d'autre importance que de constater ce funeste mouvement d'industrie qui semble vouloir de plus en plus devenir le caractère honteusement distinctif de la littérature contemporaine..."
En 1845, trois ans après avoir obtenu sa licence, Javelin Pagnon revint à Saint-Etienne pour y racheter l'office paternel. La séparation avec Callet fut triste. "J'éprouve un vide que je n'avais pas ressenti depuis longtemps et que rien ne pourra combler ", lui écrivit Callet. " Je m'en apercevrais moins peut-être si j'avais comme toi des occupations nouvelles. Mais continuant les mêmes travaux que nous faisions ensemble, je ressens doublement la perte que j'ai faite. Mon esprit s'était accoutumé à marcher d'accord avec le tien... Nous pouvions à nous deux faire des chefs-d'oeuvres, comment cela ? Je ne saurais le dire, c'est un véritable mystère pour moi que la manière dont nous opérions. Nous étions comme deux cailloux qui, en se frottant, l'un contre l'autre, jettent des étincelles. Hélas ! Hélas ! Pourquoi est-tu parti ? Nous avions semé, nous allions recueillir ! J'ai un sujet magnifique, je suis sûr que je le gâterai. Je ne fais pas la moitié de ce que je suis en état de faire, pourquoi ? Parce que j'ai pour compagnon non pas un ami qui m'échauffe, m'encourage, me contredit, mais le chagrin, l'inquiétude, la pauvreté, le souvenir. Les soucis m'assiègent, j'ai un poids sur le coeur."
> une petite anthologie de la poésie de Pagnon
Et Pagnon: "La nouvelle du départ de Montagny (l'éminent statuaire stéphanois) m'a ému plus que je ne l'aurais cru. Lorsqu'il est sorti après m'avoir embrassé, je l'ai suivi par la pensée jusqu'à ton domicile de la rue de l'Ouest. Je me suis alors représenté tout ce que j'ai abandonné, je t'ai vu d'une manière si lucide, travaillant sans moi à ta table, suivant le cours d'une inspiration heureuse, donnant la vie à de nouveaux personnages, j'ai vu tout cela si bien que malgré moi j'ai senti mon coeur défaillir et que les larmes me sont venues aux yeux. J'aurais voulu partir avec Montagny, reprendre le collier de misère que nous portions ensemble et qui nous paraissait parfois si lourd..."
A Saint-Etienne, Javelin Pagnon vécut dans l'immeuble de son enfance, situé au 11 de la rue du Général-Foy, à l'époque rue de Foy. Son épouse, Lise Weinrebe, était la fille d'un linguiste très distingué, qui parlait plus de dix langues, originaire de Moravie et naturalisé français. Javelin Pagnon céda son étude d'avoué en 1868. En 1873, il fut appelé par le maire Claudius Desjoyaux au poste de bibliothécaire de la Ville. Il fut aussi jusqu'à sa mort secrétaire du Conseil des Prudhommes. C'est en rentrant de la bibliothèque, le 1er mars 1874, qu'il fut frappé d'une attaque d'apoplexie. Transporté chez lui, il conserva sa lucidité pendant quelques heures et c'est muni des derniers sacrements qu'il s'éteignit la nuit même dans une paisible agonie.
Dans les mois qui précédèrent, il avait mis la main à plusieurs ouvrages d'histoire locale; mais, depuis son entrée aux affaires, il n'avait plus composé d'oeuvres de longue haleine. Quelques semaines avant sa mort, il avait ajouté une dernière strophe à des couplets: "A ma femme". On l'a écrit, il avait entamé son oeuvre de poète à Paris. Il y avait rencontré un prêtre breton et musicien, l'abbé Le Guillou, pour lequel il avait composé des chants, pleins d'un mélancolique et poétique attrait: Les Pâtres de l'Attique, Les Mineurs de l'Oural, Le retour en Irlande... Il les avait signés sous le pseudonyme de Léopold de l'Isle.
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A noter que Georges Riboulon, descendant de Javelin Pagnon, a entrepris des recherches généalogiques.
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