NdFI: Jean-Philippe Madani, répondant favorablement à notre demande, nous communique cet article paru en 2007 dans l'ouvrage collectif "Cent ans de socialisme dans la Loire".
A la mémoire de Marius Lavenir, militant socialiste ouvrier et conseiller municipal de Roanne
" J'espère que nous aboutirons à des formules d'ensemble, mais il vaudrait mieux, pour l'avenir du parti, nous diviser sur des formules nettes que nous confondre dans des formules obscures ". Jean Jaurès, L'esprit du socialisme. Discours de Toulouse, 1908.
Au regard des formations " sociales-démocrates " européennes, les travaux relatifs à l'histoire du parti socialiste français mettent traditionnellement en exergue quelques spécificités : la faiblesse de l'enracinement social, la fragilité de l'organisation, le rapport tourmenté au pouvoir et la prédilection idéologique (1) . Cependant, ce modèle explicatif ne permet pas de comprendre comment un parti si faible et si dépourvu de ressources politiques et de soutiens sociaux a pu se maintenir et se développer. De plus, il méconnaît les réalités locales et historiques très diverses sur lesquelles le mouvement socialiste s'est appuyé. Aussi Rémi Lefebvre dans sa thèse (2) consacrée à Roubaix a soutenu l'idée que " la forme partisane prise par le parti socialiste est, pour partie, le produit de son ancrage municipal puissant, précoce et durable ". Ainsi " c'est dans la force sociale de l'institution municipale et la prégnance des contraintes, autant que des ressources, qui en sont au principe, qu'il faut rechercher l'origine des particularités de ce parti (3) ". L'institution communale, symbole de la République, est légitimée par la loi de 1884 et la participation des socialistes à son fonctionnement demeure plus décomplexée qu'une expérience gouvernementale. Celle-ci se limite à quatre exercices sous la Troisième République. Dès les années 1890, les municipalités représentent donc un élément majeur de fixation et de maintien de l'électorat socialiste comme l'illustre l'exemple Roannais.
A partir de 1870, la cité ligérienne connaît un essor industriel dans le tissage du coton à la suite de la perte de Mulhouse au traité de Francfort. Elle devient le premier fournisseur de vichy et la troisième région cotonnière française. Les métiers mécaniques se diffusent dans les usines, dominées par les hautes cheminées et entourées de " casernes " où s'entassent les ouvriers. La population évolue de 29 102 habitants en 1866 à 47 237 en 1901. Dès les années 1890, s'achève cette croissance économique en raison de la concurrence étrangère et hexagonale, de la fermeture des débouchés des pays frontaliers liée aux tarifs protectionnistes de Méline de 1892 (4) . Dès lors, les industriels Roannais se spécialisent dans l'article fantaisie mais l'esprit d'initiative paraît brisé. Le climat social est marqué par de grandes grèves. C'est dans ce contexte économique et social que les socialistes conquièrent la municipalité en 1896.D'un point de vue historiographique, le socialisme municipal reste un " impensé de l'analyse historique " (5) par rapport aux recherches sur le communisme municipal. A partir de la synthèse de trois ouvrages (6) , cet article a pour but de montrer la genèse de cet ancrage municipal à Roanne, " second berceau du socialisme " selon Jules Guesde. Au fond, il s'agira de percevoir comment le socialisme a transformé le pouvoir municipal et quel socialisme celui-ci a produit en retour. Cette influence réciproque sera analysée successivement à travers les facteurs de l'implantation socialiste, la conquête du pouvoir municipal et son exercice. Enfin, un essai sur les acteurs et les structures du parti tentera de rendre compte du socialisme Roannais par delà les flux et les reflux de la vie politique.
I / Les étapes d'une implantation municipale (1878 - 1896)
En moins d'une vingtaine d'années, les socialistes vont constituer une force majeure dans la vie politique Roannaise. Entre émergence et première expérience municipale, un mouvement politique s'enracine suite à la grande grève textile de 1894.
1°) Les origines du mouvement ouvrier (1878-1888)
a) Les premiers apprentissages électoraux
Dès 1878, un " comité électoral républicain socialiste " présente des candidats aux élections municipales sans succès. Un an plus tard, un comité pour Auguste Blanqui (7) aux élections législatives est créé. Avec ce mode de scrutin aux candidatures multiples, la figure emblématique du communisme utopique obtient 1487 voix dans la première circonscription ligérienne (soit 14,5 % des suffrages exprimés) dont 1336 voix à Roanne face au républicain opportuniste Jean-Honoré Audiffred (8) . Lors des élections municipales, cinq candidats ouvriers sont élus au faubourg Clermont. Ils réclament " la prise en charge par la commune des enfants jusqu' à 21 ans, la création d'industries municipales pour les victimes de grèves " et s'avèrent partisans du mandat impératif. Finalement, ils démissionnent en août 1881 suite au faible score obtenu aux législatives (4,5 % des suffrages exprimés) par l'un d'eux, Deparis. Cependant, des oppositions apparaissent parmi les socialistes roannais entre guesdistes et collectivistes adhérents à la fédération organisée par Benoît Malon. En 1882, quatre socialistes sont élus au sein du conseil municipal, puis trois en 1884 issus du faubourg Clermont. Cette présence électorale, longtemps rejetée par le mouvement ouvrier, est aussi encouragée par la parole et les écrits d'un vulgarisateur du marxisme : Jules Guesde.
b) L'influence Guesdiste et le congrès de Roanne (1882)
Dès 1879, la propagande du parti ouvrier est assurée par Jules Guesde qui prononce une conférence le 22 décembre. En effet, ce remarquable orateur, en dépit d'une santé chancelante, s'arrête souvent dans la ville " aux 100 cheminées " en raison d'attaches amicales (9) dans la campagne environnante. Le 12 septembre 1880, 800 personnes selon le Commissaire de police se pressent afin de l'écouter. Il exhorte les ouvriers à entrer dans le futur conseil municipal. Mais cette propagande écrite et orale demeure tournée principalement vers l'action. Car les guesdistes accompagnent les luttes engagées par les ouvriers. Ainsi de février à mars 1882, une " grève des patrons " longue et dure éclate. Elle a pour origine l'imposition d'un tarif unique pour tous les tisseurs par le rouleau métrique et non plus en fonction de la qualité. Ce lock-out patronal est combattu avec vigueur par un mouvement socialiste roannais qui s'affirme peu à peu. A cet égard, l'éloquence passionnée et logique de Jules Guesde fait émerger lors de sa conférence avec Paul Lafargue en septembre, des militants d'un dévouement à toute épreuve tel Charles Fouilland (10) .
Cependant, cette année 1882 voit la scission nationale du parti ouvrier entre Broussistes et Guesdistes. Au congrès de Saint-Etienne ouvert le 25 septembre, Brousse et ses partisans dénoncent les agents de Marx en France et substituent le vote par délégués au vote par groupes. Le lendemain, les guesdistes abandonnent les débats et organisent un congrès séparé à Roanne jusqu'au 1er octobre qui n'attire que 27 délégués (11). Cette part minoritaire du guesdisme dans le socialisme français s'explique par la nouveauté théorique du marxisme et la difficulté d'une réflexion théorique pour des ouvriers souvent démunis d'une éducation primaire. Entre le parti ouvrier de Roanne et celui du parti ouvrier socialiste révolutionnaire de Saint-Etienne, des ressemblances s'observent : une conception autonomiste et fédéraliste, une ligne de conduite fixée dans les congrès régionaux ou nationaux. De 1882 à 1890, Guesde assume plus de 1200 réunions dans lesquelles le sort tragique des travailleurs est brossé et la responsabilité du capitalisme stigmatisée. Dans le contexte d'une crise économique d'une longueur exceptionnelle, la légalisation des syndicats par la loi du 21 mars 1884 n'entraîne pas encore une résistance coordonnée. Aussi le parti ouvrier s'interdit de susciter des grèves mais s'impose de les soutenir et de les structurer comme l'énoncent à Roanne en 1884 Guesde et Bernstein, théoricien de l'Internationale socialiste. Implanté peu à peu dans la ville, le parti ouvrier doit compter avec deux autres forces sur sa gauche et sa droite.
c) Anarchistes et radicaux
Dès 1881, un groupe anarchiste " La Révolte ", se compose de 30 membres dont Butty qui deviendra un des leaders socialistes. Lors de l'anniversaire de la Commune (18 mars 1883), ils organisent une manifestation avec les socialistes. En 1884, ils utilisent de la dynamite devant la prison et la poste de Roanne, ce qui leur vaut des emprisonnements. Ce noyau est fiché et surveillé continuellement. Leur distinction avec les Socialistes ne demeure pas encore nette : des réunions publiques communes, malgré une certaine rivalité en période électorale, même si les anarchistes présentent " le candidat de l'abstention ". Les radicaux constituent une somme de personnalités sans véritable cohésion. Sans implantation, ce groupe dispose à partir de 1888 d'un journal " Le Radical Roannais ". L'animateur serait un transfuge du parti républicain, Laffont, qui entraîne avec lui quelques notables insatisfaits du député Audiffred et du maire de Roanne depuis 1877, Raffin. Leur objectif est de conquérir l'hôtel de ville en mai 1888.
2°) L'expérience radicale-socialiste (1888-1892)
a) La conquête de la mairie par les Radicaux
Depuis l'établissement de la IIIe République, les réactionnaires catholiques intransigeants comme Déchelette diffusent leurs idées dans le Journal de Roanne et affrontaient les Républicains " opportunistes " laiques mais non anticléricaux comme Audiffred ou Fortier Beaulieu. Appuyés par la plupart des fonctionnaires tel le sous-préfet, les Opportunistes avaient toujours triomphé en mobilisant une partie des ouvriers sur le thème de la défense de la République. Mais la poussée socialiste dans les faubourgs (Clermont surtout) les amena à modifier le mode de scrutin avec la possibilité de panacher. Ainsi le scrutin de listes devait permettre de minorer les faubourgs par rapport au centre ville bourgeois. Les radicaux présentaient pour la première fois des candidats. A total, quatre listes sont en présence. Au soir du premier tour, les Républicains obtiennent 1400 voix contre un peu plus de 900 aux socialistes et aux conservateurs et 700 aux radicaux. Ces derniers deviennent donc les maîtres du second tour.
Les Radicaux s'allient avec les socialistes dans une logique de battre les sortants et dans l'espoir de manoeuvrer le Conseil Municipal à leur gré. L'accord passé avec les socialistes leur est très favorable dans la mesure où ils négocient 13 postes contre 14 avec un retard de 200 voix ! De plus, des mots d'ordre discrets invitent à rayer quelques socialistes. Tandis que les Conservateurs refusent de s'unir avec les Opportunistes, les radicaux sont tous élus avec 12 socialistes et 2 républicains. Ils obtiennent les postes de maire avec Auboyer, ancien proscrit de l'Empire et de ses deux adjoints (12). Ce doyen du Conseil est élu grâce à la méfiance des Radicaux à l'égard de Laffont. Profondément dépité, ce dernier ne cesse de critiquer le maire dans son journal ce qui entraîne la fondation du journal " Le réveil roannais " par le premier magistrat de la ville. A l'été 1889, son jeune rédacteur en chef socialiste de 22 ans, Delmores, va jouer un rôle important au sein du Parti Ouvrier Roannais.
Ecartés systématiquement des postes de responsabilité, les socialistes se consacrent aux affaires sociales tels les chantiers communaux pour les sans travail, la main d'oeuvre non qualifiée pour le dessouchage préalable à la construction du barrage, la réorganisation du bureau de bienfaisance, le service médical gratuit. Lors du vote du budget, ils s'opposent farouchement à toute revalorisation des hauts salaires municipaux prônés par les radicaux. En vain… Mais ils obtiennent une hausse des bas salaires et une diminution importante du budget de police. Dès août 1889, ils créent au faubourg Mulsant une commission puis deux autres chargées de faire des propositions au Conseil. Ils organisent des réunions publiques afin de rendre compte de leur mandat comme l'institution dans les écoles de la garderie jusqu'à 19 h et justifient leurs votes. Ainsi ce contrôle de leurs mandats demeure strict comme en atteste leur démission en bloc de la commission des sans travail en raison d'un conflit sur les chantiers municipaux entre les ouvriers et un contremaître soutenu par le maire.
Les socialistes s'illustrent aussi dans l'activité syndicale à l'hiver 1889 en soutenant les grèves des tisseurs (13), des teinturiers et des apprêteurs. Suivant le mot d'ordre du congrès syndical de Bordeaux auquel participent six délégués roannais, ils militent en faveur de la journée de 8 heures. En juillet 1889, la maire radical de Roanne Auboyer l'emporte aux élections cantonales mais ne parvient pas au second tour des législatives en raison d'un électorat rural prépondérant et d'une propagande républicaine efficace.Les relations entre le maire et les socialistes se détériorent lors de la subvention allouée au grand théâtre ou lors de la venue d'un ministre pour l'inauguration du concours général d'agriculture.
b) Le Conseil Municipal et les adjoints socialistes (octobre 1890-Juin 1891)
Suite à des décès et des démissions, une nouvelle élection municipale complémentaire a lieu en octobre 1890 mais sans adversaire pour la coalition. Deux socialistes, Fouilland et Butty , sont élus adjoints à la grande stupéfaction du maire Auboyer qui quitte la séance. Des relations extrêmement tendues s'instaurent entre le maire et les socialistes au sujet d'une réorganisation du Conseil Municipal. Dénonçant l'autocratie du maire, les élus socialistes font la " grève du Conseil Municipal ", ce qui empêche la tenue de deux séances en janvier et juin 1891.
Le Conseil Municipal connaît des ennuis avec l'administration. En effet, le préfet impose un troisième commissaire de police, porte des appréciations peu flatteuses sur le budget et transmet ses observations à la cour des comptes. Une division naît entre socialistes : Franc, membre de 3 commissions sur 4, accuse les deux adjoints d' " attaquer le Maire en séance publique mais de le défendre en séance privée ". Mais Augé, radical, se rapproche sensiblement des socialistes après avoir été repoussé au poste d'adjoint lors du vote de novembre 1890 car il comprend que le rapport de forces est en train de changer. Dans ces conditions particulières, les socialistes font adopter des mesures nouvelles comme la fixation de la journée de travail à 8 heures pour les employés municipaux, la mise en régie de la ferme des places. Des crédits sont attribués aux familles de Fourmies ou alloués à la construction de la Bourse du Travail.
L'affaire Avignant de septembre 1890 à février 1891 illustre la manière dont les socialistes lient leur action municipale et la mobilisation de masses. Le directeur du bureau de bienfaisance est soupçonné d'irrégularités par les deux radicaux-socialistes, membres du bureau. L'affaire débouche finalement par la condamnation de Delmores, journaliste au Réveil Roannais, à des dommages et intérêts. L'organisation de la manifestation du 1er mai 1891 est l'objet d'une intense préparation par les groupes socialistes et les anarchistes mais son déroulement est empêché par deux escadrons de chasseurs. De plus, Fouilland et Butty (14) sont suspendus de leur fonction d'adjoint pour avoir déclaré publiquement : " c'était un gouvernement d'assassins " puis révoqués, par le préfet. Cette révocation intervient au moment où les socialistes apparaissent divisés.
c) La nouvelle tactique du mouvement ouvrier (juin 1891-mai 1892)
La dispute entre les deux adjoints est déclenchée à propos d'un accord entre Fouilland et les employés municipaux qui concerne une augmentation salariale sans délibération municipale. La révocation des 2 adjoints socialistes entraîne une nouvelle tactique : la campagne d'abstention puis l'opposition systématique au Conseil Municipal. Deux nouvelles associations structurent le mouvement ouvrier. Tout d'abord, la jeunesse anti-patriotique jusqu'en juin 1892 se compose de jeunes anarchistes qui bénéficient du concours du POF. D'autre part, la création de la Bourse du Travail ouverte en 1892 demeure à leur programme car il lie l'action syndicale à l'action politique. Le but est de centraliser la direction des chambres syndicales, d'organiser les cadres socialistes et de mettre en relation les syndicats roannais avec leurs homologues métropolitains ou étrangers.
A la veille du scrutin municipal, les socialistes attaquent violemment les Radicaux et tentent d'élargir leur clientèle électorale par leurs subsides aux groupes corporatifs et aux petits industriels. A propos de ces derniers, ils précisent dans leur journal " qu'ils n'auraient pu sans notre appui de solidarité, se rendre compte du perfectionnement du machinisme qu'ils ont pu visiter à l'Exposition Universelle ". On est loin de l'ouvriérisme ! Dès lors, il devient difficile aux adversaires de reprendre le vieil argument contre les " partageux "
3°) L'affaiblissement du POF et la grève générale (1892-1896)
a) La défaite aux Municipales de 1892
Les socialistes se préparèrent seuls à l'élection municipale sous l'impulsion de Butty et Mayeux, secrétaire de la Bourse du Travail. Ils organisent des réunions dans les quartiers et une centrale à la salle de Venise avec 600 à 700 personnes. Ils n'obtiennent que 1323 voix en moyenne contre 2212 voix pour les Républicains tandis que les Conservateurs et les radicaux totalisent respectivement 666 et 466 voix. Les Républicains attirent une partie des voix réactionnaires tandis que les socialistes engrangent une partie des voix radicales. Au second tour, les Radicaux et Réactionnaires se retirent sans consignes officielles mais avec des sympathies pour la liste d'alliance républicaine. La dernière réunion électorale des socialistes constitue un appel aux classes moyennes, qu'il s'agisse des commerçants, petits boutiquiers et propriétaires. Finalement, les Républicains l'emportent avec 3200 voix contre 1550 voix. Cette victoire opportuniste avec la nomination de l'industriel Louis Puy comme maire change les conditions de la vie politique locale et bouleverse le parti ouvrier roannais. En effet, Fouilland s'établit à Montluçon où le maire socialiste Dormoy l'engage comme employé municipal. Après son échec aux législatives complémentaires, Delmores quitte Roanne.
b) Les échecs politiques et les agitations ouvrières
Les départs successifs de Fouilland et Delmores profitent à Mayeux, secrétaire du parti ouvrier au faubourg de Paris et premier secrétaire de la Bourse. Choisi comme délégué de Roanne au congrès du Parti Ouvrier à Marseille en 1892, il approuve le principe de la grève générale combattue par Jules Guesde, ce qui inquiète le sous-préfet. Le traitement de 1200 francs par an payé par la municipalité au secrétaire est supprimé en novembre, ce qui le contraint à ouvrir un café place Victor Hugo. Pour le 1er mai 1893, le chômage est général. La répression des anarchistes se manifeste d'abord par le procès du père et du fils Ozive, accusés de posséder des explosifs et des armes. Puis une répression générale conduit à l'arrestation de 15 militants ; ils purgent deux mois d'emprisonnement. Cependant, les anarchistes poursuivent leurs activités en apportant la contradiction à Mayeux, par l'organisation d'une réunion publique et la diffusion de brochures. En 1894, les " jeunesses antipatriotiques " et " socialistes révolutionnaires " se rapprochent.
Pour les élections législatives d'août 1893, le commerçant et ancien radical Augé est choisi par le POF tandis que les réactionnaires ne présentent pas de candidat, ce qui constitue une aubaine pour les opportunistes. Quant aux anarchistes, ils investissent Souchet qui prône l'abstention. Avec 45 % des électeurs inscrits, le succès d'Audiffred est net avec 9800 voix contre 2524. Les élections s'avèrent difficiles pour le POF. Aucun candidat n'est présenté à la cantonale partielle suite au décès d'Auboyer, ce qui permet la victoire du républicain Fortier-Beaulieu par 2989 voix sur 10920 inscrits en 1894. Ces revers électoraux conduisent les socialistes à resserrer leur influence sur la classe ouvrière. Pour cela, le parti ouvrier organise en septembre, après la distribution de 20 000 tracts, un referendum sur la question suivante : " Etes- vous partisans de la déclaration de la grève générale si on venait à porter atteinte aux organisations ouvrières ?". Si la majorité répond par l'affirmative, seuls 1278 ouvriers sur 10000 concernés prennent part au vote.
Un mécontentement diffus de la classe ouvrière s'amorce à partir de novembre 1893. 75 ouvriers quittent l'usine Brechard pour réclamer une augmentation puis se mettent en grève. Les socialistes soutiennent les grévistes ce qui irrite le maire Puy : " Le maire croit de son devoir de vous déclarer que si vous persévérez à tolérer pareille infraction au règlement, il se verrait dans l'obligation de prononcer la fermeture de la Bourse du travail " comme le rapporte l'Union Républicaine du 29 novembre. En mai 1894, 800 à 900 personnes viennent écouter les députés parisiens socialistes Turot et Delange. En juin, éclate la grève des pareurs qui se termine rapidement, faute de solidarité. En novembre, à l'usine Grosse, se déroule la principale grève qui débouche sur la grève générale. Leurs revendications reposent sur l'amélioration de l'éclairage, la fin des retenues sur salaires pour l'assurance, une révision du tarif. Le patron cède sur tous les points sauf le tarif.
c) La Grève générale (décembre 1894-février 1895) et ses conséquences
Les ouvriers semblent tout faire pour éviter la grève mais les patrons exigent de négocier avec une commission formée d'un délégué par usine élu qui doit posséder un an d'ancienneté et être âgé de 25 ans révolus. Cette condition conduit à rejeter la légitimité de la délégation élue à la bourse du travail. Après refus de négociation avec le syndicat ouvrier par le président du syndicat patronal, une grande réunion a lieu le 20 décembre à la salle de Venise. Elle voit Mayeux proposer de nommer une nouvelle commission sans lui pour être reçue. Mais cette proposition échoue tout comme les autres négociations avec les patrons. Finalement, la grève est votée par 1505 ouvriers contre 232 avec 800 abstentions d'après le sous-préfet. L'intransigeance patronale demeure à l'origine de cette grève. Selon le rapport du commissaire spécial daté du 22 décembre, " la population Roannaise juge très défavorablement l'attitude des fabricants. L'opinion publique constate avec regret le refus de la part des fabricants d'entrer en pourparlers et conséquemment de faire droit à la demande des tisseurs ".
Près de 70 % des ouvriers sont en grève à la mi-décembre. Malgré les démarches de conciliation du préfet et du juge de paix, le nombre de grévistes s'élève à 5200 et une dizaine d'usines sont fermées. Le 24 décembre, une délégation de 300 personnes va chercher le député de Roubaix Jules Guesde à la gare puis se rend à la salle de Venise. Il explique que " le parti ouvrier pousse à la lutte, c'est la lutte politique qui permet non de négocier avec le patronat, mais de le supprimer. Seule cette lutte est offensive et non défensive comme la grève ". Les réunions se succèdent toute la semaine avec la participation des députés parisiens Jules Coutant et Prudent-Devillers. Du 31 décembre au 6 janvier, les grévistes décident d'abandonner leur principale revendication : l'obligation pour le syndicat de signer l'accord. Mais les patrons refusent de reprendre la négociation. Le 14 janvier 1895, les manifestants sont chargés par la gendarmerie pendant le parcours. Le lendemain, le député des Bouches du Rhône Carnaud est arrêté sans ménagement et emprisonné avant d'être remis en liberté deux jours plus tard. Le dimanche 27 janvier, Jean Jaurès vient à Roanne et son éloquence suscite l'admiration. Le 28, il déclare : " chaque fois qu'il a fallu introduire dans la législation un droit aux ouvriers, on a rencontré le mêmes résistances, sous Louis Philippe d'abord avec les droits de vote, sous l'Empire avec les droits de grève. Mais le droit au syndicat passera dans la pratique, comme le droit de vote et le droit de grève y sont passés ". Des soupes populaires sont organisées. La huitième semaine de grève est marquée par la lassitude même si elle est reconduite à l'unanimité. Le 26 février, le comité de grève évoque la nécessité de reprendre le travail. A la chambre, Marcel Sembat fait un historique de la grève tandis que le conseil municipal de Paris propose un don de 10000 francs. Il dépose un amendement à la loi de 1892 relative aux syndicats qui prévoit des sanctions en cas de refus de négociations. Le comité de grève dont les membres sont licenciés demande au groupe parlementaire socialiste de lui envoyer des orateurs pour organiser des conférences payantes au profit des victimes : Pelletan et Chauvière animent un réunion le 2 mars devant 800 personnes.
Les conséquences politiques de la grève générale sont de deux ordres. D'une part, en mai 1895, le Conseil municipal opportuniste vote la désaffection de la Bourse du travail pour la transformer en musée. Selon l'Union Républicaine, 1200 personnes assistent à la réunion présidée par Mayeux lors de laquelle est décidée la construction d'une maison du peuple et la résolution " de balayer aux prochaines élections les bourgeois de l'hôtel de ville ". D'autre part, après la parution du journal socialiste " L'avant-garde " (15) à partir du 5 mai 1895, les socialistes s'investissent dans les batailles électorales. Ainsi Augé et Mayeux se portent candidats respectivement au Conseil Général et au Conseil d'Arrondissement. Les Républicains dénoncent l'anti-patriotisme d'Augé par sa réception du groupe de la jeunesse antipatriotique lors des banquets de son restaurant. Ils soulignent la malhonnêteté de Mayeux suite à l'affaire des 10 %. En effet, ce dernier perçoit des émoluments sur les sommes collectées lors de la quête de la maison du peuple en rémunération de sa fonction de trésorier. Les socialistes cherchent à rassurer les ruraux mais ils sont battus à ces deux consultations malgré des résultats prometteurs en ville. En effet, Augé passe de 1455 voix à Roanne à 2079 voix où il devance son adversaire républicain.
Le coup d'envoi des municipales est donné le 21 mars lors de l'anniversaire de la Commune par Charles Fouilland, ancien adjoint socialiste. En avril, le maire Puy dévoile les axes de la campagne républicaine autour de nouvelles réalisations : 50 becs de gaz, un entrepôt des douanes, l'augmentation du nombre de vieillards secourus et la construction d'un tramway. De plus, il insiste sur leur gestion exemplaire. La campagne électorale est tendue avec la dénonciation d'Augé comme franc-maçon ce qui provoque certaines réticences même chez certains militants socialistes.
II / Les socialistes à l'épreuve du pouvoir et des divisions (1896-1904)
Le 3 mai 1896, la liste socialiste du leader Augé devance avec 3094 voix les républicains qui totalisent 2872 voix et les Réactionnaires qui se retirent au soir du premier tour. Néanmoins, au second tour, Augé l'emporte ; mais sa victoire est limitée car le conseil compte désormais 14 socialistes et 13 républicains. Une louable ouverture d'esprit caractérise leur première mesure : celle d'ouvrir les commissions municipales aux Républicains à parité.
1°) Le premier conseil municipal socialiste (1896-1898)
La nouvelle municipalité réouvre la maison du peuple et alloue une subvention de fonctionnement de 2500 francs par an. Des réalisations à vocation sociale se multiplient : l'ouverture des cantines scolaires, la création du " fourneau économique " (16) , les chantiers communaux pour les sans-travail. S'ajoutent des équipements urbains : le réseau de tramway, l'asile de vieillards, 4 groupes scolaires et le marché couvert. Sur le plan politique, la majorité socialiste est confrontée aux conservateurs et à des divisions internes. L'opposition conservatrice s'avère plurielle. Les Républicains, souvent inactifs et absents, sont conduits par le Docteur Laurent. Ils protestent contre le refus municipal de pavoiser les monuments communaux à l'occasion de la visite du tsar Nicolas II le 6 octobre 1896. Avec la pratique de la chaise vide des minoritaires, les socialistes peuvent examiner leur premier budget sereinement en votant une indemnité de 2500 F au maire. Une tentative d'opposition des catholiques apparaît lors de l'affaire de la fabrique de l'église de Saint-Etienne. Les socialistes refusent de financer les fournitures scolaires des élèves des écoles privées. Enfin, les rapports entre le maire et le préfet de la Loire Grimanelli sont émaillés de nombreux incidents. Lors de la présentation du budget en 1897, l'administration préfectorale formule une douzaine de remarques. Elle refuse au maire l'autorisation de prêter le théâtre au Parti Ouvrier afin de célébrer l'anniversaire de la Commune. Elle s'oppose à la nomination d'employés municipaux socialistes et à la réouverture de la Bourse du Travail. Enfin, elle ne consulte pas le Conseil Municipal pour la date de la distribution des prix de l'école primaire.
Jusqu'en juillet 1897, l'unanimité est complète chez les socialistes au sein du Conseil Municipal et dans le parti. Mais le rapport du second adjoint Bressman relatif au renforcement de la garnison à Roanne les divise. Si les anarchistes sont volontiers antimilitaristes par leur désertion et leurs brochures, les socialistes ont une position plus pragmatique. Certes, Augé ouvre son cabaret aux conscrits antipatriotes. Mais devenu maire, il reprend le projet de l'extension de la garnison développé par son prédecesseur. Il se déclare prêt à verser 300 000 francs au ministère de la guerre, à offrir gratuitement l'eau à la caserne et à payer l'hospitalisation des soldats malades. Le projet est justifié par une augmentation des ventes pour les commerçants et la construction des casernements par les ouvriers. Entre socialistes du Conseil Municipal, cinq l'approuvent contre deux tandis que cinq s'abstiennent. La Jeunesse Socialiste Roannaise fait alors campagne contre la désignation d'Augé aux législatives lors d'une réunion en juillet qui ne mobilise que 200 personnes. Le tribun Jules Guesde approuve les édiles roannais en septembre lors d'une conférence. La position d'Augé suscite cependant des réticences parmi ses camarades au point que sa candidature à la députation est discutée. Le maire est investi finalement par 32 voix contre 27 face à Thibault, notaire de Saint- Polgues et ami de Jules Guesde. En février 1898, est créée la " Fédération socialiste de la Loire " dans laquelle les Roannais sont les plus nombreux. Mayeux, qui ne cessera pas de s'opposer à Augé, en prend la tête.
Lors de la campagne législative en mai, ils sont battus dès le 1er tour mais ont la majorité dans la ville avec 3970 voix contre 2115 à Audiffred et dans le canton de Roanne. Les minoritaires Républicains donnent leur démission le lendemain au Conseil Municipal du 8 juin. Sans doute souhaitent-ils conserver leur " virginité politique " en prévision des élections municipales de 1900.
2°) La municipalité homogène d'Augé (1898-1902)
a) " L'élimination " de Mayeux
Suite à cette démission, des élections complémentaires ont lieu le 19 juin où seule une liste socialiste devait être en lice. Mais la veille, une liste dissidente patronnée par Mayeux surgit. Cette manoeuvre échoue lamentablement : la liste du Conseil Municipal obtient entre 2515 et 2570 voix face à moins d'une centaine de suffrages. Lors de l'élection au Conseil d'arrondissement en août, le parti ouvrier investit le petit entrepreneur Micon qui a obtenu le plus de suffrages aux municipales. Mais Rochet est également un candidat soutenu par Mayeux ! Ce dernier compte 17 voix tandis que le Républicain Thoral est élu avec 3230 voix et Micon enregistre 2678 voix. Aussi l'agglomération Roannaise du POF invite les conseillers fédéraux de la fédération socialiste de la Loire à relever de ses fonctions le délégué secrétaire Mayeux pour ses " manoeuvres louches contre les socialistes de Roanne dans différentes élections ", sous peine de se retirer de la fédération. Ce dernier a sa propre organisation, " L'Union des travailleurs de l'Arrondissement de Roanne ". Le 1er novembre, le comité fédéral approuve la conduite de Mayeux, ce qui entraîne la rupture avec l'Agglomération du Parti Ouvrier Roannais …et la fin des activités de la fédération. Finalement, Mayeux quitte la ville en juin 1899 et Augé a désormais toute autorité sur l'ensemble du parti.
b) De l'affaire Dreyfus à l'affaire Millerand
Les socialistes suivent les consignes de Jules Guesde quant à l'affaire Dreyfus jusqu'en janvier 1898. Pour ce dernier, il n'est pas question de prendre parti dans des querelles internes à la bourgeoisie. Puis les Jeunesses Socialistes de Roanne attaquent violemment le gouvernement et " la juiverie ". Le 27 février, les socialistes réunis à l'hôtel de ville votent un ordre du jour " envoyant au gouvernement et aux militaires qui ont jugé Dreyfus et condamné Zola, l'expression de leur plus profond mépris ". Dès lors, sous l'influence de Jaurès et de la Fédération de La Loire, le Parti Ouvrier Roannais prend la défense de Dreyfus. Ainsi en juin, lors d'une réunion présidée par Buffin, un anarchiste effectue un plaidoyer en sa faveur. L'Affaire (17) demeure à nouveau évoquée dans d'autres réunions publiques en mars et avril 1899 sans toutefois passionner l'auditoire.
L'affaire Millerand divise les députés du POF. Le socialiste Millerand occupe le poste de Ministre du Commerce dans un gouvernement d'Union nationale où figure le général Galiffet, " massacreur de la Commune ". Des parlementaires sont favorables à cette participation comme Jean Jaurès et d'autres totalement hostiles tels Guesde ou Vaillant. Les Roannais se divisent aussi sur la question et en viennent aux mains lors d'une partie de boules en juillet 1899. Les délégués de Roanne votent contre les amendements de Guesde au congrès de Japy en décembre 1899. Mais la fusillade de Chalon sur Saône en juin 1900 incite les socialistes roannais à s'opposer à toute " participation à un gouvernement bourgeois ". Darancy, leur délégué, soutient cette opinion aux 3 congrès de 1900. En pratique, l'attitude est plus ambiguë car le maire Augé attend beaucoup du ministre Millerand.
c) L'administration Augé
Après les élections de 1898, le Conseil Municipal entend obtenir du pouvoir central un appui contre le préfet Grimanelli. Mais la petite guerre avec celui-ci se poursuit jusqu'en septembre 1900 avec notamment l'affaire de la suspension d'Augé. En 1898, le maire a traité le commissaire de police de " misérable ", ce qui lui a valu une amende de 200 francs et une suspension de 2 mois décidée par le représentant de l'Etat. Ce dernier impose un troisième commissaire de police et le scrutin de quartier voté par le Conseil Général. L'approbation du projet de tramways traîne en longueur mais la pose des rails débute le 20 mars 1900. Augé obtient du ministre du commerce Millerand la transformation de l'Ecole Supérieure Professionnelle en Ecole Pratique d'Industrie malgré les protestations de l'inspecteur d'Académie. En 1900, deux changements dans le mode de scrutin des élections municipales interviennent. D'une part, on passe de 27 à 30 conseillers municipaux suite à la hausse de la population dont l'effectif s'élève à 34500 habitants en 1901. D'autre part, le scrutin de quartier aux élections municipales change les règles de calcul dans la mesure où la majorité des sièges peut être obtenue sans celle des suffrages. Ainsi les deux sections conservatrices du centre-ville élisent 17 conseillers sur 30. Les opportunistes tentent d'effrayer les commerçants et assurent que le bilan des sortants est nul. Les socialistes répliquent par la diffusion d'un rapport sur la gestion et les réalisations durant le mandat.
Le 6 mai 1900, les Roannais réélisent massivement les sortants puisque les socialistes devancent leurs adversaires dans tous les quartiers et 29 d'entre eux sont élus au premier tour. Le trentième conseiller est un socialiste sans concurrent. Ils sont même majoritaires dans la section du tribunal qui ne leur avait jamais accordé la majorité.
3°) L'éclatement du POF (1901-1904)
Le remplacement du préfet Grimanelli par Mascle, Radical et hostile aux républicains modérés, permet la réouverture de la Bourse du travail dont l'inauguration a lieu le 13 janvier 1901. Augé se présente aux élections cantonales en juillet 1901 avec le programme du parti ouvrier, ce qui suscite les attaques républicaines. Le maire est élu avec 4432 voix contre 3165 à Fortier-Beaulieu, grâce aux bons scores obtenus à Roanne et Riorges. Après une campagne législative agitée, Audiffred n'est pas élu député au premier tour comme à l'accoutumée mais arrive nettement en tête (10 768 voix contre 8 271). Entre les deux tours, le maire de Roanne se déclare par opportunisme favorable à la participation ministérielle. Mais ces manoeuvres échouent : le parlementaire sortant l'emporte une nouvelle fois avec 12 723 voix contre 8966. Toutefois, les socialistes arrivent en tête à Roanne avec 4693 voix contre 3020 suffrages. Les relations apaisées entre l'administration et la mairie ne doivent pas occulter les enjeux idéologiques, les divisions irréductibles au sein du mouvement socialiste et les tensions politiques inhérentes aux élections.
a) L'anticléricalisme et la querelle scolaire
Dès 1891, Paul Laffargue déclare aux Roannais que la " séparation de l'Eglise et de l'Etat, est un joujou pour député en mal de réélection ". Cependant, on ne peut ignorer que le matérialisme du marxisme ne peut être accepté par l'Eglise. C'est aussi la raison pour laquelle le laicisme socialisme ne peut s'expliquer par l'intervention des loges maçonniques qui ne dominent pas l'organisation socialiste (18) . Cet anticléricalisme a connu plusieurs épisodes. Pendant la grève de 1894-1895, " l'Echo des Baraques " du faubourg Mulsant, d'inspiration patronale et catholique, publie trois numéros sur le sujet " les Socialistes et la Religion ". En février 1897, le vicaire de Saint-Anne se dépense sans compter pour pénétrer dans les milieux ouvriers. Mais sa réunion est sabotée par les socialistes. Lors des législatives de 1898, un orateur du POF stigmatise " l'alliance du sabre et du goupillon " tandis qu'un autre accuse l'Eglise de " tromper les travailleurs pour les éterniser dans l'esclavage ". En mai 1901, Augé préside une réunion de Pressensé contre le nationalisme et le cléricalisme. Ce mouvement anticlérical développe le nombre de ses adhérents comme la Libre Pensée ou connaît l'émergence de nouveaux groupes tels la Ligue des droits de l'homme. Fondée le 2 août 1900 par Lauxerois, cette association passe de 30 adhérents à 273 en décembre puis 350 en 1902 et 650 en 1903. Ces deux organisations sont assez liées aux Socialistes qui prennent des cartes pour le banquet régional de la Libre Pensée en août 1903. Cette influence grandissante de l'anticléricalisme a tendance à occulter l'identité socialiste dans le mouvement ouvrier. A l'intérieur du conseil, les socialistes rivalisent parfois de surenchères, par exemple lorsqu' ils réclament de débaptiser les rues faisant référence à la religion. Si l'Agglomération du Parti Ouvrier n'interdit pas le port de la soutane au clergé, l'anticléricalisme s'accentue jusqu'au premier conflit mondial. Une contre offensive de l'Union des femmes catholiques et des partis politiques bourgeois aboutit à la naissance de " l'Association Républicaine anti-collectiviste " qui regroupe tous les catholiques.
La querelle scolaire est ravivée par la campagne engagée en faveur des congrégations menacées par la loi de 1901. Ainsi les Maristes continuent d'enseigner dans les espaces ruraux, ce qui entraîne des poursuites. Mais les magistrats emploient tous les procédés dilatoires possibles et les accusés ne sont frappés que de peines de principe. Les directeurs des écoles chrétiennes reçoivent un traitement annuel de 800 francs par les cléricaux. Une offensive vigoureuse soutenue par l'Eglise s'engage alors contre l'école publique.
b) La scission socialiste (1902-1904)
Si l'anticléricalisme rassemble les militants, il n'en va pas de même pour la doctrine socialiste. En août 1902, Darancy (19) est exclu de l'Agglomération du Parti Ouvrier et ses délégations d'adjoint lui sont retirées. Au congrès d'Issoudun du POF en septembre 1902, l'APO est dissoute et les adhérents doivent signer une déclaration de soutien à la ligne nationale. Le refus des partisans d'Augé donne naissance à l'Agglomération Roannaise du Parti Socialiste (APS) tandis que Darancy et Michel (20) constituent la nouvelle section sous le nom de Parti Ouvrier de Roanne (PODR) le 30 septembre à la bourse du travail. La rivalité entre les deux organisations s'exerce lors de la grève générale des tisseurs d'octobre à novembre1902, provoquée par la question du travail du samedi soir. Après la scission, 20 Conseillers Municipaux sur 27 se rangent derrière Augé. Les opposants au maire sont élus par les faubourgs comme Darancy et Ronzier à Mulsant, Durantin, Choraime, Texier à Clermont. Parmi les membres du Parti Ouvrier, Michel est une recrue de choix car il connaît le marxisme et devient donc le porte-parole. Il se voit privé de son emploi de bibliothécaire au moment de son engagement en faveur de Darancy puis quitte Roanne en décembre 1903. En 1904, revenu à Roanne, il attaque les deux listes socialistes en présence. S'ajoute l'appui des coopérateurs socialistes comme Dauphin, Barberet et Calais. Mais le PODR perd L'avant-garde détenue par Augé. En février 1903, le mouvement compte 250 membres mais les réunions ne groupent qu'une cinquantaine de présents et les responsables se plaignent du peu de travail réalisé. La lutte contre l'APS se mène sur trois terrains : les réunions publiques, les campagnes de presse et la compétition électorale.
En décembre 1902, Augé effectue un compte-rendu de mandat à la bourse du travail tandis que Michel lui donne la réplique sans succès. Darancy démissionne de sa charge d'adjoint pour " des excédents de recette dissimulés ". Cette démarche s'avère maladroite et ses amis n'organisent plus de réunions contradictoires. Avant les élections municipales de 1904, le groupe organise en mars une réunion rassemblant seulement 180 personnes alors que celle d'Augé, une semaine auparavant, accueillait 1000 personnes. S'agissant des campagnes de presse, le PODR utilise Le peuple de la Loire de Saint-Etienne pour des attaques contre les Roannais mais sa diffusion reste confidentielle, environ 90 exemplaires. Aussi la situation financière du journal de Delmores reste préoccupante, ce qui entraîne sa disparition fin novembre 1903. Enfin, les élections municipales de 1904 font apparaître un désaccord stratégique. En effet, si les membres du PODR sont favorables à la présentation de candidats, un conflit surgit quant à l'attitude à adopter au second tour. Dans un premier temps, la majorité du groupe (37 voix contre 7) souhaite un maintien dans la compétition car " Augé est assimilable aux opportunistes ". Mais les socialistes révolutionnaires se rendent compte que cette stratégie est très mal comprise par l'électorat et qu'ils risquent de paraître comme faisant le jeu des Républicains. Aussi prennent-ils la décision de ne présenter que la seule candidature de Darancy comme " candidature de principe " qui ne pourra pas entraîner de victoire opportuniste. Darancy attaque seul la municipalité contre l'ajournement de la création d'un asile de vieillard, promis depuis 12 ans. Il finit par ne plus assister aux séances du conseil municipal mais Augé diminue le nombre de séances publiques.
Le maire s'efforce de remplacer les cadres fidèles au POF. Ainsi Anthème Simon, ancien rédacteur du Peuple de Lyon, rédige des articles pour l'Avant-garde et devient bibliothécaire puis sous-secrétaire de mairie au début de l'année 1903. Le maire s'entoure aussi d'un professeur muté à Roanne en octobre 1904, Gustave Thery, qui multiplie les conférences anti-cléricales. Des orateurs de la fédération socialiste de la Loire comme Briand et Sagnol animent aussi les activités partisanes. Ces réunions rassemblent plus de 1000 personnes.
Sur le plan municipal, Augé peut compter sur la bienveillance de l'administration et du gouvernement pour les subventions en faveur de l'école pratique, l'installation de la caserne et la venue du ministre radical Trouillot lors du 50ième anniversaire de L'Union Roannaise, société de secours mutuel, en mai 1904. Quelques questions restent conflictuelles avec le préfet : la construction du marché couvert dont le coût reste onéreux et l'imposition d'un troisième commissaire. Les projets s'avèrent nombreux : création d'une crèche, réalisations scolaires, naissance d'une Harmonie municipale suite à une dispute entre la fanfare à direction opportuniste et la mairie. Une politique anti-cléricale se poursuit avec une dotation à la bibliothèque de la société de la Libre Pensée, la création d'une rue Ernest Renan, le refus de réparer le clocher de l'église Saint-Etienne et de rouvrir les écoles des congrégations.
c) Un nouveau succès aux élections municipales de 1904
Les Républicains n'osent pas attaquer directement les Socialistes. Leurs tracts contiennent des allusions aux deux thèmes principaux de la campagne : la lutte contre la création de l'Harmonie municipale et la défense du petit commerce contre les coopérateurs socialistes. Quant à l'ancien adjoint Drancy, il prône la lutte des classes et accuse le maire " d'obéir à un mot d'ordre donné par la franc-maçonnerie ". La liste conduite par Augé est réélue dès le premier tour avec 58,4 % des suffrages exprimés. Les opportunistes regroupent 30 % des inscrits contre 23,5% en 1900. Darancy ne recueille que 299 voix soit 3,8% des exprimés et s'éloigne définitivement de la vie politique. Ce troisième mandat de Joanny Augé illustre l'enracinement socialiste à Roanne. Cela récompense aussi la ténacité d'un homme engagé dans la vie municipale depuis 1888, sous la bannière alors radicale. Candidat successivement battu aux législatives de 1888, 1893, 1898 et 1902, il réussit enfin à devenir le premier député socialiste roannais à une élection partielle en février 1905. Il exerce son mandat parlementaire sur une courte durée dans la mesure où il échoue en 1906 dans une circonscription en majorité rurale et conservatrice. Mais le mouvement socialiste a surmonté ses divisions grâce à une structure, une expérience de la gestion municipale et une audience plus large.
III / Essai d'une sociologie socialiste Roannaise
Depuis le Congrès de Roubaix de 1884, la cité aux cent cheminées compte parmi la douzaine de noyaux actifs du Parti ouvrier avec Lille, Roubaix, Calais, Saint-Quentin, Reims, Paris, le bassin Montluçon-Commentry, Alès et Bordeaux.. Déjà s'affirme la primauté des centres textiles. Mais le morcellement du socialisme français et l'absence d'une direction nationale (21) ne facilitent pas une expansion électorale. Force est de constater que le Parti ouvrier ne dispose d'aucun modèle, d'aucune expérience sur lesquelles s'appuyer. Enfin, les tendances autonomistes du mouvement socialiste se nourrissent des traditions historiques comme la Commune. Elles souffrent également de la grande diversification et de la faible concentration d'une classe ouvrière dont la culture politique reste superficielle. Aussi le Congrès de Lille en octobre 1890 constitue le moment où le parti se dote d'une constitution intérieure définitive et exige de chaque militant une adhésion à la chambre syndicale de sa corporation. Pour autant, l'organisation d'un parti ouvrier soulève des problèmes variés et complexes : la marge de liberté des militants, leur éducation politique et idéologique et le lien avec les masses travailleuses afin de les gagner à l'idéal collectiviste.
1°) Structure et acteurs du parti
a) Le fonctionnement
La structure du Parti Ouvrier Roannais nous est connue par un seul rapport (22) dont le schéma ci-dessous en résume les modalités en février 1891 :
N.B : chaque groupe territorial est composé d'un secrétaire et d'un trésorier. En 1891, parmi eux, les professions sont tisseurs ou gareurs et deux sont conseillers municipaux.
La structure du POF de Roanne en 1891
Dans chacun des cinq quartiers, les groupes sont chargés de communiquer à la classe ouvrière " les résolutions prises, les brochures, journées et livres reçus ". Le rapport précise aussi que des assemblées générales de quartier sont convoquées afin de rendre compte à tous les socialistes des travaux exécutés, de la situation financière et des projets municipaux. " C'est par ce procédé qu'ils obtiennent une discipline ferme et que, quand un mot d'ordre est sonné, il est exécuté par tous, membres ou non des divers groupes ". L'ensemble des forces est évalué " approximativement à 2700 voix ".
Cette organisation dut se maintenir jusqu'à la fin du siècle et le " groupe du centre " se fixa vraisemblablement chez Augé comme l'indiquent de nombreux rapports de police en 1895 et 1896. Deux constats ressortent de ces renseignements donnés par les socialistes Roannais. Tout d'abord, le POF compte un nombre modeste de militants, environ 130. Ces effectifs évoluent à 200 en 1896 puis 190 en 1900. Or les socialistes détiennent la mairie depuis 1896. Aussi peut-on en conclure qu'une politique de recrutement systématique ne fut pas poursuivie. Ensuite, les responsables du parti en 1891 sont des inconnus. Les " ténors " du mouvement comme Butty, Delmores ou Fouilland sont absents. En fait, trois niveaux distincts de responsabilité émergent : l'appareil du parti proche des syndicats, les élus et les responsables de la lutte idéologique, avec la presse notamment. Notons d'ailleurs qu'après la scission de 1902, ce schéma demeure reproduit même si ces trois sphères de responsabilité peuvent se chevaucher. L'appareil est le moins connu en raison de l'intérêt de la presse et de la police pour les actions spectaculaires. L'itinéraire d'un homme d'appareil comme le tisseur Durantin illustre le système d'organisation du parti Roannais :
1882 Direction du groupe de jeunesse socialiste à 22 ans
1889 Mariage avec la fille d'un conseiller municipal socialiste
Secrétaire du Conseil d'Administration de la société coopérative " La Solidarité "
Adhérent au groupe du faubourg du POF et au syndicat des tisseurs
1891 Mis à l'index à la suite d'une grève puis employé dans la mairie radicale-socialiste
1892 Révocation par la municipalité Républicaine. Colporteur en journaux et correspondant de la presse socialiste de Lyon
1896 Principal animateur du conseil local et animateur du conseil de surveillance de la municipalité
1898 Membre du bureau de la fédération socialiste autonome de la Loire
1900 Conseiller municipal au faubourg Clermont surnommé " le maire du faubourg ". Rapporteur sur la question des congrégations.
1901 Pressenti aux élections départementales par le parti si Augé n'applique pas le programme du parti.
Enfin, il convient d'ajouter deux autres structures. A partir d'octobre 1898, est créé un " comité permanent de vigilance " pour toutes les tendances socialistes afin de mobiliser l'opinion publique par des meetings voire des manifestations de rue. D'inspiration guesdiste, cette unité d'action vise à renforcer le courant unitaire en province. D'autre part, le " conseil de surveillance " (23) de la municipalité semble n'avoir plus qu'une existence formelle à partir de 1898 avant de disparaître sous la seconde mandature d'Augé.
b) La composition sociale des adhérents
Source : C.Willard, op.cit., p 278 et p 508
Les catégories socioprofessionnelles des adhérents du POF à Roanne en %
Ces statistiques sont à interpréter avec beaucoup de précaution pour trois raisons : la difficulté de connaître les professions des adhérents avec précision, les mises à l'index des ouvriers actifs et la faiblesse de l'échantillon (une centaine d'adhérents pour Roanne). Ces réserves faites, on constate un certain "embourgeoisement " du parti avec une proportion de commerçants en hausse. L'influence et la politique municipale de Augé, cabaretier, l'expliquent en partie. Avec la gestion municipale, tout se passe comme si s'opérait une transformation d'un parti d'ouvriers textiles en un parti plus composite socialement.
c) Les formes de financement
Le rapport de 1891 indique : " de ramasser les cotisations au moyen de listes de souscriptions dont les membres des groupes de quartiers sont porteurs en permanence et qu'ils présentent à leurs camarades ne faisant pas partie du groupe, afin que ceux-ci participent, selon leurs moyens, aux frais de toute nature résultant de la propagande ". La cotisation est fixée à 30 centimes par mois dont la moitié est versée au Conseil Local et l'autre affectée au trésorier de chaque groupe. Le même principe s'applique pour l'argent recueilli avec les listes de souscription chez les sympathisants. Leur produit donne des résultats variables assez considérables mais réguliers. Ainsi, le premier adjoint Fouillant reçoit du parti une allocation mensuelle de 100 francs car seul le maire est indemnisé par l'Etat. Les syndicats sollicitent aussi les ouvriers pour soutenir les grèves. Le parti compte sur le bénéfice des banquets ou des réunions publiques. A cet égard, la venue des députés à la salle de Venise attire non seulement un grand nombre de personnes mais aussi un coût gratuit pour le déplacement ferroviaire. En période électorale, de vastes souscriptions sont lancées. Une partie des bénéfices de la coopérative " La Solidarité " est reversée pour la propagande. Les militants aisés prennent aussi en charge une partie des frais, au moins sous la forme d'avance. Des méthodes plus originales de financement existent tel " le savon du parti ouvrier " en vente chez un conseiller municipal en 1896.
Cependant, toutes ces recettes ne suffisent pas au parti afin de payer des permanents ou rivaliser avec ses concurrents réactionnaires et républicains dans le domaine de la propagande.
2°) L'activité militante
a) Les conférences-débats des orateurs extérieurs
" Parti instructeur ", le POF met au premier rang de ses préoccupations l'élévation du niveau politique des ouvriers et de ses militants. Ces réunions sont le seul lien permanent entre les membres de la direction nationale et les militants de province car la presse nationale du POF ne demeure pratiquement pas diffusée. La plupart des leaders socialistes comme Guesde, Jaurés font étape à Roanne. La presse s'en fait l'écho de manière irrégulière. Les sujets d'actualité sont traités comme le boulangisme en 1888, Fourmies en 1893 ou " l'affaire Dreyfus ". Des conférences plus théoriques sont prononcées comme la révolution en Allemagne ou le militarisme par Jules Guesde. Seules quelques réunions d'orateurs donnent lieu à des comptes-rendus précis de la presse. Ainsi Paul Laffargue, gendre de Marx et récemment élu député à Lille, est écouté par plus de 500 personnes en décembre 1891. Il traite de l'anti-cléricalisme et du suffrage universel. Entre 1888 et 1903, 67 des 97 réunions publiques accueillent un conférencier ce qui montre l'importance de la formation idéologique.
b) Les réunions " publiques et contradictoires " de l'Agglomération
Les militants roannais abordent souvent les soutiens aux grévistes et l'anticléricalisme dans un tiers de leurs réunions. Celles-ci se déroulent selon un " rituel " bien établi à la salle de Venise. L'annonce s'effectue par voie d'affiche ou de tract. Sont indiqués les sujets traités, les animateurs, la date, l'horaire, le prix d'entrée fixé à 0,20 franc mais gratuit pour les femmes. Ces rassemblements débutent souvent avec un certain retard. On élit d'abord un bureau composé d'un président chargé de distribuer la parole, de deux assesseurs et un secrétaire. Parfois, une personnalité attaquée est nommée président d'honneur. Le bureau assume la responsabilité de la bonne tenue des débats et même des discours prononcés. Il peut être poursuivi au même titre que les orateurs. La réunion s'achève par l'adoption d'un ordre du jour. Une résolution finale proposée par le président est alors mise aux voix.
c) Les rassemblements " anniversaires "
L'anniversaire de la Commune est commémoré chaque année par les socialistes et les anarchistes, souvent séparément. En général, la cérémonie n'a pas lieu le 18 mars mais le samedi ou le dimanche suivant. Elle comprend une conférence plus ou moins étoffée selon la collaboration d'un orateur connu, un concert puis un bal. Ces festivités apparaissent très suivies. Ainsi le cercle catholique de la rue Hoche organise une réunion afin " d'empêcher ses adhérents trop libres de se rendre à la Bourse du Travail " où les amis d'Augé fêtent l'anniversaire de la Commune. Pour le premier mai, l'assistance ne semble pas très nombreuse aux réunions, mise à part les deux premières années. Cette journée revendicative prend plus la forme d'une journée de vacances selon l'Union républicaine. D'autres formes de propagande sont avérées. A l'occasion de l'enterrement civil d'un leader socialiste, une foule nombreuse suit le cortège jusqu'au cimetière. Un drapeau rouge est arboré et des discours prononcés. Les affiches, les tracts et même les chansons sont les outils de propagande utilisés lors des campagnes électorales.
3°) Les campagnes municipales socialistes (1892-1904)
a) L'offre électorale
D'après les bulletins de vote (24) , la composition socioprofessionnelle des 27 candidats de la liste socialiste est la suivante :
Tandis que les ouvriers représentaient 44 % de la liste en 1892, leurs effectifs diminuent de moitié en 1896 (malgré le secrétaire de la fédération des syndicats) au détriment des commerçants. Cet " embourgeoisement " constaté pour les adhérents se retrouve chez les colistiers d'Augé avec le président de la chambre syndicale des entrepreneurs élu de 1896 à 1904. S'agissant du renouvellement des listes socialistes, 70 % des élus socialistes sont reconduits aux élections de 1900 et 66,6 % en 1904 comme le montre le tableau :
* Il y a 27 candidats par liste en 1892 et 1896 puis 30 en 1900 et 1904
A l'instar du maire Augé, 9 socialistes effectuent trois mandats consécutifs après la victoire de 1896. Parmi eux, un seul est ouvrier et 7 tiennent un commerce. Il s'agit donc bien d'un processus de " notabilisation " municipale.
b) Evolution des scrutins municipaux (1888-1904)
Le nombre des inscrits augmente considérablement entre 1888 et 1904 puisqu'il passe de 6360 à 10 306 électeurs. Cette hausse de 38,3 % demeure fluctuante et s'explique par la croissance démographique entre 1870 et 1880 liée à la fermeture du marché français aux tissages de l'Alsace-Lorraine occupée. La participation croît pendant ces seize années, sauf en 1900, en raison du désintérêt de l'électorat réactionnaire. En effet, aucune liste conservatrice n'est présente. La part de l'électorat socialiste augmente constamment de 1892 à 1900 puis reste stable. Cette forte hausse de 22 à 37 % des inscrits de 1892 à 1896 provient d'un apport de voix républicaines et d'une mobilisation des abstentionnistes. (De 34 %, leur nombre chute à 26 %).
Spatialement, les zones de force socialistes se situent dans les faubourgs. Le faubourg Clermont constitue le bastion le plus sûr des socialistes qui y obtiennent toujours la majorité des votants, comme pour le faubourg Mulsant en 1896. Au centre ville, les suffrages socialistes de 1892 sont en diminution d'un tiers par rapport aux résultats radicaux-socialistes de 1888 à la section de l'hôtel de ville et de 28 % à la section du tribunal. La progression s'avère plus difficile dans cette dernière section où ils obtiennent avec 51,6 % la majorité des suffrages par rapport à l'Hôtel de ville (57,6 %). En 1904, les résultats sont homogènes dans les deux sections qui confèrent la majorité absolue aux sortants.
Au terme de cette brève étude, il apparaît que le parti socialiste Guesdiste naissant s'est transformé en un parti réformiste à Roanne. Ce processus n'est pas propre à la cité ligérienne. Comme le note Claude Willard, " les carriéristes, les militants que les ambitions et querelles personnelles obnubilent au point de perdre de vue, comme à Calais ou à Roanne, la grandeur de leur cause, provoquent découragement et désaffection ". Au fond, les socialistes Roannais préfigurent cette orientation bientôt suivie par les autres guesdistes qui adhèrent massivement à la Section Française de l'Internationale Ouvrière bientôt dominée par Jaurès. Cette mutation s'avère liée à deux affaiblissements : la conscience de classe et la liaison entre élus socialistes et ouvriers. En effet, sur le plan idéologique, le POF affirme son antagonisme de classe de 1888 à 1895, soit en raison de la concurrence avec les radicaux, soit à cause de l'intransigeance patronale lors de la grève de 1895. Mais cette opposition à la bourgeoisie capitaliste s'atténue ensuite. Dés lors, l'adversaire apparaît moins sous la forme collective de la classe bourgeoise que sous la forme d'individus à combattre tels que le préfet, le député Audiffred, les opportunistes ou les cléricaux. La connaissance des théories socialistes reste très superficielle et la vulgate marxiste véhiculée par les Guesdistes n'est pas de nature à pallier cette insuffisance. Cette faiblesse politique réside aussi dans la virulence d'un anti-cléricalisme qui divise le mouvement ouvrier : le catholicisme reste assez prégnant dans un monde ouvrier issu du monde rural, notamment dans sa composante féminine. A cette conscience de classe superficielle, s'ajoute la rupture du lien entre le parti et les ouvriers. Avant 1898, les élus socialistes font adhérer les masses ouvrières à leurs projets et mettent en oeuvre des propositions qui émanent du Comité de Surveillance comme la création de la Bourse du Travail. Puis les syndicats qui voient leurs effectifs faiblir nettement s'éloignent du Parti Ouvrier. Malgré leur confiance réaffirmée aux élections municipales de 1902, les ouvriers se sentent de moins en moins concernés par les questions politiques et semblent moins s'impliquer comme force de proposition. Ce caractère délégataire s'explique principalement par les querelles de personnes qui ont émaillé l'histoire du parti socialiste. Au tournant du siècle, la faiblesse du militantisme et la notabilisation des élus Roannais conduisent à resserrer la vie politique autour d'un noyau municipal. Il semble que la définition des enjeux de la cité se fasse en dehors de la participation ouvrière.
[1] Alain Bergounioux, Gerard Grunberg, L'ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, 2005.
[2] « Le socialisme saisi par l'institution municipale (des années 1880 aux années 1980). Jeux d'échelles », thèse de science politique, sous la direction de Frédéric Sawicki, Université Lille 2, 2001.
[3] Rémi Lefebvre, « Le socialisme français soluble dans l'institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle : Roubaix (1892-1983) », Revue française de Science Politique, 54 (2), avril 2004, p 237-260.
[4] Bernard Guiffault, « L'industrialisation de Roanne et du Roannais au XIXe siècle », dans Centre d'Etudes Foréziennes, Le Roannais : une région ? Un pays ?, Saint-Étienne, Publications de l'Université, 1993, p 139-150.
[5] Rémi Lefebvre, op.cit.
[6]Jean-François Martinon, Le mouvement ouvrier à Roanne entre 1888 et 1904, essais d'appréhension d'une pratique politique, S.E, ronéotés, 2 Vol., 1972, 216 p.
Marcel Goninet, Histoire de Roanne et sa région, Roanne, Horvath, T.2, 516 p.
Claude Willard, Les Guesdistes : le mouvement socialiste en France (1893-1905), Paris, Ed. Sociales, 1965, 770 p.
Je remercie le personnel de la section patrimoine de la Médiathèque de Roanne pour sa disponibilité.
[7] Auguste Blanqui (1805-1881) passa une grande partie de sa vie en prison par ses oppositions à la monarchie de juillet puis au Second Empire. Arrêté en mars 1871 puis interné à Clairveaux, il ne peut participer à la commune dans laquelle ses partisans jouent un rôle important. En avril 1879, il est élu à Bordeaux mais invalidé.
[8] Jean-Honoré Audiffred (1840-1917) est élu député de la circonscription de Roanne sans discontinuité de 1879 à 1904 avant d'occuper le mandat de sénateur jusqu'en 1917.
[9] Jules Guesde se rend souvent chez son ami Maître Thibault, notaire à Saint-Polgues.
[10] Charles Fouilland a été l'un des fondateurs en 1876 de la Chambre Syndicale des Travailleurs réunis puis de la Fédération collectiviste des travailleurs roannais. Elu au Conseil Municipal en 1884, il est membre permanent du Parti Ouvrier Français en 1890 et secrétaire du syndicat des tisseurs. Les attaques de son collègue adjoint Butty le pousse à quitter Roanne.
[11] Comme l'indique Claude Willard, il reste 86 délégués à Saint-Etienne mais « nombre de mandats émanent d'organisations plus ou moins fictives ou éphémères ».
[12] En 1889, les deux adjoints Radicaux démissionnent. L'un, Laffont se discrédite par ses intrigues mais doit s'incliner devant l'autorité d'Auboyer renforcée par sa victoire aux élections générales de 1889. L'autre, Guillermet est accusé d'avoir favorisé un parent lors d'une adjudication municipale.
[13] Les tisseurs voient leurs salaires revalorisés malgré des licenciements et les teinturiers obtiennent la suppression des heures supplémentaires le dimanche et 10 heures par jour.
[14] Ce tisseur analphabète à 20 ans devient imprimeur à 40 ans. En 1882, il quitte le groupe anarchiste « Le Révolté » dont il a été membre fondateur pour rejoindre le Parti Ouvrier Français.
[15] La rédaction précise dans son premier éditorial les objectifs du journal : la défense des idées démocratiques et des intérêts de classe, la dénonciation des atteintes à la liberté de conscience et des intrigues de police, le soutien aux améliorations locales. La ligne politique repose sur les décisions des congrès nationaux et internationaux du POF dont elle entend vulgariser le programme et maintenir l'union des organisations ouvrières.
[16] Il s'agit d'un restaurant bon marché où les ouvriers peuvent manger ou emporter des plats à bas prix.
[17] A droite, les Républicains sont anti-dreyfusards sans exaltation. Les Cléricaux exploitent « l'Affaire » comme l'Action Française qui collent en 1906 des affiches avec en titre « Appel au pays ; la loi faussée par la Cour de Cassation pour réhabiliter le juif Dreyfus ». L'antisémitisme sévit à droite lors d'une conférence donnée en 1907 par le rédacteur de la « Libre Parole » et présidée par l'avocat des Comités Catholiques Chassain de La Plasse, soutien du député Laurent.
[18] Si Augé et Lauxerois sont francs-maçons, certains socialistes expriment une grande défiance vis-à -vis des loges. Lauxerois est membre de la loge des Ecossais, conseiller municipal depuis 1896 et fondateur de la Ligue des Droits de l'Homme. Ajoutons qu'au congrès de la Fédération Socialiste Unifiée de la Loire en février 1912, ce débat surgit. Les délégués de Roanne estimèrent que « le parti avait tort de perdre son temps à discuter de telles questions » et ils furent suivis.
[19] Stéphanois d'origine, cet ouvrier tourneur s'établit à Roanne en 1894 suite à une grève à Macon. Elu premier adjoint en 1896 et délégué aux congrès du POF de 1896 à 1900, il siège au conseil national entre 1901 et 1902, date à laquelle il se rapproche des « coopérateurs socialistes ».
[20] Rédacteur du Peuple de Lyon où il est entré sur la recommandation de Guesde, il arrive à Roanne en 1896 comme bibliothécaire et sous-secrétaire de mairie. Principal collaborateur de l'avant-garde, il est le théoricien et le porte-parole du POF. Il est délégué à la réunion de fondation de la Fédération Autonome de la Loire en novembre 1900.
[21] « Nous sommes désorganisés, sans aucun lien entre nous ; et cependant, sur tous les points de France, il existe un mouvement réel qui s'est déjà manifesté par la formation d'éléments socialistes, de création pour ainsi dire spontanée. Et ces noyaux sont considérables et ont une action propre importante », écrit Paul Lafargue, le 16 octobre.
[22] Archives Départementales de la Loire, 10 M95 (26)
[23] Le « Conseil de Surveillance », constitué de militants, exerçait un contrôle des élus et pouvait intervenir en amont sur les projets municipaux. Les archives restent à ce jour silencieuses sur son fonctionnement et sa composition.
[24] Archives Municipales, 6 M42 1892, 1896