
Claude Liogier, ouvrier forgeron, militant syndical et politique, journaliste et écrivain
Il y a un peu plus de trente ans, mes fonctions syndicales m'avaient déjà amené à Montbrison pour y discuter, avec trois Maîtres Imprimeurs de la ville, de l'application des ordonnances "Parodi" concernant la classification de la main d'oeuvre et la remise en ordre des salaires, après la mise au rebut des dispositions de la "charte du travail" édictée par le gouvernement de Vichy. Je ne pensais pas, alors, avoir à y revenir aujourd'hui, pour m'entretenir avec vous d'un sujet quelque peu différent sur lequel j'aimerais limiter cette causerie, car je dois vous dire tout de suite que je suis bien incapable de développer, ici, une sorte de conférence magistrale sur l'Histoire du mouvement ouvrier.
Pour rester dans le cadre de mes possibilités, je vous raconterai donc l'histoire de ce livre que j'ai écrit, sans en être tout à fait l'auteur. Ce livre n'est en fait qu'un modeste témoignage de fidélité à un quart de siècle d'amitié. C'est pourquoi je n'ai pas voulu le signer de mon patronyme, mais seulement de mon prénom accolé à celui de mon camarade, Claude Liogier, qui préparait, lui, avant que la mort ne vienne le surprendre, un ouvrage d'une autre dimension dont, à coup sûr, le mien n'est qu'un pâle reflet.
Bien connu à Saint-Etienne et surtout dans la vallée de l'Ondaine, il l'était sans doute moins à Montbrison, sauf peut-être des militants syndicalistes. C'était d'abord un forgeron. Puis un journaliste et aussi un écrivain, mais un vrai, lui, qui savait manier le langage du peuple pour raconter sa vie avec son poids de misère, de luttes, de révoltes, mais aussi avec son espoir. Sorti de l'Ecole Professionnelle de Firminy, avec un C.A.P. de forgeur, il s'était d'abord initié dans plusieurs petits ateliers à une forme de travail, à la manière artisanale, qui lui faisait revendiquer, bien haut, la qualification de forgeron dont il était très fier, jusqu'à son service militaire. Il avait ensuite travaillé aux usines Verdié, devenues Creusot-Loire. Dès 1923, c'est à dire peu après la naissance du "Parti", il fondait à Firminy une section des "Jeunesses Communistes". C'est sans doute la raison pour laquelle il ne retrouva pas son emploi au retour du régiment.
Il part alors à Paris travailler chez Citroën. Il fera par la suite un séjour en U.R.S.S., fin 1928 début 1929 au titre de correspondant ouvrier avant d'entrer en 1930 à la rédaction de "L'Humanité". En 1932, il est arrêté pour son activité au Parti Communiste. On le retrouve en 1935 aux Aciéries de Chatenay-les-Forges, territoire de Belfort, où il mène la lutte au moment du Front Populaire et des grèves de 36. Revenu chez Citroën, il y est aussitôt élu secrétaire syndical d'entreprise et y demeure jusqu'à la guerre.
Couverture de l'ouvrage. La photo nous montre une vue de la manifestation du 27 mai 1977 à Saint-Etienne. Le livre donne quelques éléments supplémentaires concernant Liogier. Il est né à Saint-Julien-Molin-Molette où son père gérait une boulangerie. La famille s'installa ensuite à La Ricamarie, pour y tenir une boulangerie, en face de la statue de Michel Rondet. L'ouvrage "Michel Rondet" fut traduit en tchèque, en polonais et en chinois.
C'est en 1937 que Claude Liogier publia, sous le pseudonyme d'André Philippe sont premier livre, "L'Acier", qui obtint le prix "ciment" remis par Renaud de Jouvenel en présence d'Aragon. Cet ouvrage, qui connaissait un très grand succès, sera mis au pilon, même en zone dit libre, par la censure. Il est aujourd'hui introuvable. J'en possède un exemplaire dont la dédicace me le rend d'autant plus précieux. Durant l'Occupation, Philippe, comme nous avons toujours continuer à l'appeler, travaille dans une scierie propriété d'un ami. Il adhère au Mouvement de Libération "Front National" et diffuse sous le manteau "Les Lettres Françaises". A la Libération, il fait naturellement partie de l'équipe rédactionnelle du quotidien "Front National", "Le Patriote de Saint-Etienne". En 1946, l'Union Départementale CGT de la Loire édite un autre de ses ouvrages, trop méconnu: "Les Constructeurs". En 1949, il fonde avec un professeur de lycée et deux jeunes gens, Philibert et Chazal, "Le Cercle des Lettres Françaises" qui deviendra "Le Cercle des Lettres et des arts". Cette même année, il publie "Michel Rondet". C'est la vie romancée du fondateur de la Fédération des Travailleurs de la Mine qui retrace la tragédie de la fusillade du Brûlé à La Ricamarie lors de la grève sanglante de 1869. A la disparition du journal "Le Patriote" en 1956, Philippe connut une période très dure, au cours de laquelle il dut retourner à la forge. Sa santé est déjà ébranlée. Il redevint journaliste à "La Tribune". Il s'éteint à 59 ans le 29 mars 1965. Son pseudonyme, André Philippe, a depuis été donné à une rue de Terrenoire.
C'est peu après sa mort que sa compagne, Mme Liogier, léguait au Syndicat du Livre de Saint-Etienne la documentation que son mari préparait en vue de rédiger, au travers des régimes politiques et des grands événements, un large historique de l'évolution de la condition ouvrière en général et des travailleurs de notre région en particulier. Pourquoi Philippe, qui s'enorgueillissait d'être forgeron, a-t-il voulu faire ce dépôt au Syndicat du Livre ? Nous pourrions parler longtemps du caractère particulier du Syndicat mais aussi de sa fidélité légendaire à la CGT, en dépit de divergences maintes fois apparues et toujours discutées âprement dans les instances confédérales, sans jamais claquer la porte. Mais surtout parce qu'il se sentait plus à l'aise dans le cliquetis des linotypes et le ronflement des rotatives que dans l'ambiance des salles de rédaction. Il nous aimait bien. Ainsi, au lendemain de mon départ à la retraite, mes camarades me faisaient-ils l'honneur de me confier ce matériau, en me demandant de prendre, si je puis m'exprimer ainsi, le relais de Philippe. Notre vieille amitié, connue de tous au journal, leur paraissait devoir me faciliter grandement la tâche.
Ce que l'on savait moins, c'est qu'elle était née d'interminables controverses au cours desquelles, ni l'un, ni l'autre, n'hésitait... disons à hausser le ton sur les points de désaccord. Bien que persuadé qu'il ne s'agirait pas pour moi d'une banal compilation, je finis néanmoins par accepter de me charger de ce travail. Mon plan était de dégager des notes de Philippe un canevas assez limité que je commenterais à ma manière, sans jamais trahir la pensée de mon ami, tout en essayant de ne pas trop bousculer la mienne non plus.
Coulée d'acier au four électrique de 15 tonnes - Aciéries de Firminy
Epilogue extrait du livre "Les constructeurs"
" C'était pour moi un émerveillement lorsque, le soir, après avoir compulsé archives et documents, je me décidais à les transcrire.
Parfois, je fermais les yeux pour mieux rêver et alors des images défilaient. Je n'étais plus moi-même, humble forgeron, ami de l'Histoire; mais un complexe, une synthèse de tous ceux qui furent à l'origine de cette Histoire, de tous ceux à qui je dois d'être ce que je suis.
Quels enchaînements ! Que de chemin parcouru !
Depuis le farouche celte et le Gaulois batailleur à l'ouvrier moderne, je prenais conscience des durs efforts, des âpres luttes que nécessitèrent cette transformation.
L'homme n'était plus un animal doué d'une seule force physique mais bien le héros qui, après avoir su dominer les bêtes qu'on appelle sauvages, se lançait hardiment à la conquête de la nature tout entière.
Après s'être asservi le vent et les cours d'eau, il captait la vapeur et en disposait à sa volonté. Après avoir vaincu la résistance de la matière, il s'attaquait aux distances et les terrassait à leur tour.
La foudre ? Un jouet dont il s'éclairait et qui lui servait de force nouvelle.
Sa puissance formidablement agrandie, lui donnait parfois le vertige. Il créait sans trop savoir où cela le conduirait, mais dans le seul but de se grandir encore, de se dépasser.
Cette longue et riche période de transformation le mûrit, le transforma lui-même.
Il était la cause de cette évolution. Il en subit les effets qui créèrent de nouvelles causes. Et jamais il ne peut s'arrêter de raisonner et de construire.
Cette Histoire, je la voyais aussi sous l'angle de l'évolution des idées, de la conscience de ces hommes.
Le déclenchement de ces forces, leur utilisation rationnelle étaient continuellement entravés par d'autres forces.
Dans le fond, la société avançait.
Mais dans la forme des forces routinières, des intérêts égoà¯stes, des préjugés de possédants la retenaient.
Le contenu ne s'adaptait plus au contenant.
L'objet, la production, ne pouvaient plus entrer dans la boîte - la civilisation.
Alors, la boîte, rigide, éclatait. Et cela ne pouvait se faire sans heurt, sans violence.
Ce furent les révolutions.
Et ces forces matérielles ayant créé des forces-idées engendraient chaque fois de nouvelles forces matérielles.
La production, d'individuelle, était devenue collective. Mais la propriété de cette production restait individuelle.
Le conflit entre la forme et le fonds se poursuivait. La société était continuellement en état d'équilibre instable.
Et plus d'une fois, au cours d'un siècle, cet équilibre risqua d'être rompu par des crises économiques revenant régulièrement semer la famine et le deuil.
Bientôt, les immenses usines, possédant des machines toujours plus puissantes et rapides, accaparèrent la production, puis le marché.
La banque fusionna avec les industries, créant ainsi un monstre: le capital financier, les trusts.
La terre tout entière fut alors asservie par ces puissances.
Et lorsqu'il n'y eut plus de place libre, la lutte s'engagea pour un nouveau partage.
L'ouvrier comprit alors qu'il avait un rôle à jouer. Ses organisations, de charitables, devinrent corporatives, puis mutualistes et enfin révolutionnaires, car elles suivaient elles aussi la marche de la société.
Ce furent des bases nouvelles et solides, qu'animait une conscience éclairée, la conscience de classe du prolétariat.
La région industrielle et minière de Saint-Etienne, le bassin de la Loire, fut le berceau de ces transformations matérielles et idéologiques.
Aucune région en France, et peut-être au monde, ne pouvait mieux témoigner de l'Histoire.
Aujourd'hui, plus que jamais, les forces économiques ne peuvent être contenus dans le cadre de la déjà vieille société capitaliste.
Un accouchement laborieux se dessine depuis un tiers de siècle où, dans l'immense chaîne économique que constitue la terre, un maillon sautait, entraînant d'autres maillons et préparant la rupture des suivants.
Puisque telle est la marche inexorable de la Société, les positions sont prises. Ou bien revenir à l'esclavage antique, à la nuit moyenâgeuse, ou bien aller de l'avant, toujours plus, vers la démocratie. Tel fut l'enjeu de la lutte gigantesque dont les cinq parties du monde viennent d'être le théâtre.
Dans tout cela, la place du bassin de la Loire semble être oubliée. Elle avait été primordiale durant le premier conflit à cause de ses richesses économiques, de la valeur de ses ouvriers, ingénieurs, artisans. La victoire avait été au bout.
Cette fois elle n'en a pas moins joué son rôle dans la libération de notre Patrie.
Mais plus que tout cela, si le bassin de la Loire a donné l'exemple pour l'industrialisation du pays, s'il fut un laboratoire pour les savants et les inventeurs, il en aura été également un pour les historiens et pour les hommes politiques.
Qui pourrait le nier ?
"Le Forez, disait Honoré d'Urfé, est un rare abrégé du territoire français".
Si petit qu'il soit, il continuera à tenir une grande place demain, comme il l'a tenue hier. Cela, j'en suis certain. Si ensemble nous le voulons, ensemble, nous les constructeurs."
Claude Liogier, juin 1946