Thursday, September 21, 2023

Pour saisir l'intérêt des bonnes pages qui vont suivre, il faut rappeler qu'en 1881, le prolétariat de Roanne commence à  s'organiser. Plusieurs grèves pour des augmentations de salaires ont eu lieu à  la fabrique Bréchard. Le patronat entend briser le mouvement naissant. Il va s'engager dans l'épreuve de force. L'Union des Fabricants Roannais, usant d'un odieux chantage placarde une note exigeant la reprise du travail chez Bréchard: " Si le travail n'est pas repris, les tissages adhérant à  l'union fermeront mercredi 8 février courant."

Le 8 février 1882, onze fabriques ferment leurs portes. Le comité de grève, animé par Charles Fouilland, émet 20 000 billets de 1 franc, garantis par le syndicat des tisseurs. La plupart des commerçants les acceptent et appellent même à  souscrire un emprunt de 45 000 francs pour les grévistes. Le journal "Le Citoyen" ouvre une souscription qui rapporte plus de 10 000 francs.

 

Jules Guesde (1845-1922) est considéré alors comme le propagandiste des idées marxistes en france. Il va rédiger une série d'articles soutenant les grévistes de Roanne. Le 12 février, il assure un grand meeting qui rapportera d'ailleurs 722 francs. Ce sont des extraits de ces articles et de son discours que nous reproduisons car ils constituent une dénonciation fulgurante des patrons du textile roannais. Malgré les aides reçues et la grande combativité des grévistes, le conflit cessera le 23 mars, après un mois et demi de luttes et de misère. Le patronat se vengera en licenciant de nombreux ouvriers.

Ajoutons qu'à  cette époque (les syndicats ne seront reconnus légalement qu'en 1884) dominait déjà  la théorie dite du "Libéralisme" de l'Etat, c'est à  dire une prétendue "non intervention" se traduisant, dans les faits, par une intervention à  sens unique. Le Conseil municipal de Roanne avait fort bien retenu la leçon en refusant de voter tout secours aux grévistes car il craignait de "porter atteinte à  la liberté du travail".

 

Au secours !

("Le Citoyen" du 10 février 1882)

 

On n'a pas oublié la menace de l'Union Patronale de Roanne de fermer tous les tissages, si les ouvriers de l'usine Chabrier d'abord et les ouvriers de l'usine Bréchard ensuite ne se laissent pas "escroquer", comme par le passé. Cette menace, qui, envisagée simplement comme moyen d'intimidation, reculait déjà  les bornes de l'odieux, vient d'être mise à  exécution.

 

Un télégramme de mercredi, 8 heures 29, nous annonce "la fermeture de onze bagnes" - lisez onze tissages - sur dix-huit. Ce sont les deux tiers de la population roannaise jetés dans la rue; c'est le supplice de la faim infligé à  des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants.

 

Ce que les plus puissants Etats ne peuvent qu'après une déclaration de guerre, au prix d'armées mises en campagne, à  force de fusils et de canons, après un blocus plus au moins long, c'est à  dire prendre une ville par la famine, onze patrons réunis chez l'un d'entre eux, devant un bon feu, l'ont pu à  l'aide d'un seul mot entre deux cigarettes.

 

Et pour traiter en ville rebelle aujourd'hui - et en ville conquise demain - le chef-lieu d'un département de la République Française, il a suffi à  ces onze satrapes, de dix-sept tisseurs d'une part exigeant d'être payés au tarif, et de deux cents tisseurs d'autre part refusant de se laisser "filouter" 15 % sur le salaire convenu. C'est là  l'ordre capitaliste ! C'est là  la liberté garantie à  chacun et à  tous par la société sortie de l'immortelle révolution de 89 !

 

Quant au gouvernement, il n'a même pas l'air de savoir ce qui se passe - et les économistes vous expliqueront par a plus b qu'il est de son devoir de l'ignorer.

 

Travailleurs affamés par milliers, production nationale suspendue, cette double calamité, de fabrication capitaliste, qui atteint hommes et choses, les personnes et les biens, le laisse impassible...

 

On assassine dans la Loire, Messieurs ! Une bande de onze Bréchard est en train d'attenter au travail et au pain, c'est à  dire à  la bourse et à  la vie de ces "populations laborieuses", qui sont un prétexte à  phrases pour toutes les déclarations ministérielles.

 

S'il vous plait de faire la sourde oreille, nous crierons si fort qu'il faudra bien finir par nous entendre et par nous répondre. Qu'allez-vous faire pour les victimes ? Qu'allez-vous faire contre les bourreaux ?

 

Le Blocus de Roanne

("Le Citoyen" du 12 février 1882)

 

Depuis mercredi, trois mille ouvriers et ouvrières sont sur le pavé. Du régime des travaux forcé qui tue - mais à  la longue - la fermeture des onze tissages les a fait passer au régime du non-travail également forcé et plus immédiatement assassin, sans que du sein de la bourgeoisie la plus radicalisante, une seule protestation se soit élevée contre les instruments de production ainsi transformés en instruments de torture et de mort.

 

Roanne assiégée, bloquée, affamée par onze hommes - onze bandits ! est-ce que cela pèse dans la balance politicienne ? Parlez-nous de Rome, du Pape, du concordat, du budget des cultes. Etes-vous pour ce budget maintenu sous sa forme nationale actuelle ou pour son transfert aux communes ? Tout est là ...

 

Ce n'est pas quand les salariés de Roanne auront été amenés à  capitulation, ce n'est pas quand la famine les aura les aura contraints de se rendre à  discrétion à  un demi-quarteron de Peaux-Rouges, qu'il y aura lieu d'intervenir pour compter ou pour ramasser les morts. C'est maintenant que les travailleurs sont debout, mettant héroiquement une semaine de sur-faim au service de la cause ouvrière; c'est tout de suite que doit se montrer le socialisme de nos intransigeants, s'il n'est pas un simple pavillon à  couvrir leur marchandise électorale.

 

Le discours de Guesde

Roanne, 12 février 1882, reproduit dans "Le Citoyen" le 24 février

 

Mais nous nous trouvons à  Roanne devant une grève spéciale, la grève du capitale, dont la portée est autrement considérable. Onze patrons s'entendant, se coalisant pour fermer leurs usines, pour les retirer à  la production, c'est la démonstration du droit de vie et de mort qu'attribue le capital à  ceux qui le possèdent à  ceux qui en sont privés. aucune échappatoire pour la société bourgeoise, qui est convaincue par elle-même de reposer sur le pouvoir absolu de quelques-uns, qui va jusqu'à  couper les vivres, jusqu'à  tuer par la faim l'immense majorité de leurs semblables...

 

La nécessité de socialiser les tissages, manufactures, mines et autres ateliers ressort avec l'évidence de la lumière de ce qui se passe dans la Loire. Et c'est pourquoi toute la presse bourgeoise, depuis "Le Radical" jusqu'à  "L'Intransigeant" a trouvé plus commode de ne pas souffler mot d'un évènement de cette gravité.

 

"La Justice" seule a fait exception. Mais sait-on ce qu'elle a osé écrire: " nous n'avons pas l'intention de critiquer la coalition de ces onze fabricants mettant du jour au lendemain 3000 ou 4000 ouvriers sur le pavé." Tout ce qu'elle demande, c'est "que les ouvriers aient le même droit, qu'ils puissent ainsi se réunir, s'entendre, s'organiser et se coaliser". Est-ce assez logique ? Du moment que le gouvernement n'interviendra pas à  coups de fusil, que la faim seule sera appelée à  avoir raison des travailleurs, La Justice... sera satisfaite.

...

Vous me demandiez de "vouloir bien formuler nettement la solution que je préconise, non pour le lendemain de la venue du Christ ou de la Révolution, mais pour aujourd'hui même". Eh bien ! la voilà . C'est l'ouverture des crédits nécessaires au ravitaillement des quatre milles assiégés et affamés de Roanne, aussi longtemps que durera le siège patronal. C'est le Trésor public, qui intervient régulièrement, trois cent soixante cinq jours par an, en faveur des fabricants, sauvegardés dans leurs biens et dans leurs personnes, intervenant extraordinairement en faveur des fabriqués - ou des ouvriers et ouvrières - pour la sauvegarde de leur personne qui est en même temps tout leur bien.

 

...

 

La fortune de vos exploiteurs, ce n'est que tu travail non payé. Le véritable nom des profits, bénéfices et dividendes capitalistes, c'est le vol.

 

De la grande enquête gouvernementale faite en 1865-66, il résulte que le produit net, c'est à  dire la valeur donnée par les six cent et quelques mille tisseurs de France aux matières premières confiées à  leur activité productrice, s'est élevé à  715.297.626 francs. Sur cette somme, les tisseurs n'ont reçu comme salaires que 280.177.873 francs. Les 435.119.753 francs restant ont été empochés par vos exploiteurs. Ces chiffres sont officiels et je mets au défi tous les bourgeois de Roanne ou d'ailleurs d'oser les contester.

 

Les bourgeois vont ont souvent parlé de la corvée qu'ils ont abolie en 1789. Pour eux, oui, mais pas pour vous. Alors qu'avec la corvée féodale, vous étiez obligés de travailler gratuitement deux jours par semaine pour le seigneur et maître, aujourd'hui, ce sont 7 heures 29 minutes, sur 12 heures, que vous travaillez gratuitement chaque jour pour votre employeur. Vous êtes donc plus corvéables que sous l'ancien régime...