Friday, December 01, 2023
Depuis le 25 novembre 1921, il existe à  Saint-Etienne une rue de la Convention et une rue Noël Pointe-Cadet. Ce double hommage public fut décidé par la municipalité de gauche au lendemain de la première Guerre Mondiale. Il est significatif que les élus stéphanois aient tenu à  honorer simultanément l'Assemblée révolutionnaire qui a proclamé la République en septembre 1792 et le député de Rhône-et-Loire qui s'y distingua surtout par ses origines ouvrières. Dans sa remarquable "Histoire socialiste de la Révolution française", Jean Jaurès évoque cette "... région de Lyon, Roanne et Saint-Etienne où la puissance déjà  ancienne de l'industrie est souveraine, et où elle a déjà  suscité des conflits sociaux qui annoncent une maturité économique extraordinaire". Mais il ajoute que c'est la bourgeoisie des administrateurs, des juges, des médecins, la bourgeoisie légiste et  "intellectuelle", qui emporte presque tous les mandats. " Un ouvrier, le seul, absolument le seul" est envoyé à  la Convention.


C'est Noël Pointe-Cadet, né à  Saint-Etienne en 1755. Il a donc 36 ans lorsqu'il est élu le 19 novembre 1791 dans la municipalité stéphanoise à  la tête de laquelle se trouve le Jacobin Antoine Desverneys. Le 20 août 1792, il est élu à  la Convention. Il siège sur les bancs des Montagnards et vote la mort du roi en janvier 1793. Il est chargé aussi de stimuler la fabrication des armes.

Noël Pointe-Cadet appartient en effet à  cette corporation d'armuriers qui va faire de la ville le principal arsenal des armées révolutionnaires. A la fin de l'Ancien Régime, Saint-Etienne fabrique autant d'armes de guerre (25 000 en 1770) que les trois autres grandes villes d'armurerie du Royaume: Tulle, Charleville et Maubeuge. La production des armes de commerce, fusils et pistolets, est de 30 000 à  35 000 pièces auxquelles il faut ajouter 90 000 armes blanches, notamment des sabres exportés au Levant ou vers les Amériques. Les armuriers stéphanois sont aux premiers rangs des ouvriers qui, en nombre, manifestent en avril 1789 contre la "cherté du pain et des denrées". Trois ans plus tard, alors que le décret du 11 juillet 1792 proclame la Patrie en danger, deux bataillons de la garde nationale sont formés à  Saint-Etienne par de jeunes hommes de moins de vingt ans appartenant aux professions de l'armurerie, du textile et de la quincaillerie. L'Assemblée Législative puis la Convention seront conduites à  exempter les ouvriers armuriers et à  les renvoyer dans leurs ateliers.

Il est arrêté à  Lyon lors de l'insurrection fédéraliste. La municipalité stéphanoise, bien que favorable à  la contre-révolution, mais mesurant sans doute la colère de la population ouvrière, jugea plus prudent d'envoyer huit délégués pour exiger sa libération. Fin 1793, la Convention scinde en deux le département de Rhône-et-Loire. Au début de l'année 1794, Pointe-Cadet est envoyé en mission dans la Nièvre notamment. Après la chute de Robespierre, il est attaché à  la Manufacture d'armes de Bergerac puis est greffier au tribunal criminel de la Dordogne, en l'an VI. Banni à  la Restauration, il est condamné à  la déportation mais gracié par Louis XVIII. Il meurt en avril 1825 en Gironde sans avoir revu sa ville natale.

Pointe-Cadet vu par Jaurès

"C'était, il faut bien l'avouer, un homme assez médiocre, et il n'a point laissé de traces sur le chemin révolutionnaire. Je ne trouve guère de lui que deux opinions écrites, à  propos du jugement et de la condamnation de Louis XVI. C'est souvent d'une littérature emphatique, prétentieuse et banale, comme celle où s'essayent parfois les ouvriers écrivains ou les ouvriers poètes, qui n'ont pas le courage et le sens de parler simplement la langue simple et savoureuse du peuple.

« Je ne prétends pas, citoyens, par le soleil de la philosophie, dissiper les nuages sophistiques dont on enveloppe la question de savoir si l'assassin de la nation française peut ou doit être jugé. » Voilà  la phrase du début. Pointe a même la faiblesse, en cette grande crise, de rimer six vers plus qu'inutiles :

«  Si du cruel tyran la noire barbarie
Trouve des protecteurs: ah ma chère patrie!
De sa férocité tu dois encore souffrir.
Mais si ma faible voix ne peut se faire entendre,
A quel prix que ce soit, je prétends te défendre;
J'ai pour dernier effort tout mon sang à  t'offrir. »

Si Pointe avait fait rédiger son opinion par un collègue, celui-ci n'aurait probablement pas eu la fantaisie de versifier ainsi, et sans doute aussi, avec cette habitude de la versification et ce souci de la syntaxe qu'avaient les bourgeois du XVIIIe siècle, il eût évité l'incorrection grammaticale du cinquième vers. Le morceau est bien de Pointe lui-même. C'est donc un ouvrier, en somme assez instruit et passablement maître de la langue, que Rhône-et-Loire envoya à  la Convention.

Il avait le sentiment de l'importance particulière de son élection. Toujours, en tête de ses opinions imprimées, il écrit lui-même : « Opinion imprimée de Noël Pointe, ouvrier armurier de Saint-Etienne». Et dans chacune il fait allusion à  sa condition. « N'étant pas de ces hommes, dit-il dans la première, qui ont cultivé les talents de la parole, l'éloquence ne fut jamais mon partage. » Et dans la seconde (15 janvier 1703) il dit une parole qui a une grande portée. Il rabroue rudement la Convention pour ses hésitations et sa mollesse: « La postérité s'étonnera, citoyens, d'apprendre que les représentants du peuple français, les fondateurs d'une vaste et immense République, aient été si longtemps à  se décider sur le sort d'un tyran parjure et assassin. Elle s'étonnera de ce que le premier jour de votre réunion vous eussiez le courage de renverser le trône en abolissant la royauté et que deux mois ne vous suffisent pas pour faire le procès au despote qui en était déchu par tant de trahisons et de cruautés. Elle s'étonnera de ce que vous avez sacrifié un temps si précieux à  plaider la cause d'un meurtrier dont l'idée seule des atroces forfaits révolte la nature entière. Elle s'étonnera enfin qu'une Convention nationale, composée d'hommes choisis librement dans tous les états sans distinction, qu'une Convention revêtue des pleins pouvoirs d'une grande nation, et en qui elle fondait ses dernières espérances, que cette Convention qui devait être le dernier boulevard du peuple, en arrachant jusqu'à  la dernière racine de l'oppression el de la tyrannie, ait mis autant de lenteur que de faiblesse dans le jugement du tyran le plus barbare et le plus sanguinaire qui fût jamais. »

L'accent, malgré une certaine emphase, est vigoureux et brutal. Et nous nous donnerons le plaisir, quand nous assisterons au procès du roi, d'entendre encore sonner cette forte parole ouvrière. Mais ce que je note en ce moment, c'est l'idée que se fait Pointe de la Convention; sa force vient de ce qu'elle comprend des hommes de tous les états; l'ouvrier député ne se demande pas si les éléments de la vie nationale sont bien représentés à  la Convention dans leur proportion véritable. Qu'un ouvrier, même seul, soit à  la Convention, et qu'il ait dépendu de la seule volonté des électeurs d'y en envoyer plusieurs, c'est là  en effet un grand événement. Dans aucune assemblée de l'histoire, tous les états n'avaient été représentés : ni dans les assemblées antiques, qui excluaient l'esclave, ni dans les assemblées barbares qui ne comptaient aussi que les hommes libres, ni dans les communes anglaises où seules une aristocratie foncière et une oligarchie bourgeoise avaient accès. Oui, pour la première fois depuis l'origine des temps, le plus humble des hommes, l'ouvrier manuel, le prolétaire héritier de l'esclave, était appelé à  la souveraineté. L'ouvrier de la fabrique moderne appelé à  juger le roi, et gourmandant  pour ses lenteurs la bourgeoisie incertaine et divisée , l'ouvrier de fabrique, le rude manieur du marteau et du ciseau faisant la loi avec toute la nation et pour toute la nation, c'est un grand spectacle, et, si je puis dire, une Révolution dans la Révolution.

Il faut savoir gré à  Noël Pointe de l'avoir senti. Une fois encore il insiste sur son origine populaire : « La dernière ressource des avocats de Louis est l'appel au peuple. Je suis bien loin de vouloir usurper la souveraineté nationale; ce serait moi-même me ravir mes propres droits, car je suis vraiment du peuple. »

Evidemment, l'ouvrier armurier donne ici au mot peuple un sens plus profond, plus prolétarien, que celui qu'il avait souvent alors dans la langue politique. Il songe aux usines dont il est sorti, aux bons et rudes camarades d'atelier. Et lorsqu'il ajoute: « Quant à  moi, qui tiens à  plus grand prix l'estime publique que les richesses et la vie, je ne partagerai point avec de timides collègues la honte et l'infamie qu'ils auront méritées. Je suis venu pur de mon département, je veux y retourner sans tache », il est visible qu'il a encore présentes à  la conscience les objurgations de ses amis et compagnons de travail, les ouvriers métallurgistes de Saint-Etienne: « Au moins, marche droit et ferme, et prouve bien à  tous qu'un ouvrier ne trahit pas la Révolution. »

Certes, il n'oppose pas les ouvriers à  la bourgeoisie: il n'ébauche pas une politique de classe ; mais à  la façon âpre dont il annonce à  ses collègues qu'il se retirera s'ils n'ont ni vigueur, ni décision, on sent une force neuve et distincte et qui a conscience de son originalité. En ces paroles de l'ouvrier armurier Pointe, je trouve l'écho des propos ardents et fiers qu'ouvriers et compagnons de Saint-Etienne, de Lyon et de Roanne échangeaient jusque dans les usines lorsque sa candidature fut décidée. Ce n'est là , à  coup sûr,qu'un germe débile et infime; mais c'est l'indice de ce qu'aurait été la croissance de la classe ouvrière si le suffrage universel et la liberté républicaine avaient été maintenus, si la démocratie avait gardé sa pure forme, plus d'un ouvrier aurait rejoint l'ouvrier serrurier de Saint-Etienne (sic) dans les grandes assemblées nationales, bien des ouvriers auraient pénétré dans les municipalités électives des cites industrielles, et la puissance bourgeoise, au lieu de se resserrer en oligarchie égoà¯ste et oppressive, aurait dû se pénétrer du droit ouvrier.

Ni la bourgeoisie ni la société bourgeoise elle-même ne sont un bloc impénétrable. Le mot de bourgeoisie désigne une classe non seulement complexe et mêlée, mais changeante et mouvante. Des bourgeois révolutionnaires de la Convention aux bourgeois censitaires de Louis-Philippe, il y a, à  coup sûr, bien des idées communes et des intérêts communs. Contre le communisme, contre la refonte sociale de la propriété, les bourgeois légistes de la Convention auraient été aussi animés que les bourgeois capitalistes de Louis-Philippe. Et pourtant c'est un autre idée, c'est une autre Ame qui était en eux. Légistes de la Révolution ils venaient organiser la grandeur bourgeoise; mais ils ne venaient pas organiser l'égoà¯sme bourgeois. Ils ne voulaient point toucher au principe de la propriété individuelle, telle que le droit romain, la décomposition du système féodal et la croissance de la bourgeoisie l'avaient constituée. Mais ils étaient parfaitement capables, dans l'intérêt de la Révolution et pour le salut de la société nouvelle, de demander aux possédants de larges sacrifices, de refouler leur cupidité, de violenter leur égoïsme et de payer au peuple, en puissance politique et en garanties sociales, son concours nécessaire à  la Révolution. Ils étaient les légistes de la bourgeoisie plus encore qu'ils n'étaient la bourgeoisie elle-même. Et si la Révolution n'envoya ni à  la Constituante, ni à  la Législative, ni à  la Convention, qu'un nombre infime de négociants, ce n'est pas seulement parce que négociants et industriels ne pouvaient aisément quitter leurs affaires qui n'étaient point comme aujourd'hui concentrées à  Paris par les conseils d'administration des sociétés anonymes; ce n'est pas seulement parce que industriels et commerçants n'avaient pas autant que les hommes de loi l'habitude de la parole si nécessaire dans les démocraties; c'est parce que, d'instinct, la Révolution ne voulait pas marquer sa grande oeuvre d'une marque de classe trop étroite; c'est que, suscitée par la croissance économique de la bourgeoisie mais aussi par tout le mouvement de la pensée humaine, elle entendait que le voeu général de la nation et la vaste compréhension des rapports humains s'exprimassent dans la loi.

Ainsi, plus aisément sans doute que ne l'eût fait une assemblée de bourgeois industriels, de capitalistes et de fabricants obsédés parla hiérarchie de l'usine, la Législative, après le Dix Août, proclama le suffrage universel. Et les légistes de la Convention portent en eux la nation tout entière, dans tous ses états, comme le dit l'ouvrier Pointe; ils portent en eux toute la démocratie révolutionnaire, et l'ouvrier stéphanois, expression de la partie la plus ardente, la plus consciente, du prolétariat français à  cette époque, ne s'adresse point aux légistes bourgeois de la Convention comme à  des hommes d'une autre classe, mais comme à  des associés un peu gâtés par la fortune et la subtilité du talent, qui ont besoin qu'une force révolutionnaire toute neuve et toute directe ranime leur énergie et rompe leurs complications.

Au demeurant, les assemblées électorales d'où la Convention est issue étaient violemment hostiles non seulement à  tout acte de pillage et d'anarchie, mais à  toute atteinte légale au droit de propriété. La nouvelle des événements du 2 au 6 septembre leur parvenait à  peu près au moment où, les élections terminées, elles allaient se dissoudre. Elles y provoquaient un assez vif émoi. Quoi ! si le peuple de Paris n'obéissait plus aux lois, s'il se substituait à  la justice ajournée de la Révolution, s'il massacrait les contre-révolutionnaires, la contagion de l'exemple n'allait-elle point partout abolir la loi? Le peuple, pour venger la Révolution sur ses ennemis, n'allait-il point et leur arracher leur vie et leur arracher leurs bien ? Et lorsqu'il aurait pris l'habitude de s'installer en maître dans les propriétés des émigrés, de se les répartir sans l'intervention de la loi, lorsque, bientôt, par un entraînement naturel et une transition presque inévitable il aurait dépouillé les Feuillants, les bourgeois modérés et rétrogrades, qui lui apparaissaient comme les complices de l'émigration et du roi, quelle borne marquera encore le commencement du droit de propriété ? "