Thursday, September 21, 2023

NdFI: Avec cet article, nous débutons une petite collaboration avec l'Institut CGT d'histoire sociale de la Loire "Benoît Frachon". Le texte qui suit a été publié dans le cahier d'histoire n°16 (avril 2009). L'ancien secrétaire des Métaux de Roanne livre son témoignage sur les évènements vécus dans le Roannais en mai 68. Nous mettons en ligne le texte intégral, y compris les propos "en aparté" publiés à  l'origine sous le titre: "Mai 68 dans le Roannais, victoire pour la bonneterie et le textile". Quelques autres articles de l'Institut suivront dont un qui retrace l'histoire de Clovis Andrieu. Nous remercions Daniel Jaboulay, son président, pour son aimable autorisation. Ces articles figurent dans une rubrique dédiée, baptisée "Histoire sociale de la Loire", dans nos pages "Encyclo". Le texte reste l'entière propriété de l'Institut. Celui-ci tient une permanence à  la Bourse du Travail de Saint-Etienne le mardi après-midi.

En réalité, pour nous métallurgistes de Roanne, 68 a commencé le 28 janvier, se terminant en mai 69 aux Etablissements Potain à  la Clayette. L'année 68, est-ce un présage, a débuté par une manifestation nationale à  Paris, organisée par les syndicats CGT-CFDT des métaux.

 Avant l'aube, notre car au complet démarra de la Bourse du travail. Ce fut un trajet très vivant, agrémenté d'un casse-croûte et du petit blanc traditionnel. Lors d'un arrêt pause café, le patron du bistrot nous dit, étonné: "je ne pensais pas avoir des touristes à  cette saison." La télé, les radios avaient oublié d'informer que ce jour, une partie des métallos de France se rendaient dans la capitale.

Arrivés à  11h, repas dans un routier, puis ce fut le défilé avenue Wagram, jusqu'à l'UIMM, présidée à  l'époque par M. Ceyrac. Nous étions plus de 10 000, c'était notre premier déplacement de ce style. Par la suite, nous avons souvent manifesté à  Paris et ailleurs. La Vie Ouvrière de l'époque a d'ailleurs reproduit le texte que nous avions fait sur nos impressions plus générales sous le titre: "Une journée à  Paris".

Il y eut également, à  notre avis, un autre présage. Avant de poursuivre, je fais un petit retour en arrière. En mai 67, aux abords de cette université, eut lieu le congrès national de la C.G.T., où Georges Séguy fut élu secrétaire général. C'est dans ces lieux, un an après, que débuta la révolte étudiante, se déplaçant par la suite à  la Sorbonne, dans d'autres universités. J'ai souvenir de deux mondes différents. Une université moderne, image d'un futur en évolution, entourée de bidonvilles aux masures et cabanes dans lesquelles s'entassait une main d'oeuvre d'immigrés oubliée, dans une désespérante précarité. Les étudiants ne pouvaient ignorer cette image dépressive, continuellement présente sous leurs yeux.

Au niveau de la métallurgie régionale, dans les dix années précédent 68, une progressive évolution syndicale s'est faite, partant des Ateliers Roannais de Confections Textiles (ARCT). Après des luttes très dures, des licenciements, la direction de la dernière entreprise importante, C.F.M.F. Balbigny, une fabrique de wagons de 400 salariés, avant le rêve Monica (voitures de luxe), avait accepté le fait syndical. Dans la bonneterie (24 000 salariés dont 90 % de femmes), les salaires sont très bas, les horaires extensibles et les samedis matins travaillés pour récupérer les jours fériés. A l'exception des Ets Pierron et Prost, il n'y avait pas de syndicat. Dans la plupart des entreprises, en particulier les petites, ils étaient faibles ou inexistants, en but à  des répressions continuelles.

Début mai 68, nous avions peu d'informations sur ce qui se passait à  Paris, sur les répressions de la révolte étudiante. Il fallut attendre le 10 mai pour en saisir toute son importance. Les violences policières de la nuit du 11 furent suivies le 13 mai de la décision de la CGT, CFDT, FO, FEN., UNEF, d'un appel à  la grève générale, particulièrement suivi dans tout le pays.
Ce matin, un car était en stationnement devant la Bourse, dans l'attente d'un départ pour Paris. Un rassemblement national de la jeunesse, organisé par la CGT était prévu ce jour. Les jeunes attendaient dans le bistrot d'en face. Un télégramme arriva, informant que celui-ci était annulé. A ce moment, une jeune femme se mit à  pleurer, nous disant: "c'était notre voyage de noces !".

Dans le Roannais, pour les ouvriers, les étudiants, les lycéens, les luttes de mai commençaient. La première entreprise occupée fut la Compagnie Française de Matériel Ferroviaire de Balbigny. Dans un vote très majoritaire, les A.R.C.T., les Ets Demurger, l'Arsenal suivirent avec une progression rapide dans les principales usines, Papeteries Navarre, Rhône-Poulenc, Beca, le secteur public et l'enseignement. 

Ets Desarbre

Les Ets Pierron, Prost, suivis des Ets Goutille, Mavest, furent occupés. En fait, il régnait dans la plupart des ateliers un climat de crainte, de répression, ce qui rendait difficile une expression syndicale. Pour ces ouvrières, mai fut une libération qui se poursuivit quelques années.

C'est dans ce climat de crainte que les jeunes ouvriers, en particulier de la métallurgie, se rendirent aux portes des usines, pour inciter leurs consoeurs à  participer aux grèves et occupations. Souvent celles-ci, au préalable, demandaient leur présence. S'il y eut des moments folkloriques tels qu'aux Ets Desabre (800 salariés à  l'époque dont 90% de personnels féminins), ce ne fut pas le cas partout et bien souvent nous avons évité des incidents. Aux abords de cette usine, qui était considérée à  l'époque pour la plus sociale, il nous avait été dit: "si vous créez un syndicat dans cette entreprise, je serai Pape." Ce jour, environ 300 jeunes, derrière les murs, attendaient les décisions des ouvrières, les invitant de loin à  les rejoindre. Après un contact avec M. Desabre père, il fut décidé que l'ensemble du personnel serait réuni dans la cour, les points de vue syndicats/direction seraient exprimés. Par la suite, deux groupes se formaient selon le choix. La très grande majorité des ouvrières optèrent pour la grève. Il restait à  M. Desabre, son encadrement, quelques anciennes. Un peu vexé, mais très fair-play, il dit: "je suis étonné, j'aime mes ouvrières, je leur fais souvent des petits cadeaux, des mots gentils." En réalité, ce n'était pas à  leur patron qu'elles en voulaient mais à  l'encadrement. Pour la petite histoire, c'est dans cette usine que la future secrétaire de la bonneterie travaillait.

Charlieu, salle des fêtes, mercredi 29 mai 1968

Dans les premiers jours, il y eut souvent des provocations de la maîtrise, tels aux Ets Dallery à  Charlieu, qui faillirent tourner à  l'affrontement. Les ouvrières voulant sortir en furent empêchées par des cadres. Des menaces étaient proférées à  l'encontre de la délégation s'étant rendue devant l'entreprise à  la demande de celles-ci. Il s'en suivit une situation confuse qui fut réglée par la direction générale, laissant le libre choix au personnel.

Dans le pays de Charlieu, ce fut au départ les métallurgistes de Loirecord, Modern-Tub qui occupèrent les premiers, suivis dans le textile des ouvrières des Ets Pierron puis, la peur passée, pratiquement toutes les petites entreprises. Il faut rappeler ici à  la mémoire MM. Thevenoux, Raquin, Maisonnette qui furent des militants actifs. Dans les jours suivants, la voiture de P. Souchon, secrétaire du Comité d'entreprise des ARCT fut incendiée. Nous décidions donc de prendre des mesures de précaution. Je ne sortais plus avec mon véhicule. Nous étions toujours accompagnés, ayant à  disposition une caméra dissuasive qui décourageait les provocateurs. Il faut toutefois signaler qu'un ingénieur militaire de l'Arsenal fonça avec sa voiture sur les piquets de grève. Heureusement, il n'y eut pas de victime. Aux ARCT, une intention initiée par quelques cadres supérieurs pour forcer les piquets de grève fut dissuadée par la direction.

A Saint-Germain-Laval, aux Ets Gevarm fabriquant le 4/4 Cournil, le directeur endossa une tenue de parachutiste (probablement un souvenir de jeunesse). Devant le peu d'effet de sa prestation, il reprit son costume trois pièces. Est-ce pour se réconcilier avec le peuple ? il épousa une ouvrière, prit sa retraite dans ce lieu. C'est dans ce village que Jules Romains, auteur de "Les copains" trouva l'inspiration pour son livre: "Knock ou le Triomphe de la médecine". Quarante ans après le "changeons la vie", "vivre et travailler autrement" repris en mai 1981, s'est transformé en esprit marketing. Soyez le plus fort, écrasez l'autre ! La société dite de consommation, du spectacle, domine, en imitant le "made in USA". La presse s'attarde sur les "Joséphines" de l'empereur des médias, noyant nos réalités pour une perte de sens critique, des racines de notre passé, de notre refus dans les moments historiques.

Vers la fin mai, après la rencontre des syndicats avec le gouvernement Pompidou, le constat de Grenelle, le refus des ouvriers de Renault Billancourt, les occupations se poursuivaient. Je pense qu'il est nécessaire, avant de revenir à  notre région, de marquer différentes dates. 30 mai: l'assemblée nationale est dissoute. Le 11 juin, nouvelles nuit des barricades à  Paris. Le 16 juin, la Sorbonne est évacuée. Le 30, les Législatives donnent une grande majorité à  la droite. Le 5 juillet: évacuation de la faculté de médecine. Le printemps des révoltes finissait...

Sur Roanne, des contacts avec le patronat était établis. Monsieur Joly, représentant leurs instances nationales sur notre secteur, avait agi dans ce sens. Monsieur Joly, aujourd'hui disparu, était un homme de terrain, de bon sens, bien loin de la plupart des technocrates et autres directeurs des dites relations humaines que nous avons connus par la suite. Nous avions de bons rapports. Pour nous, les relations humaines étaient la fraternité dans l'entreprise, un moment de convivialité au bistrot d'en face en fin de journée. Aujourd'hui, les cafés disparaissent, chacun fermé se hâte à  la sortie. L'individualisme, c'est aussi le stress. Il y en avait moins à  cette époque.

Début juin, la première rencontre eut lieu, pour la métallurgie, à  la Chambre de Commerce. Tous les patrons étaient présents. Il y régnait un climat particulier mais le dialogue avançait malgré un frein de M. Demurger. Tard dans la nuit, après plusieurs suspensions des séances, un protocole était établi, devant être soumis aux grévistes. La reprise fut votée à  l'unanimité.

Pendant cette entrevue, le drapeau syndical avait été déployé sur le balcon de la salle des réunions. Laissé à  notre départ, au matin il y eut une grande émotion. Personne ne rentra, pensant que la Chambre de commerce était occupée. Il y eut même l'intervention des pompiers.

A Paris, dans beaucoup de villes, la situation se durcissait. De Gaulle, un moment parti, était revenu. Un défilé des opposants était organisé à  Charléty. Michel Rocard, Edmond Maire montaient "sur le tonneau", prêchant la révolution, voire la lutte armée. Que sont devenus ces révolutionnaires ainsi que d'autres, nous accusant de pas l'être assez ?

Dans les jours suivants, après la métallurgie, une réunion était proposée par les patrons du textile. A notre entrée, une centaine nous attendaient. L'ambiance était glaciale. Au fil des heures, celle-ci se détendait, peu à  peu, nous avancions. Vers trois heures, après plusieurs suspensions, nous butions sur la récupération des jours fériés, les samedis matins. Après une nouvelle levée de séance, les patrons nous proposaient 3% supplémentaires, si nous maintenions le statu quo. Il y avait un début d'acceptation dans nos délégations. C'est pourquoi nous décidions une nouvelle suspension. Après des discussions difficiles, nous maintenions notre position. En fait, c'est une rencontre dans les couloirs avec MM. Rodamel père, Le Gaillard père, Pierron, responsables du syndicat patronal qui permit de débloquer la situation. Le principe établi fut que les récupérations ne seraient plus obligatoires, étant entendu que les 3% supplémentaires resteraient acquis et qu'il n'y aurait pas d'opposition patronale à  la constitution des syndicats.

Aux Ets Mavest, n'adhérant pas à  la Chambre patronale, l'accord de reprise fut signée sans problème. Au début des années 80, comme Goutille, Prost, devenu "La vie en pull", ils se constituèrent en SCOPD. Sans moyens financiers suffisants, suivis de beaucoup de coups bas, ils disparurent. Seul "La vie en pull", sous forme associative, résista... Changer la vie n'était alors plus à  l'ordre du jour.

Je crois en toute objectivité que ces acquis de mai, dans le textile, la bonneterie, avec un accord acceptable, furent pour le Roannais la plus belle victoire de cette fin de grèves et d'occupations. Effectivement, dans une dignité acquise par la lutte, la plupart des entreprises eurent par la suite des délégué(e)s du personnel.

Ets Tricot Elite

Si dans notre région, nous avons pu, malgré tout, conclure, il n'en fut pas de même partout au niveau national, à  Renault, Flins, Peugeot, Le Mans, Lyon, cela tourna à  la tragédie. Dans le secteur de Saint-Etienne, Henri Tronchon, secrétaire du syndicat CGT métallurgie de la Loire fut blessé par balle. Il mit plusieurs mois à  se remettre. Son épouse fit une grave dépression. Pour notre secteur, je vais en citer trois où ce fut difficile: les Ets Jallas à  Régny, les Tuileries de Mably, les incidents aux Ets Ferre à  Roanne.

Ce jour, en début d'après-midi, il me fut demandé par l'Union locale de me rendre à  Régny où la direction menaçait les occupants, incitant les autres à  entrer de force. Effectivement, il y avait à  l'intérieur une trentaine de grévistes, la plupart des jeunes, les délégués syndicaux. Le directeur et quelques-uns de ses collaborateurs étaient devant les bureaux, très agressifs. Devant le portail, à  l'extérieur, environ 200 salariés voulaient forcer les piquets de grève. En arrivant, accompagné du délégué Pierron, nous fûmes très froidement accueillis. Il y eut même quelques noms d'oiseaux. Connaissant bien les lieux, je pus m'exprimer. Montant sur un mur face à  l'usine, je fis l'historique du mouvement ouvrier, partant de ses origines, passant par Jaurès, la commune,, 1936, la Résistance. Je constatais, après les remous du départ, que l'attention devenait plus évidente. A la fin de cette intervention éprouvante, un groupe s'approcha pour me dire qu'il se rangeait à  l'occupation. Je me rendais ensuite avec les délégués auprès de la direction, précisant la nécessité d'un dialogue, considérant que par la suite ce serait une décision interne, après consultation du personnel. Pour faire baisser la tension, je confirmais que mon rôle était clos et quittais les lieux.

Il restait les Tuileries de Mably. A notre arrivée, nous constations qu'il y avait des risques d'incidents graves. Le patron, d'une fenêtre, fustigeait violemment les grévistes, massés en bordure de la N7, disant, entre autres, qu'il ne céderait rien. Ces salariés dont beaucoup d'immigrés, outre des salaires très bas, la pénibilité du travail avec des horaires extensibles, étaient logés par l'entreprise, dans des conditions très précaires. Que fallait-il faire ? C'est le flot des voitures qui nous incita, en dernier recours, à  bloquer la Nationale 7. La police arriva pour dégager la voie. Nous avons demandé au commissaire présent de rester dans l'attente, d'intervenir auprès de la Sous Préfecture, afin d'avoir un délai, étant entendu que nous laisserions passer les urgences médicales. Nous lui demandions également que celle-ci intervienne auprès de ce patron récalcitrant, ne respectant pas les directives pour lesquelles le patronat local s'était engagé. Que s'est-il passé ? Un moment après, celui-ci se calma brusquement, informant qu'il recevrait une délégation à  20 heures. Nous levions alors le barrage sans incident.

J'étais mandaté par l'Union locale de la CGT pour accompagner cette délégation. La réunion commença pas trop mal. Au bout d'un moment, le ton monta. Les noms d'oiseaux volaient de part et d'autres, donnant l'impression qu'ils allaient en venir aux mains. Il fallut interrompre, pour calmer le jeu. Cela se reproduisit plusieurs fois mais au fil des heures, nous constations, point par point, que le protocole ançait, malgré le bruit et la fureur. Vers quatre heures, après une dernière interruption, le calme revenu, un projet de reprise acceptable était fait. Il fut voté au matin à  l'unanimité. Par la suite, il y eut les élections des délégués du personnel et les relations avec la direction devinrent progressivement normales. Des réparations importantes furent faites dans les logements.

Aux Ets Ferre à  Roanne, le travail avait repris mais la direction refusait une reconnaissance syndicale CFDT-CGT, menaçant celles voulant choisir ces organisations. Une délégation d'ouvrières se rendait à  la Bourse, nous demandant d'intervenir pour exiger le respect des accords locaux.

Après le départ de De Gaulle, ce fut le "vivre et laisser vivre" de Pompidou, avec un zeste de "société nouvelle" chère à  Chaban Delmas, accompagné de J. Delors, début de la modernité. Giscard arriva à  la présidence avec le "changement dans la continuité. S'agissait-il de prendre le métro en chandail, de déjeuner une fois par mois (avec caméra) dans un ménage modeste, de continuer un mai particulier ? Se faisant repérer dans Paris à  l'aube, lors d'un accident, en charmante compagnie, d'approuver au nom de l'esprit républicain le sacre du généreux mais bref empereur Bokassa, le tout sur un air d'accordéon ! Il y eut ensuite le "changeons la vie" de François Mitterrand, évaporé en 83 dans une variante du "changement dans la continuité", puis ses suites dans l'alternance, pour que rien ne change sur le fond, dans l'esprit de Maastricht suivi de la "fracture sociale" de Chirac, vite oubliée... Quant à  notre nouveau président, son conte de fée personnel, largement répercuté dans les médias, face à  un pays dans le doute, individualisé, risque de mal finir.

Quarante après, est-ce la fin des utopies, de l'espoir ?

"Transformer le monde, a dit Marx
Changer la vie, a dit Rimbaud,
Ces deux mots d'ordre, pour nous,
N'en font qu'un."
André Breton