Une jeune femme, infirmière, décrit ses nuits aux Urgences; celle-là  son job dans la communication (son profil indique qu'elle rêve de devenir pirate); celui-ci invite à  lire son expérience "déshumanisante" de la grande distribution... Il y a aussi 39 mois de cabane, dans lequel une étudiante en Lettres restitue le témoignage de son cousin. Arrêté une première fois dans un "bled paumé" de la région stéphanoise, il aura, à  24 ans, passé 39 mois en prison, purgeant ses peines dans sept établissements différents, de La Talaudière à  Villefranche, en passant par Riom, Lyon...

Nous sommes sur le site internet de "Raconter la vie", qui invite  "chacun à  partager une facette de son existence, à  échanger avec ceux avec lesquels il forme une communauté d'expérience, et à  écouter ceux dont il est éloigné, dans un but de connaissance mutuelle".

De nombreux textes peuvent y être lus gratuitement. Peu de ces récits pour l'heure concernent le monde rural et le travail dans l'agro-alimentaire, déplore le sociologue Pierre Rosanvallon, invité vendredi de la Fête du Livre de Saint-Etienne. Par ailleurs, reconnaît-il, "50 % des récits offrent peu de connaissance sociale".

Son essai Le Parlement des invisibles constitue le manifeste de "Raconter la vie", qu'il décrit comme une sorte de laboratoire. C'est le "projet politique et intellectuel  le plus fort", dit-il, qu'il ait jamais mis sur les rails.

" Je suis frappé par le fait que notre démocratie semble piétiner, régresser, explique-t-il. Le langage politique ne mord plus sur la réalité. Il y a une urgence citoyenne, trouver un nouveau langage en partant de la réalité du terrain, pour mettre sur la place publique la vie de la société."  Dans Le Parlement des invisibles, évoquant un besoin de représentation et de déchiffrement, il fait valoir que "la démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires, par le déclin des vies jugées sans relief, par l'absence de reconnaissance des initiatives laissées dans l'ombre..." et qu'il est urgent " de redonner consistance au mot "peuple", en l'appréhendant dans sa vitalité. De montrer qu'il n'existe qu'au pluriel, qu'il ne peut être saisi que dans diversité et sa complexité..."

"Une société opaque est difficile à  gouverner"

"Raconter la vie" se compose donc d'un site internet participatif qui recevrait 200 000 visiteurs/mois et d'une collection de petits livres choisis, édités chez Seuil. Son ambition est d'essayer de faire connaître au plus grand nombre des situations vécues, des réalités quotidiennes, en explorant les champs du travail et de la vie personnelle. Il s'agirait de rendre plus lisible la société française actuelle dans sa complexité et ainsi participer à  la refondation d'une démocratie aujourd'hui dangereusement fragilisée.

" Je suis aussi historien, notamment du XIXe siècle, poursuit-il a l'attention de son auditoire stéphanois. J'ai mesuré que deux choses ne peuvent être séparées: la conquête des droits et une meilleure connaissance les uns des autres. Car la démocratie n'est pas faite que d'élections. C'est une forme de société. Sans connaissance les uns des autres, ce sont les fantasmes et les stéréotypes qui vont régner."

C'est au XIXe siècle qu'ont fleuri les journaux proposant à  la lecture des enquêtes sur la condition ouvrière, que les poètes ouvriers ont donné de la voix et qu'ont émergé des publications décryptant la nouvelle société, l'explorant sous toutes les coutures. C'est le siècle des Français peints par eux-mêmes, des enquêtes sociales, de Balzac, Zola, Flaubert, en Angleterre, de Henry Mayhew... "Raconter la vie" prolonge à  sa manière cette préoccupation (poursuivie sous différentes formes aux siècles suivants, du Writers Project, James Agee... aux USA jusqu'au Quai d'Ouistreham d'Aubenas): faire sortir le monde social de l'invisibilité.

C'est pourquoi "il est important de décrire les nouvelles conditions sociales, les nouveaux lieux de travail, des réalités au delà  des statistiques". Il évoque les entrepôts logistiques, les chauffeurs-livreurs, l'université, qui n'est pas faite que de profs et d'étudiants, le travail au quotidien tout aussi invisible de personnes qui pourtant n'en sont pas vraiment elles, des invisibles, comme Sébastien Balibar, un physicien, membre de l'Académie des sciences. Son témoignage a été publié dans la collection, comme La juge de 30 ans. " A la sortie de l'Ecole de la Magistrature, la proportion de femmes est de 70%. Savoir ce n'est pas seulement connaître la statistique. Qu'est ce ça veut dire pour une jeune femme d'une trentaine d'années que de représenter la justice ?" Ce qu'il résume par " moins de chiffres, plus de chair".

http://raconterlavie.fr/